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L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller / G. Mar

HE WAR Nous sommes en jeep – moi et quelques autres mercenaires – le long d’une rivière équatoriale boueuse au débit rapide à la limite de la crue – c’est la rivière de la vie – la Liffey de Finnegans Wake – étrange qu’elle se trouve en Amérique du Sud je me dis – nous roulons très vite – nos fusils à la main serrées contre nos poitrines – mes compères ont le teint jaune des indiens colombiens – nous roulons très vite – il y a plusieurs jeeps – un long convoi – c’est un jeu électronique aux images égalant celles d’un film – c’est le monde tel qu’on le voit en fait – la guerre est un jeu – allons-y franchement – engage-toi dans la marine qu’il disait mon grand-paternel tu verras du pays et des filles – le convoi file à toute allure ne sachant pas où nous allons – ni à quoi cela mène – des tirs de mortier scandent notre avancée – explosion le long de la route et dans la rivière – nombreux geysers de boue – comme des éclats de vie – ou bien des morceaux de celle-ci qu’on voit par intermittence – comme dans des flashs – des épiphanies – nous passons alors sur un pont fait de planches clouées – à huit ans c’était la seconde guerre mondiale ma grand-mère vit une femme passer sur un pont sur ses épaules son jeune fils n’avait plus de tête elle le croyait toujours vivant ne voulant pas admettre que le sang qui lui coulait sur les épaules était celui de son enfant passé le pont des soldats allemands avaient pendus aux arbres une dizaine de moutons égorgés par les pieds comme pour la composition macabre d’un tableau de genre leurs têtes pendaient à moitié détachées du tronc – nous bifurquons après le pont sur la droite – toujours le long de la rivière vers l’amont – nous sommes au service de l’armée de libération – nous sommes les instruments de la révolution prolétarienne – mon grand-paternel fut résistant à l’âge de quinze ans il essuya ses premiers tirs sur le pont de Meuse à Donchery il ne m’en parlait jamais ses copains de bistrot s’en chargeait c’était un fou de guerre il n’avait peur de rien qu’ils disaient lui n’en disait jamais rien et buvait ses canons – tirs d’obus – lumière blanche – nous sommes dans un jeu électronique – tout cela semble très réel – nous changeons de niveau – de continent – et d’époque – Ardennes 2030 – troisième guerre mondiale – notre troupe avance à l’ombre de grands hêtres le long d’une petite rivière – c’est celle de mon enfance – celle qui traverse le paysage dans lequel j’ai grandi – je ne savais pas que son vrai nom était aussi la Liffey – c’est aussi le nom d’un cours d’eau d’Amérique du Sud – nous en remontons le cours – tout notre bataillon est fait de têtes blondes aux yeux clairs – nous devons retourner à sa source – notre blason est un saumon sautant par-dessus une barrière naturelles – le dos cambré – animal de la connaissance des origines dans les mythes irlandais – celui qui remonte le temps – mon grand-paternel ne voulait pas de discours de la part de ces vieux cons d’anciens combattants pour son enterrement quand on est passés devant le monument au mort en direction du crématorium le corbillard ne s’est pas arrêté devant eux ils se tenaient droits pour un dernier salut militaire et contre sa volonté avaient tenus à lui rendre un dernier hommage un de mes cousins leur tendit un doigt au passage – notre bataillon avance dans les feuilles – nos rangers écrasent des fougères – le lierre craque sous nos semelles – un bruit mécanique d’hélicoptères en suspension au-dessus de nous ils nous cherchent et tiennent à nous abattre – nous sommes au Viet Nam – nous sommes dans les Ardennes – le souffle de leurs hélices vient lécher nos têtes – l’haleine des hommes se perd au milieu des branches sous forme de petits nuages blancs – Stop ! – main levée du sergent – regard à gauche le souffle coupé – à droite une coulée de sanglier – leurs empruntes ancrées dans la boue séchée – nous retenons notre souffle – nous avons peur d’être débusqués – le bruit de la rivière à nos flancs – un rayon de soleil vient s’échouer sur sa grève – l’ombre des hélicoptères également – ils risquent à tout moment de nous tirer dessus – l’une des deux seules choses qu’il me raconta à propos de la guerre c’est que quand il se mettait à pleuvoir des obus sur la ville lui partait dans les champs qui bordaient les jardins ouvriers et qu’alors il bouffait le pavot qui s’y trouvait et que pour avoir ce qu’il fallait de la plante comme il me le conseilla pour que ça fasse son effet le mieux c’était de tout bouffer tête feuilles tige et racines compris et qu’alors après ça il contemplait le feu d’artillerie s’abattre sur le paysage en attendant que ça passe il fut celui qui m’enseigna l’impassibilité face aux événements – le sergent tient toujours sa main levée – Ardennes printemps 2030 – toujours le bruit des hélicoptères – feuilles des arbres et du sol agitées en tous sens – branches se tordant sur elles-mêmes – corps recourbés – nerfs et muscles qui s’enroulent de trouille autour des fougères – souffle court retenu – visages peints en noir – maquillage dégoulinant avec la sueur – doigts crispés sur les gâchettes – souffle des hélices venant lécher l’écorce des doigts – moteurs de feu – nous sommes dans un jeu électronique – les machines à sentir et tuer les hommes dansent de droite à gauche au-dessus de notre bataillon immobile – vol de papillons d’acier voraces tueurs d’hommes au-dessus de nos têtes ou plutôt ce sont des libellules armées de mitrailleuses et de boules de feu – nous sommes bloqués au même niveau de jeu piégés là pour un bon bout de temps –  je revois mon arrière-grand-mère passer durant la première guerre mondiale alors qu’elle était enfant trois jours dans une cave sans vivres ni lumière la maison de ses parents écroulée au-dessus de la tête elle et son cheval mort sous l’éclat des mêmes bombes et le corps déchiqueté de trois déserteurs qui jouaient alors aux cartes dans le grenier dont on ne retrouva jamais que quelques membres éparpillés à plus d’un kilomètre de là – le bruit de la rivière –  le vent vrombissant des hélices – notre sang invisible sous nos treillis ne demande qu’à jaillir sous l’effet des balles pour faire ses libations à l’humus chaud qui borde la rivière – nous attendons que la mort nous délivre de notre situation l’index crispé sur le chien des gâchettes – l’œil des mitrailleuses au-dessus de nous guette le moindre de nos mouvements – visage congestionné du sergent – l’angoisse se fait pressante – une pluie se met à perler en surface de nos treillis pour nous rendre transparents – peu à peu nous disparaissons – nous nous fondons à l’eau de la rivière enveloppant de nos corps dilués quelques cailloux posés sur un lit de sable et d’argile – la fatigue et l’eau recouvrent nos carcasses – tout ce qu’il reste de traces de nous tient là dans quelques os – nos casques ne sont plus que des cailloux posés sur des squelettes dans l’attente qu’ils redeviennent poussière – nous sommes devenus un bataillon de morts au service de l’armée des ombres – Stop ! – main levée du sergent squelette – on ne peut laisser nos carcasses visibles en surface de la terre – il faut effacer toute trace de nous pour réellement disparaître – radio de nouveau branchée – fusils serrés sur nos poitrines sans chair avec moins de crispation – lampes torches éteintes – nous sommes dans un jeu électronique –  ressuscités d’entre les morts –reprise du mouvement – nous remontons la rivière comme on remonte le temps en portant nos croix – Ardennes 1944 – autour de la rivière et au-dessus des arbres des soleils blancs jaillissent dans l’axe des canons poster en amont sur le plateau – sol maintenant recouvert de neige tremblant à chaque détonation – dans l’air des traces comme le font les moteurs à hélice des avions – lignes de vapeur tordues et balayées par le vent – de plus en plus de détonations – les pins qui s’effondrent à nos flancs – la neige craque sous nos semelles – nous longeons la rivière – Stop ! – le sergent nous fait signe de faire une pause –il vient de nous éviter la mort – un obus éclate à quelques centaines de mètres de nous – de nombreux éclats de terre viennent mourir à nos semelles – le mouvement reprend –  nous remontons la rivière comme on remonte le temps en portant nos croix – vers Berlin – cette fois nous savons où nous allons – à dix-huit ans mon grand-paternel traversa le Rhin avec un bataillon formé de types issus de la résistance dans le sillage des colonnes blindées du Général Paton et la deuxième des seules choses qu’il me dit jamais sur ce qu’il vécut pendant la guerre après s’être descendu une bouteille de goutte c’est que quand on voit ce qu’ont fait les types avec lesquels on s’est battu aux Allemands après qu’on ait traversé la frontière toutes ces saloperies sans nom on se demande seulement pourquoi on s’est battu avec une larme à l’œil dans laquelle je crus voir reflétés des exécutions sommaires et des viols – Stop ! – main baissée du sergent nous indiquant de mettre cette fois ventre à terre – le bruit d’une colonne de chars argentés se mélange à celui du vent dans les arbres – la neige s’agglutine sur nos épaules – main du sergent battant les flocons de neige vers l’avant – il faut maintenant traverser la rivière – l’eau encercle nos chevilles puis le milieu de nos cuisses – cuire de nos chaussures devenu plus souple –  nous nous enfonçons en elle – nous en remontons le cours – source inépuisable du temps qu’on reçoit en baptême – nous plonger en elle telles des Lorelei – hommes de l’onde born again – nymphes masculines portant le costume kaki des morts-vivants – de longues algues filasses et dures comme des genêts s’enroulent autour de nos jambes pour nous retenir et nous tirer à elles comme si elle furent des Sirènes – nous résistons et traînons nos jambes lourdes à travers elles – les semelles glissent sur des pierres instables – le bois des crosses frappe la surface de l’eau – les chevilles se tordent entres deux cailloux – le souffle se fait plus pénible – la chair comme congelée – les articulations de moins en moins souples – le cri d’un des nôtres derrière nous nous fait craindre le pire – le pire n’est ni derrière ni devant mais tout autour de nous – bruit soudain ravageur de mitrailles suivit du cri des nôtres perçu avec le même lapse de temps que celui du tonnerre après qu’on en ait vu la lumière – les balles pleuvent en tous sens et je suis au milieu – l’eau de la Liffey clapote de toute sa surface comme sous une pluie de crapauds – les corps tombent – certains d’entre nous plongent pour se cacher sous la surface et n’en reviennent jamais – je les vois avec leur bouche ouverte et leurs dents – comme je vois l’eau prendre par nappes épaisses la couleur du cassis puis se diluer en des tons plus proches de celui des groseilles à mesure du courant – la chaleur de nos corps fumants et celui du sang des morts fait fondre la neige  en bord de la rivière – sur ses berges des épilobes se mettent à fleurir – c’est le printemps – les survivants dont je suis se mettent à courir – on croit sortir de la rivière quand on ne sort de fait que d’une énorme tranchée – c’est la fuite en avant et la chute des corps inlassablement – beaucoup de ceux qui restent tombent pour de bon – Meuse 1917 – paysage de boue retournée mille fois par une pluie continue d’obus – barbelés dessinant de futiles frontières – nous portons maintenant des uniformes couleur horizon et des casquettes – nos fusils sont montés de  baïonnettes – lignes télégraphiques pantelantes sur fond de ciel couleur boue – tapis bas des nuages qui recouvrent tout – à quinze ans l’un de mes arrière-grands-pères chargeait près de Verdun le corps de ceux qui étaient tombés dans les tranchées dans de grands camions près de la ligne de front il entendait le bruit qui fut le cri de notre vieux siècle à obus puis les déchargeait à quelques dizaines de kilomètres de là dans de grands charniers pour toucher quelques ronds et les recouvrir de croix – généalogie engluée dans la guerre comme dans la boue du siècle – l’histoire familiale est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller… le bruit des chars se mélange à celui du vent avant qu’ils ne se perdent dans une brume épaisse et tout ce qui était jusqu’ici visible du monde n’est plus qu’une masse gris-blanche. Game Over. Le jeu est terminé. Je regarde mon score. J’ai bien dû réussir à ressusciter quelques ancêtres. J’augmenterai mon score la prochaine fois. Il m’en reste bien une dizaine à exhumer de la fange des siècles. Sur un écran d’ordinateur mes compères indiens de Colombie se grillent des Camelles couchés dans l’herbe aux pieds de nos jeeps. Ils se racontent leur vie. L’un d’eux me tend un paquet mou après en avoir fait sauter une clope d’un coup de pouce sec et franc. Je l’attrape par le filtre et la porte à mes lèvres. Elle a une odeur de tourbe sèche. Je repense à l’eau noire de la Liffey auquel celle-ci donne sa couleur depuis les Wicklow Mountains en amont où j’imagine que j’ai dû passer mon enfance. Il est l’heure de remonter dans nos caisses. Les moteurs grondent. Le convoi est immense. Nous voici de nouveau à rouler le long de cette rivière boueuse au débit rapide à la limite de la crue – la vie continue. WE WAR. Nous allons faire la guerre.
G. Mar
L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller / 2012
http://lapartdumythe.blogspot.fr/
A lire également : les Envahisseurs
Photo : William S. Burroughs, The Curse of Bast, 1987
L'histoire est un cauchemar dont j'essaie de m'éveiller / G. Mar dans Anarchies William-S.-Burroughs-The-Curse-of-Bast-1987

La part sombre / G. Mar

Parce qu’il n’y a peut-être pas d’écriture, et pas seulement celle qui travaille le monde-qui-va comme pour te l’envoyer foutre par en bas, sans un certain rapport au cruor qui appartient à l’enfance, cette cruauté du jeu – de l’activité fictionnante – qui fait fi et feu du monde tel qu’il est tel qu’on le veut pour nous, nous céderons ici aux tentations du je dans une minute biographique, gardant en tête que tout cela n’aura peut-être jamais été vécu avant d’avoir été écrit.
Cela se passe donc à cet âge où l’on commence à prendre la mesure du monde, celui qui n’est plus celui de l’enfance justement, dans son inattention systématique à tout ce qui l’entoure, bien à l’écart du principe de réalité, pour plonger dans celui des valeurs en cours portées par le regard des autres – comme on entre en société – forcé tout à coup de jouer un autre jeu que celui auquel on consacrait alors toute notre inconscience. Mais entrons dans les détails, qui sont, comme l’affirme Kerouac, « la vie de l’événement ».
J’ai essuyé, de fait, des condamnations pour des crimes que je n’ai jamais commis, du moins, des crimes qui sur ma propre scène n’en étaient pas et que le jugement, commis par d’autres, ont rendu tels, des crimes soi-disant et tenus pour tels jusqu’à mes yeux finalement. Ces crimes, je ne les voyais pas quand je les aurais commis, on me les a imputés dans un autre temps que celui dans lequel je vivais alors, à mes heures perdues, au point de me retrouver consigné à l’internat (c’était ça ou une seconde exclusion définitive de ce second collège et on a même suggéré pour moi l’idée des Jésuites). Je me trouvai ainsi confiné dans un certain espace réservé, une chambre après incrimination sans inscription sur les registres à comparaître de nouveau. Une sorte d’assassin inconscient, voilà donc ce que j’étais, au sortir de l’enfance, et on me l’apprît en m’imputant mes fautes. J’avais péché (j’étais alors dans un établissement catholique après qu’on m’ait renvoyé du public). Je brûlerais donc mon enfer jusqu’à consomption des cendres dans ma petite chambre privée, elle-même ciselée dans un établissement privé, doublement privé du dehors par emboîtement des espaces à la manière de poupées russes, à ne pouvoir qu’envier les corbeaux dehors, du haut de ma petite fenêtre, bien sombres et lugubres avec leurs nids dans les marronniers du parc pour lesquels ils passaient leur temps à se battre. J’appris tout ce temps à les aimer du regard, dans le silence des yeux, le goût de leurs plumes virtuellement tenu au bout de ma langue pincée entre les dents jusqu’au sang pour contenir mon espèce de rage. J’étais le seul surtout à avoir ma fenêtre. Le mieux loti des damnés de l’établissement au bout du compte. On m’avait, ce qui m’arrangeait n’aimant pas la compagnie des autres à cet âge, refusé le dortoir de peur que je les contamine avec mes discours, car je me défendais par des sortes de discours à n’y être pour rien dans toute cette affaire (je me tenais en-deçà de leurs jugements, prêt à des sortes de bonds dont les bêtes sauvages seules sont capables). J’avais ainsi mon espace tenu à l’écart des autres branleurs pour entretenir mon feu, ma chambre en propre, et on m’arrachait à mon pieux de force à coup de lattes chaque fois que je m’entêtais à ne pas entendre la sonnerie qui faisait trembler l’établissement jusque dans ses fondations – et je ne l’entendais pas en vrai, pour cela aussi on ne me croyait pas et m’accusait de mensonges : je rêvais en fait chaque fois sirènes de pompiers et feu sur toute la ville, un bruit en appelant un autre et d’autres images à sa traîne, bien destructrices et tout (et écrire des romans n’est peut-être que cela). Le monde qu’on me voulait en m’arrachant à mes nuits n’existait pas, ou plus, dans ces instants j’étais à d’autres guerres que celles qu’on mène de jour. Et qu’on ne me fasse pas chier surtout !
G. Mar
La part sombre / 2012
Extrait du texte publié sur D-Fiction
La part sombre / G. Mar dans Anarchies deep-blue

Commune hantise / G. Mar

Nous ne voulions pas, dans ce feuilleton, de billet appartenant vaguement à la catégorie essai littéraire. C’était sans compter sur l’imprévu des rencontres, leurs effets d’impertinence et leur événementialité propre dérogeant à toute mise en projet définitive du travail d’écriture. Son anarchisation en quelque sorte, par la mise à mal de toute téléologie stricte à laquelle répondrait le travail de composition dans la réalisation forcenée d’une idée claire et distincte. Très platonicienne idée de la création.
Effet Larsen produit par une lecture matinale donc, et ici, la préface de Jean-Jacques Aubert au Portrait de l’artiste en jeune homme…
… où l’on apprit que les Epiphanies, considérées comme des « blocs de matière personnelle » : proses courtes, récits de rêves, évocations poétiques « surgissant d’un autre lieu » et s’imposant à l’auteur comme tombées du ciel, constituaient pour Joyce des textes écrits sous la dictée d’une autre voix par une autre « main », fantomatique, précurseur sombre des mots s’étalant sur la page comme autant de désordres qui ne sont rien que « le brouillage des repères d’espace et de temps », l’anarchisation ponctuelle du réel par leurs intrusions fulgurantes et leur imprévisibilité notoire…
– et les Illuminations ne sont rien d’autre que cela –
… épiphanies qui (nous nous sommes mis à rêver tandis que nous lisions), mises bout à bout formeraient un patchwork, parfaitement étranger à la forme du récit, dans une coagulation de textes de factures et de tonalités divergentes par laquelle se manifesterait, dans un composum faisant artificiellement bloc sous l’unité d’un titre, la dissolution d’un moi – démembré par la diversité des voix qui le traversent comme pour le disséminer dans le rectangle des pages… et le recomposer, une fois l’œuvre achevée et cousue d’une seule masse, bien mort-vivant, damné par sa main et les lignes de fuite qu’elle lui aura tracées et qui l’emportent, lui, bien au-delà de lui-même et de sa maîtrise sur le cours des choses (ponctuation y comprise). Mort à lui-même comme au monde qui l’entoure le temps que durent ces emportements. Impuissance face à l’évènement qu’est la voix non voulue, machinalement relayée par la main. Damnation qui est tout son salut d’écrivain…
« Je me trouvais mûr pour [la mort] le trépas et ma faiblesse me tiraient jusqu’aux confins du monde et de la vie, [où le tourbillon] dans la Cimmérie noire, patrie des morts, où un grand… a pris une route de dangers laissé presque toute [illisible] [aux] chez une sur emb… tion épouvantes. » Brouillons d’Une saison en enfer.
… assemblage discontinu de pièces diverses donc – telles des notes inscrites sans aucune partition, guidées par des logiques imprévues faisant rouler celui qui s’y adonne en abîmes et perdition.
Les Épiphanies, nous rappelle Aubert, constituent en outre la « recherche d’une écriture disparue », « enfouie », fantomatique comme il a été dit mais bien réelle à laquelle il s’agirait de redonner la parole et, par cela, la vie. Magie propre aux capacités christiques de résurrection [Lazare, etc.], brouillant pour nous la limite qui sépare le monde des morts de celui des vivants et place l’écriture dans cette aire d’indécision perpétuelle. Non tant pour conjurer la mort, comme pour s’en défaire et l’envoyer foutre, que pour lui faire droit, en toute chose présente, et l’insérer dans le monde des vivants comme son revers actif faisant glisser toutes nos assurances en vanités.
Ecriture fantôme avec laquelle l’écrivain aurait donc affaire et avec laquelle il lui faudrait chaque fois négocier, dans son travail de composition, d’ordonnancement et de mise en forme. Soit (croyons-nous comprendre) : donner un corps, dans l’œuvre, à l’écriture fantomatique qui la précède et se révèle à l’état de brouillons, « tâche qui implique un travail, une transformation des données de l’écriture […] sa remise en jeu dans l’illisible de la lettre », pour rendre cette illisibilité patente, tangible, dans le texte informé. Rimbaud disait approximativement : si ce que je ramène de là-bas a forme, je donne de la forme, si c’est informe, je donne de l’informe. Ce n’est pas de ma faute si le cuivre s’éveille clairon, etc. Et aussi : je donne le premier coup d’archet et la symphonie surgit toute entière. Comme par revers soi. Sachant qu’en cette occurrence « je » désigne un autre… Et ne pensons pas à l’Esprit du Père s’incarnant dans l’écrivant comme il le fit dans son historique rejeton, même si le principe est allégoriquement le même : faire venir la voix – multiple – dans le corps du texte.
Commune hantise à ces deux têtes donc : celle d’un espace autre, un là-bas dans lequel se déploierait le temps propre à l’activité d’écriture, son flux dont la plume est l’outil médiumnique et la captation, avant qu’elle ne se fige définitivement dans une forme, celle de l’œuvre achevée, tombeau du verbe en sa verbalité héraclitéenne d’où celle-ci proviendrait comme d’une origine inassignable au moi en possession de tous ses moyens. Temps païen de l’inspiration, temps des démons visitant les hommes, temps d’une déprise de la conscience et de son pouvoir d’ordonner le visible selon ses catégories. Manière fabuleuse de saisir la chose littéraire soit. Mais qui en dit long.
Le second temps de l’écriture (la composition) consisterait alors à porter le Hors-Temps des épiphanies dans le Temps, l’unique et seul reconnu effectif et valable, comme autant de trouées dans le cours du siècle, sa phénoménalité propre et l’enroulement des horloges qui en scande le tempo. Nuit pénétrant le jour qu’ourlerait l’une à l’autre la main fantôme, et dont l’activité aurait chaque fois pour effet de défaire (temporairement) le Monde-Un qui s’offre à nous dès lors que nous ouvrons les yeux… tel qu’il est, défiant par-là l’harmonique qui le tient tout d’une pièce, dans sa belle unité pythagoricienne, comme dans un « Merde à Dieu ! » par le truchement de son œuvre mise en pièces, concassée, réduite, par l’écriture première, à l’état inchoatif de brouillons.
Le travail de l’écrivain, celui qui signe et porte le Nom, résiderait dès lors tout entier dans ce second temps de l’écriture (deux temps, deux mains, et même : deux voix, deux têtes – individu foncièrement bicéphale chargé de tenir ensemble ses aspirations schizoïdes à n’être plus au monde et pourtant tout juste en son milieu – « ombre d’homme parmi les hommes » comme le dit Stephen Dedalus, ce double avoué de l’écrivain). Il lui faudrait ainsi, croyons nous comprendre à mesure que nous lisons, passées les secousses du désordre par l’intrusion d’une matière imprévue sur laquelle il n’a ni prise ni pouvoir de décision, une fois repris ses esprits et sa maîtrise rétablie : « compter, peser, diviser » (Joyce). Soit transformer l’illisibilité propre aux brouillons en son contraire sans trahir toutefois le désordre dans lequel ceux-ci se donnent, anarchiques dans leur multiplicité, par une mise en forme globale adaptée à leur originel chaos afin que l’autre de l’espace et du temps prenne corps ici-maintenant, dans l’espace du livre et le temps auquel il se livre – qui est celui des affaires. « Ah ! Remonter à la vie ! Jeter les yeux sur nos difformités ». Comme pour en témoigner, dans la composition de l’œuvre jetée en pâture dans le siècle, tout en les trahissant dans la belle forme qu’on attend qu’elle transcrive, pareille au monde dont elle est pourtant la défaite et l’arrachement. Exigence qui est de ce monde-ci, auquel Finnegans Wake portera un coup décisif : produire du lisible, du compréhensible, du partageable universellement… selon les us et les goûts de l’époque.
« La main à plume vaut la main à charrue. – Quel siècle à mains ! Je n’aurai jamais ma main » s’apitoie faussement l’Illustre Merdeux d’Une saison en enfer. Elle est d’un autre temps, croyons-nous donc comprendre, inactuelle – « Je suis réellement d’outre-tombe » – étrangère au siècle, son progrès, sa logique et ses aspirations. Faussement car il l’aura eu, il s’en sera assez vanté, sous ses manières feintes de demander pardon du fond de son enfer, par saccades et intermittence, le temps que dure celui des brouillons tout au moins, eux qui ne se laissent pas compter, ni prévoir, ni prédire, et emportent tout sur leur passage, comme dans un déluge. Et peut-être fusse la même main qui hanta les Épiphanies pour former devant nous, tel est ici finalement notre songe, ce monstre frankensteinien des belles-lettres : James-Arthur-Rimbaud-Joyce, dans notre délire de littérature et l’impertinence avec laquelle celui-là comme celle-ci – promptes à coudre ensemble ce qui se donne comme disparate selon l’espace et le temps… tissent à gros traits des ponts.
G. Mar
Janvier 2012
Publié sur http://d-fiction.fr/
Commune hantise / G. Mar dans Anarchies joyce

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