Archive pour la Catégorie 'Dehors'

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Deleuze, l’univers moléculaire / Jean-Clet Martin

Lorsqu’on promène son regard par la fenêtre, on pourra y apercevoir diverses choses, dans des moments qui ne sont pas forcément continus. D’une fenêtre à l’autre, d’un cadre à l’autre, je peux assez bien articuler les raccords, retrouvant la façade après le battant qui l’avait occultée. Cela se produit de façon ordonnée, successive. Le divers des éléments du réel, on s’y accommode assez bien et les minutes passent, avec leurs lots de rencontres, sans nous déstabiliser pour autant. Je peux faire des liens, établir des causalités, longer des intentions, nouer des projets qui seront finalement assez stables. C’est tout moi, avec des lignes qui se segmentent, mais qui se recollent comme un puzzle fait de pièces assez dures pour tenir ensemble. Cet espace est l’espace grossier du quotidien, les segments ne s’y présentent que pour ouvrir l’intérêt d’un jeu de recomposition que nous aimons tous jouer parce que rien n’y arrive vraiment, aucun danger disons. Deleuze, dans Logique du sens, nous apprend que ce jeu, n’est pas un jeu risqué et par conséquent n’est pas le jeu du réel. On fait semblant de jouer, de trouver les 7 erreurs qui ne sont pas des erreurs mais des oublis. Voici que la philosophie propose sans doute d’autres jeux…
Par exemple Pascal, que Deleuze rencontre dans ses livres sur le cinéma. C’est comme si Pascal était le nom d’un enchaînement qui ne marche plus du tout par segments durs, par images rafistolées. Il y a chez Pascal un jeu terrible, celui du choix. Mais c’est le choix adossé à un grand risque. Pascal nous place devant une alternative que vous connaissez sans doute : soit vous optez pour le néant, soit vous entrez en Dieu. Il y va du Pari. Je parie au moment crucial, terrible, qui décoiffe toutes les assurances. La conséquence du pari, c’est quoi alors ? Ce n’est pas du tout gagner. Au lieu de choisir une vie de néant et de boire un verre pour l’oublier, de mettre du son, de l’ambiance festive qui nous ferait rire du pire, qui nous ferait défier le vide à l’élastique, Pascal choisit Dieu. Mais, à ce moment précis, commence une drôle d’histoire. Il y a Abraham. Dieu lui demande de tuer son fils. Est-il vraiment le gagnant d’un tel choix ? Là, on entre dans le vrai jeu. Le risque, le risque non pas de perdre, mais de se perdre. Alors les gestes ne s’associent plus tranquillement, d’une fenêtre à l’autre. Chaque fenêtre devient profonde comme celles d’Edward Hopper. D’un immeuble à l’autre, on tombe dedans, on a le sentiment de plonger dans l’interstice, à  l’infini. C’est une expérience pas du tout segmentaire,  molaire, avec des ponts. Tout, au contraire, se délite, les atomes de lumière se détournent, se fissurent. On entre dans le moléculaire.
La philosophie commence par une chute hors du divers, hors du divertissement. On sombre, on tombe, on descend d’un cran, dans un dernier mouvement pour se retourner vers le chaos. Le risque ici n’est pas de gagner ou de perdre. On ne perd pas grand-chose dans des jeux pour champions. On ne perd rien dans les jeux savants, ni dans des sondages qui examinent notre degré trivial de culture. Là, on ne peut qu’étaler et s’étaler. Le jeu philosophique, c’est une entreprise tout autre, le grand risque, celui qui descend, qui arpente des plateaux, des surfaces superposées, chaque surface étant un monde. J’ai appelé cela un plurivers, depuis le début, depuis que j’ai commencé à penser avec Deleuze. Deleuze, lui, parle de Mille plateaux pour dire un peu cette chute d’intensité. A chaque degré de votre chute, la règle change, un autre plateau se déploie. Alice apparaît comme l’initiatrice d’un tel jeu. Elle n’est pas seulement de l’autre côté, mais du même côté quand les règles ne cessent de muter et que, à chaque donne, tout se modifie. On comprend alors que nous ne sommes pas dans le monde du divers, avec des lapins et des rats différents, avec des espèces et des genres. C’est autre chose que le divers. C’est autre chose que ce que nous pouvons bien agencer dans des lignes dont la segmentarité serait assez composite pour produire des morceaux qui se recollent. Aussi ne s’agit-il plus de compter le nombre de dimensions. Nous sommes toujours trop dans un divers divertissant, bien à l’aise, placés dans un espace de restauration des unités et des ensembles. Mais lire Deleuze, c’est une aventure très nouvelle. Avec lui, nous avons pris plutôt un ascenseur qui traverse des couches non-raccommodables, un accélérateur de particules qui nous envoie dans une paysage désaccordé, avec des images qui ne collent plus l’une avec l’autre, des images qui demandent du temps pour passer de l’une à l’autre, une durée, parce qu’elles changent vraiment, que tout change de manière déjà moléculaire.
Moléculaire veut dire que l’association entre éléments produit des niveaux d’organisation méconnaissables, des strates hautement perturbées. Moléculaire veut dire encore que si vous associez de l’oxygène et de l’hydrogène vous entrez dans un réel qui vous noie, en pleine mer, liquide. Un autre monde virulent, virtuellement dangereux, plus étrange que celui des molécules dont vous étiez partis : un autre univers que celui du gaz, un univers qui coule, qui glisse, qui produit des vagues, des turbulences, des tempêtes, des marées dévastatrices, des trombes dont le poids écrase le rivage par des tonnes que vous n’aviez pas dans l’hydrogène qui s’envole, dans l’oxygène qui se volatilise. Bon, il faut donc un peu sombrer, tomber selon une chute qui nous fait passer par des niveaux dissemblables. C’est seulement à cette condition qu’on va pouvoir parler de réalité, pressentant toutes les virtualités qu’elle contient à chaque pas. Alors le jeu devient un jeu réel. Et, au lieu de parler de multiples, de diversité, il faudrait enfin pouvoir parler de multiplicités.
Une multiplicité, c’est une forme de réalité dont le jeu n’est jamais pareil. Vous passez d’une strate, par exemple celle de l’hydrogène, à une autre strate, celle de l’eau. Et d’une strate à l’autre les règles ont changé, les lois ont bifurqué. Alors tout se corse, et on ne sait plus, il faut expérimenter, une multiplicité ne pouvant se juger, s’évaluer à l’avance. Voici que l’empirisme devient radical. On passe d’un espace électromagnétique à un espace gravifique ou peut-être nucléaire. Les lignes de segmentarité deviennent élastiques, souples, étranges. Elles se découpent avec d’autres effets que ceux des causes. Il en va comme d’un mille-feuille avec sur chaque feuillet une nouvelle réalité. D’un plan à l’autre, on saute un ravin, on expérimente une durée, une descente, des ralentis, des accélérations qui changent tout dans ce qu’on pensait rencontrer. Dans l’un des univers Achille dépasse la tortue, dans un autre il se fait rattraper par elle, pèsera des tonnes quand la tortue sait se débrouiller avec la gravité, avec le poids de sa carapace, avec la lenteur habituelle de son corps, sûre d’elle quand tout devient intolérable pour des êtres habitués de courir et sauter. Dans Différence et Répétition, Deleuze fait la tortue et nous apprend le pli extraordinaire de sa tête, de son os qui devient une carapace. On devient un animal, on entre dans un autre royaume, une anarchie couronnée.
Deleuze, pour toutes ces raisons est le philosophe des multiplicités. Il est le seul philosophe à avoir thématisé cette notion, à avoir traversé des multiplicités quand les autres parlent du multiple, de « l’un et du multiple ». Parce qu’on peut confondre. On peut toujours collectionner des clefs multiples dans un seul tableau et en faire un bel ensemble. Mais ce n’est pas cela une multiplicité. Pour affronter une multiplicité, il faut réaliser un saut, une chute, descendre en enfer, éplucher des mondes dont aucun n’obéit aux mêmes répartitions. C’est ce que Deleuze nomme variations et c’était le sujet même de mon livre sur lui. La philosophie est une création par variations. Elle passe comme le danseur de Minnelli par des décors qui ne sont pas les mêmes, par des scènes qui ne peuvent s’associer mais dont chacune ne peut que basculer, basculer dans la suivante selon une division, une rupture dans l’image qui prend du temps, fût-il absolument bref. Deleuze, la pensée de Deleuze, passe par des expériences, des variétés qui ne se divisent pas sans changer à chaque cran, à chaque étape. Aussi ne s’agit-il plus de compter, de nombrer les dimensions. Au contraire, une dimension ne se construit qu’en ôtant l’unité, pratiquée plutôt à n-1. Et sans cette unité du multiple, on risque tout. On risque de perdre à chaque porte, à chaque seuil, avec les règles qu’on utilisait pour s’y déplacer. Le pari n’est plus seulement en début de partie, mais à chaque tirage, à chaque section qu’on emprunte.
Tout le reste n’est que vocabulaire et nomenclature qui n’a rien à voir avec de la philosophie. Se dire « réaliste » ou « phénoméniste » ou encore « nouveau réaliste », « nouveau philosophe », c’est se payer de mots. Le réalisme de Deleuze n’est pas dans telle chose, dans tel objet que je peux ramasser et m’approprier par paquets. Il commence quand l’objet que je croyais connaître se délite, comme un morceau de sucre qui va fondre et me faire entrer dans un niveau terrible, entrer dans la composition du corps, avec des pics de diabète qui confinent à l’évanouissement. C’est très spinoziste comme art d’agencer, comme agencement. Deleuze ne s’intéresse pas aux classements, aux classifications. S’il considère un ensemble, c’est toujours pour en créer la transformation. Il procède par « groupes de transformation » et non par des nombres, ni par des comptes d’éléments. Parler d’universalité ou de particularité pour nombrer les choses, ce n’est qu’un jeu de peu d’intérêt. Deleuze veut des singularités. Comme c’est singulier, tel moment étrange, telle image bizarre, tel mouvement aberrant ! Deleuze veut du singulier, des singularités qui ne sont pas des individus, ni des parties, ni mêmes des éléments, mais des coupes, des segmentations, des lignes et des événements. Au lieu d’aller d’un point à un autre, on change de ligne. Chacun de ses livres compose des lignes de vie et des lignes de mort, des lignes de petites filles avec des lignes de vieillards, des lignes souples avec des dures. Ce n’est pas la même chose qu’assembler des points. Là, on travaillera plutôt avec des vitesses qui chutent, des courbures qui enflent, des zigzags qui vont dans des sens inattendus, des plis qui vont à l’infini. On ne peut lire Deleuze sans affronter ces devenirs, ces mutations. Ainsi toute philosophie est une expérience, les autres façons de penser n’intéressant jamais Deleuze. Tout est dans la chute quand s’ouvre un nouveau cran d’intensité, un nouveau degré de réalité pour lequel je suis toujours un étranger, différent dans le retour de tel ou tel plan.
Je profite de ce mouvement de chute pour dire contre les ânes sans humour que Deleuze n’a jamais fait l’apologie de l’individu, du jouisseur, de celui qui tient à son petit monde, qui tire les ficelles de son égoïsme, ne songeant qu’à soi, à ses petits plaisirs, à filer le coton de sa gloire. Il est plutôt celui qui porte le moi dans sa fêlure, celui qui se dépeuple hors de tout individualisme, qui fuit d’un mouvement d’horreur tous les individualistes pour devenir impersonnel, pour éprouver des dimensions qui sont pré-individuelles. C’est là même le début de sa philosophie sur Hume, quand l’individu ne suffit plus à imposer ses règles au soleil dont les lois ne sont pas du tout celles du vouloir : un mouvement physique, une cinétique paradoxale qui pourrait  bien cesser de se reproduire demain. Un astre qui, au lieu de se lever le lendemain, ne pourra que décevoir nos attentes. Cela se nomme empirisme, empirisme et subjectivité. Dès lors, le moi n’est plus une substance, mais succombe au principe d’incertitude, se risquant à un jeu qui appelle de nouvelles figures, de nouvelles postures pour arpenter des paysages inconnus.
Jean-Clet Martin
Deleuze, l’univers moléculaire / 2015
Publié le 18 janvier 2015 sur le blog Les Invités de Mediapart
http://blogs.mediapart.fr/edition/gilles-deleuze-aujourdhui/article/180115/jean-clet-martin-deleuze-lunivers-moleculaire

À lire : Ariane s’est pendue / Michel Foucault sur Gilles Deleuze, Différence et répétition

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Les hérétiques de la sensation / revues Chimères et l’Unebévue / samedi 22 novembre / salle de l’Ageca, Paris

« C’est l’érotisme qui va changer, érotisme devenu électrique, fluide, qui n’aura plus rien des complaisances de la nature libidineuse. Une autre et suprême force l’a attrapé. [...] Il devient difficile de retrouver l’amour dans sa naïveté. Serait-ce pour cette raison vaguement soupçonnée, que d’instinct une certaine unanimité se fait contre les habitués de la drogue. Pour une fois d’accord, amoureux comme puritains, jeunes et vieux, hommes et femmes, ouvriers et bourgeois se sentent spontanément de l’humeur, de l’hostilité, de l’indignation dès qu’il est question de ces scandaleux hérétiques de la sensation. »
Henri Michaux
L’Infini turbulent – « Le problème d’Éros » / 1957

« Toutes les drogues concernent d’abord les vitesses, et les modifications de vitesse.
Nous disons que les problèmes de drogue ne peuvent être saisis qu’au niveau où le désir investit directement la perception, et où la perception devient moléculaire, en même temps que l’imperceptible devient perçu. La drogue apparaît alors comme l’agent de ce devenir. C’est là qu’il y aurait une pharmaco-analyse, qu’il faudrait à la fois comparer et opposer à la psychanalyse. Car, de la psychanalyse, il y a lieu de faire à la fois un modèle, un opposé, et une trahison. [...] l’inconscient est à faire, non pas à retrouver. Il n’y a plus une machine duelle conscience-inconscient, parce que l’inconscient est, ou plutôt est produit, là où va la conscience emportée par le plan. La drogue donne à la conscience l’immanence et le plan que la psychanalyse n’a cessé de rater.
Comment la causalité immanente du désir, moléculaire et perceptive, échoue dans l’agencement-drogue. Les drogués ne cessent de retomber dans ce qu’ils voulaient fuir, une segmentarité plus dure à force d’être marginale, une territorialisation d’autant plus artificielle qu’elle se fait sur des substances chimiques, des formes hallucinatoire et des subjectivations fantasmatiques. Les dorgués peuvent être considérés comme des précurseurs ou des expérimentateurs qui retracent inlassablement un nouveau chemin de vie. (…) Le tort des drogués serait-il chaque fois de repartir à zéro, soit pour prendre de la drogue, soit pour l’abandonner, alors qu’il faudrait prendre un relais, partir « au milieu », bifurquer au milieu ? »
Deleuze-Guattari
Mille plateaux / extraits du Plateau 10 / 1980

Texte à télécharger : fichier pdf Deleuze Guattari Journée Chimères-Unebévue

ou à lire sur le Silence qui parle ICI

« Je ne vois pas que démocratiser l’enseignement de la psychanalyse pose d’autre problème que celui de la définition de notre démocratie.
Matérialisons [les effets de la science] sous la forme des divers produits qui vont des tranquillisants jusqu’aux hallucinogènes. Cela complique singulièrement le problème de ce qu’on a jusque-là qualifié d’une manière purement policière de toxicomanie. Du point de vue de la jouissance, qu’est-ce qu’un usage ordonné de ce qu’on appelle plus ou moins proprement des toxiques, peut avoir de répréhensible, sauf si le médecin entre franchement dans ce qui est la deuxième dimension caractéristique de sa présence au monde, à savoir la dimension éthique. Ces remarques qui peuvent sembler banales ont tout de même l’intérêt de démontrer que la dimension éthique est celle qui s’étend dans la direction de la jouissance.
Ce que j’appelle jouissance au sens où le corps s’éprouve, est toujours de l’ordre de la tension, du forçage, de la dépense, voire de l’exploit. Il y a incontestablement jouissance au niveau où commence d’apparaître la douleur, et nous savons que c’est seulement à ce niveau de la douleur que peut s’éprouver toute une dimension de l’organisme qui autrement reste voilée. »
Jacques Lacan
Place de la psychanalyse dans la médecine / (extraits) / 1966

Texte à télécharger : fichier pdf lacan Journée Chimères-Unebévue

Nous visionnerons un film en commun, le matin, et nous en débattrons ensemble jusqu’à 12h30.
Nous reprendrons à 14h30, avec des interventions d’Anne Coppel et Mayette Viltard.
Les discussions sont prévues jusqu’à 18h.

Revues Chimères et l’Unebévue
Les Hérétiques de la sensation / 2014

Samedi 22 novembre 2014 – de 9h à 18h
Salle de l’Ageca, 177 rue de Charonne – Paris 11°
PAF 20 euros, tarif réduit 10 euros

Télécharger le flyer : fichier pdf Les hérétiques de la sensation-1

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Démocratie radicale / Judith Butler / Chimères n°83 Devenirs révolutionnaires

Jean-Philippe Cazier L’œuvre de Marx est indissociable de l’idée de révolution. Dans vos textes, l’idée de révolution semble avoir disparu, disparition qui se constate d’ailleurs dans la plupart des pensées critiques actuelles. Dans votre cas, la relativisation de cette idée ne s’accompagne pas d’une résignation à l’ordre néolibéral et hétérosexiste, car est maintenue une critique des dominations ainsi que la volonté de produire des mutations positives par rapport à celles-ci. Quelles perspectives théoriques et pratiques vous semblent aujourd’hui intéressantes pour une subversion réelle ?

Judith Butler Je ne suis pas opposée à la « révolution » et dans beaucoup de cas je revendique les révolutions. Mais ce qui me semble problématique est l’idée qu’il y aurait seulement deux possibilités formant une alternative : la révolution ou la résignation au statu quo. Je pense que cette logique binaire est paralysante politiquement et qu’on doit être capable de penser des transformations politiques signifiantes qui ne « se soumettent » pas toujours à l’idéal révolutionnaire. Je ne considère pas le « réformisme » comme une bonne alternative mais, encore une fois, on peut voir facilement les cas où la seule alternative à la révolution que l’on conçoive est une « complicité » avec d’abominables régimes du pouvoir. Je pense qu’il faut parfois travailler avec et contre des formes de pouvoir dont nous souhaiterions la disparition, mais seulement parce que j’essaie, comme beaucoup d’autres, de trouver des alternatives aux formes de paralysie politique. Par exemple, j’ai constaté que ceux qui jettent l’opprobre sur toutes les formes de militantisme sauf sur celles qui sont placées sous le signe de la révolution ont tendance à adopter une distance cynique vis-à-vis des mouvements populaires, en affirmant qu’il vaut mieux rester critique et distant que s’engager dans des mouvements dont les objectifs ne sont pas suffisamment révolutionnaires. Mon point de vue est que certains mouvements – je pense ici à Occupy, à Gezi Park, à Puerta del Sol, et aux soulèvements des favelas brésiliennes – exposent et s’opposent à des formes de mises à l’écart économiques et demandent une restructuration radicale des relations économiques. Mais très souvent les « radicaux » ne jugent pas utile le recours au langage de la « révolution », chargé d’une certaine histoire, associé à des partis établis, et leur lutte populaire cherche à articuler la création de nouvelles formes de collectifs et la transformation politique. Aussi, dans ces cas, il ne s’agit pas de savoir si on est dans la révolution ou dans la résignation, ce qui reste une opposition binaire conceptuellement pauvre. Il s’agit plutôt de concevoir de nouvelles modalités pour des luttes populaires qui permettent l’expansion de formes de solidarité démocratique qui s’opposent à l’exploitation, à la marginalisation, à la dépossession et à la suspension et l’abrogation des principes de base de la citoyenneté.

Votre travail, dès Trouble dans le genre, inclut un déplacement des points de vue qui accompagnent la question du pouvoir et celle des dominations. Vous abordez ces questions en prenant comme objets les normes et l’identité et vous centrez vos analyses du pouvoir et des processus de domination sur une analyse critique des normes et de l’identité. La question du rapport entre le pouvoir, les normes et les identités, a été développée par Foucault mais vous la posez d’une façon nouvelle. Qu’est-ce que la mise en rapport du pouvoir avec les normes et les identités apporte pour la compréhension du pouvoir et des processus de domination qu’il induit ? Qu’est-ce que cela implique comme possibilités de mutation ou de subversion ?

Je suis probablement en désaccord avec Foucault, mais il s’agit de quelque chose que moi-même je ne suis pas en mesure d’analyser ou d’expliquer très facilement. J’ai une dette importante à l’égard de Foucault qui a exposé la manière dont le sujet est produit par le pouvoir et, en même temps, se constitue lui-même en relation aux termes du pouvoir. « Pouvoir » est un terme très large, et Foucault a montré clairement qu’il ne signifie pas la même chose dans tous les contextes. Aussi, quand nous pensons la façon dont un sujet arrive à se constituer lui-même ou elle-même en termes de pouvoir, nous parlons toujours des normes qui gouvernent le processus de subjectivation (assujettissement). Autrement dit, les normes sont les moyens par lesquels le pouvoir opère dans le processus de formation d’un sujet, et plus précisément dans cet aspect de la formation du sujet que nous comprenons comme une auto-constitution. Pour Foucault, ce passage vers la compréhension de la façon dont le sujet se constitue lui-même en relation au pouvoir a été un point de départ crucial dans Le Souci de soi et les travaux suivants, notamment L’Herméneutique du sujet. Il considère les deux manières dans lesquelles le « souci de soi » peut être cultivé surtout à travers une analyse des traditions ascétiques. Mais il pense aussi la façon dont le travail sur soi du sujet pourrait être approfondi, et le pouvoir être efficacement considéré comme une dimension réflexive de ce même sujet.  De cette façon, son cours Mal faire, dire vrai constitue une remise en question très importante de Surveiller et punir. Dans Surveiller et punir, le prisonnier est constitué par le pouvoir et le problème de l’auto-constitution n’est pas essentiel. Mais dans Mal faire, dire vrai il me semble que Foucault comprend comment la dimension performative de l’aveu fonctionne en tant qu’opération réflexive du pouvoir. Ceci n’est pas possible, bien sûr, sans des normes qui précisent ce que cela signifie d’être un bon criminel, comment on peut avouer être un fou ou un criminel sans effectivement chercher à coïncider avec ces normes. Les normes sont plutôt la façon dont le pouvoir émerge dans le mécanisme très spécifique de l’auto-constitution. Il est vrai que je convoque la psychanalyse pour considérer la dimension phantasmatique de ces normes et du pouvoir de ce que Freud a appelé « la culture de la pulsion de mort » dans la mesure où elle opère à travers des formes surmoïques d’autorégulation. Je sais que c’est un point qui est sujet à controverses, mais je pense que la théorie de Foucault peut être utilement intégrée par le recours à certains aspects de la psychanalyse.
Judith Butler
Démocratie radicale / 2014
Extrait de l’entretien avec Jean-Philippe Cazier
Chimères n°83 Devenirs révolutionnaires

Photo Dan Mihaltianu

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