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Eloge de l’idiotie / Alain Naze / Chimères n°81 / Bêt(is)es

« Horreur de ma bêtise » / Arthur Rimbaud
On sait bien que la bêtise n’est pas l’autre de la pensée, dans le sens où elle lui serait purement extérieure, mais qu’elle en constitue bien plutôt la constante menace. Il y a des pensées bêtes, comme le soulignait Deleuze : « La lâcheté, la cruauté, la bassesse, la bêtise ne sont pas simplement des puissances corporelles, ou des faits de caractère et de société, mais des structures de la pensée comme telle » (1). Il s’ensuit par conséquent que la bêtise n’est aucunement l’ignorance, ou l’erreur – qui occupent précisément la place de « faits », et non de « structures de la pensée » -, et qu’il peut donc y avoir des vérités bêtes. Nuire à la bêtise ne pourra donc pas consister à seulement introduire un savoir pour rectifier un jugement erroné. La bêtise peut en effet résider au sein de discours informés, savants, et le risque est alors grand de succomber à des effets de pouvoir, identifiant alors notre ignorance que ce savoir viendrait combler à une des modalités de la bêtise. Du moins, si l’on s’adresse à soi-même le reproche d’être bête, n’encourt-on pas le risque de la pure et simple stupidité : lorsqu’on l’identifie (ou croit l’identifier) chez soi, ou chez les autres, la bêtise nous contraint en effet à penser, et c’est en ce sens que Deleuze pouvait en faire à la fois « la plus grande impuissance de la pensée », mais aussi « la source de son plus haut pouvoir » - car « si la pensée ne pense que contrainte et forcée, si elle reste stupide tant que rien ne la force à penser, ce qui la force à penser n’est-il pas aussi l’existence de la bêtise, à savoir qu’elle ne pense pas tant que rien ne la force ?  » (2). C’est en ce sens que la figure de l’idiot peut apparaître comme une arme utile contre la bêtise, à travers sa capacité à la révéler. En effet, qui endosse le rôle de l’idiot (et non de l’imbécile) est susceptible de contester les vérités qui, pour sembler les mieux établies, n’en sont pas moins parfois de pures sottises. L’enfant est sans doute le plus à même d’épouser cette fonction, lui qui n’a pas encore complètement intériorisé les règles de la bienséance, et plus généralement de l’hypocrisie sociale – « […] l’enfant / Gêneur, la si sotte bête »(3) -, raison pour laquelle la figure de l’idiot emprunte tant de traits à l’enfance, pour sa capacité à ridiculiser l’esprit de sérieux.
Si l’ensemble d’À la recherche du temps perdu est riche d’enseignements quant à la question de la bêtise, et particulièrement du point de vue des discours, on peut dire que le narrateur adolescent d’Ā l’ombre des  jeunes filles en fleurs constitue un cas particulièrement intéressant pour effectuer l’analyse des mécanismes par lesquels la fonction d’idiotie conduit la bêtise à se révéler, mais aussi pour cerner certaines caractéristiques de la bêtise elle-même. En effet, le personnage de Monsieur de Norpois est très instructif à cet égard, qui représente, à travers ses propos et attitudes, les modalités mondaine et journalistique de la bêtise, en ce que ses paroles reposent sur des formules éculées, venant se substituer à toute pensée personnelle – sa pensée semble à l’arrêt, figée. Le narrateur, guettant les moments de possible intervention, dans les interstices des enchainements bien huilés du discours, viendra enrayer cette belle mécanique, en en dévoilant ainsi au lecteur toute l’inanité.
Ambassadeur, Monsieur de Norpois est celui dont on attend qu’il lève un peu le voile, dans le cadre d’une soirée privée, sur certains des dessous de la diplomatie, ou de la psychologie des grands hommes qu’il côtoie, de leurs travers à l’occasion. Pour ce faire, indique le narrateur, M. de Norpois pouvait citer « tantôt […] une période ridicule dite par un homme politique coutumier du fait et qui les faisait longues et pleines d’images incohérentes, tantôt telle formule lapidaire d’un diplomate plein d’atticisme » (4). Or, remarque l’adolescent, le critère par lequel l’ambassadeur distinguait ces types de formules demeurait souvent obscur à l’auditeur qu’il était : « les mots qu’il récitait en s’esclaffant ne me paraissaient pas très différents de ceux qu’il trouvait remarquables »(5). C’est que le narrateur, jeune, n’a pas encore intégré le jeu mondain consistant à faire abstraction du contenu du discours, et que la dimension essentiellement performative des propos du diplomate (empruntant la voie des sous-entendus et des jugements jamais explicités, mais dont l’autorité du locuteur interdit même qu’on les interroge) ne passe donc qu’imparfaitement auprès de lui. Et toute l’ironie de celui qui endosse le rôle de l’idiot ici (ironie qui n’est certes pas celle de l’adolescent lui-même, mais celle du narrateur adulte qui se souvient) apparaît, lorsque le narrateur fait remarquer que si nombre de choses lui demeuraient mystérieuses dans ces discours, au moins l’une d’entre elles lui semblait claire : « Je démêlai seulement que répéter ce que tout le monde pensait n’était pas en politique une marque d’infériorité mais de supériorité. Quand M. de Norpois se servait de certaines expressions qui traînaient dans les journaux et les prononçait avec force, on sentait qu’elles devenaient un acte par le seul fait qu’il les avait employées et un acte qui susciterait des commentaires »(6). Que de tels discours formatés ne valent guère par leur contenu, plus que banal, que l’important n’est pas la teneur en pensée présente en ces énoncés, partout répétés, et qui ne sont plus que des formes vides, c’est ce que révèle ici le regard de l’adolescent, reconduisant de tels propos à leur simple statut performatif au sein d’un jeu social reposant entièrement sur les conventions. L’esprit de sérieux de l’ambassadeur est pareillement ridiculisé, lorsque le narrateur évoque les expressions codifiées par lesquelles se reconnaît le « diplomate de carrière » (ou le journaliste pourrait-on ajouter) : « […] il suffisait que M. de Norpois écrivit à point nommé – ce qu’il ne manquait pas de faire - : “Le Cabinet de Saint-James ne fut pas le dernier à sentir le péril” ou bien “L’émotion fut grande au Pont-Aux-Chantres où l’on suivait d’un œil inquiet la politique égoïste mais habile de la monarchie bicéphale”, ou “Un cri d’alarme partit de Montecitorio” ou encore “Cet éternel double jeu qui est bien dans la manière du Ballplatz”. A ces expressions le lecteur profane avait aussitôt reconnu et salué le diplomate de carrière » (7). Cette façon stéréotypée d’éviter les formules attendues (la cour d’Angleterre, le ministère des Affaires étrangères à Saint-Pétersbourg, etc.) aboutit à l’usage attendu de clichés, donc au signe d’une pensée à l’arrêt – le langage ne fonctionnant plus alors qu’à titre de marqueur social, ces formules creuses revêtant bien davantage une fonction d’indice, quant au statut du locuteur.
Au-delà de ce jeu social, tellement vain, et qui passe pour une marque de distinction sociale et intellectuelle, c’est bien la question de la bêtise qui se pose, lorsque le narrateur adolescent en vient à s’interroger sur ses propres dispositions intellectuelles, à travers ce qu’il juge être son incapacité à saisir ce qu’aurait eu d’exceptionnel le jeu de la comédienne « la Berma », interprétant Phèdre. A cet instant en effet, l’adolescent va occuper de façon délibérée le rôle de l’idiot – non certes, dans son esprit, pour révéler la bêtise des propos de Norpois, mais pour contraindre celui-ci à exposer les raisons du caractère exceptionnel du jeu de l’actrice, autrement dit, pour venir au secours de sa propre intelligence, qu’il juge défaillante. Puisque c’est de façon unanime que l’actrice est jugée géniale, l’adolescent en arrive à la conclusion, qu’il juge nécessaire, que s’il n’a pas été transporté par le spectacle auquel il a assisté, c’est bien que quelque chose lui aura échappé : « M. de Norpois, mille fois plus intelligent que moi, devait détenir cette vérité que je n’avais pas su extraire du jeu de la Berma, il allait me la découvrir […] Je n’avais qu’un moment, il fallait en profiter et faire porter mon interrogatoire sur les points essentiels. Mais quels étaient-ils ? Fixant mon attention tout entière sur mes impressions si confuses, et ne songeant nullement à me faire admirer de M. de Norpois, mais à obtenir de lui la vérité souhaitée, je ne cherchais pas à remplacer les mots qui me manquaient par des expressions toutes faites, je balbutiai, et finalement, pour tâcher de le provoquer à déclarer ce que la Berma avait d’admirable, je lui avouai que j’avais été déçu » (8). On aperçoit bien, à travers ces mots, la manière dont l’ignorance (ou ce qui se donne pour telle) cherche à être dépassée (au moyen d’une « vérité », et non à travers des « expressions toutes faites », qui auraient pu permettre de sauver la face, socialement, mais n’auraient pas éclairé l’esprit de celui qui cherche réellement à comprendre), et n’hésite pas à occuper la place socialement intenable de l’idiot, seul contre tous (le père du narrateur lui-même se désole d’ailleurs de l’effet produit sur l’ambassadeur par cette sortie de son fils). M. de Norpois, bien sûr, répondra au moyen de formules exsangues, très générales, et comme on en pourrait trouver partout dans la presse, évoquant en effet « le goût parfait qu’elle apporte dans le choix de ses rôles et qui lui vaut toujours un franc succès, et de bon aloi », ou encore « ce goût [qu’]elle apporte dans ses toilettes, dans son jeu », signe que, malgré ses tournées en Angleterre et aux Etats-Unis, « la vulgarité je ne dirai pas de John Bull, ce qui serait  injuste, au moins pour l’Angleterre de l’ère victorienne, mais de l’oncle Sam n’a pas déteint sur elle » (9)etc. Cette insistance sur le vocable de « goût », de bon goût, indique assez le registre, essentiellement vague, et tout négatif, auquel se cantonne l’ambassadeur, renvoyant ainsi ces éloges à quelque cause semblant relever de l’indicible. C’est bien entendu au moyen de semblables subterfuges qu’on parvient le plus souvent, en société, à s’accorder, au rythme des effets de mode, sur le talent de tel ou tel artiste, car il ne s’agit pas alors de fournir en effet les raisons conduisant à un tel jugement. C’est même le fait de réclamer des comptes quant à la formulation d’un tel avis qui paraît déplacé – et c’est ce que fait ici l’adolescent, qui éprouvait « le besoin de […] trouver des explications » à l’intérêt croissant qu’il prenait au jeu de la Berma, depuis que la représentation était finie. A cette occasion, le narrateur va se laisser persuader par les paroles de M. de Norpois, parce qu’elles fournissent « une cause raisonnable » à cet intérêt, « dans ces éloges donnés à la simplicité, au bon goût de l’artiste » : « C’est vrai, me disais-je, quelle belle voix, quelle absence de cris, quels costumes simples, quelle intelligence d’avoir été choisir Phèdre ! Non, je n’ai pas été déçu » (10). C’est qu’après tout, ce que l’ambassadeur énonce n’est même pas faux, et qu’une telle « cause raisonnable » sera jugée suffisante par l’adolescent, précisément parce qu’elle répond au désir de celui qui aurait tant aimé être transporté d’enthousiasme au spectacle de Phèdre, qu’il avait attendu et espéré, de longue date. Il y trouve des raisons pour un enthousiasme rétrospectif. Que cette interprétation de la pièce de Racine ait en effet présenté un caractère exceptionnel, c’est un avis auquel, plus tard, le narrateur se ralliera, mais alors à travers toute une réflexion, qui ne niera pas, précisément, la déception vécue lors de cette présentation, laquelle s’explique d’abord par la nature des attentes qui étaient à cet instant celles de l’enfant. Si le narrateur cède à l’autorité de Norpois en cette occasion, c’est qu’il espérait tellement des raisons pour revenir sur son impression de déception qu’il n’est pas très regardant quant à leur qualité – c’est au lecteur de Proust qu’ait ici procuré le bénéfice de la fonction de l’idiot endossée par l’adolescent.
Le couperet du jugement d’autorité de M. de Norpois s’abattra également sur l’église de Balbec, que le narrateur anticipait comme « admirable », quand l’ambassadeur la réduisit à rien, en regard des cathédrales de Reims et de Chartres, l’église de Balbec, selon lui, méritant tout au plus une visite « si un jour de pluie vous ne savez que faire » (11). Là encore, c’est le triomphe du « on » qui s’affirme à travers ce discours, l’ambassadeur ne prenant guère de risque à faire l’éloge d’un patrimoine unanimement reconnu comme admirable – l’église de Balbec, elle, eût réclamé de la part de Norpois un jugement plus personnel, une sensibilité spécifique, raison pour laquelle il l’écrase sous le poids de la comparaison. Et puis l’absurdité de ces rapprochements est mise en lumière par cette petite question, d’apparence modeste, et involontairement insidieuse, de l’adolescent : « Mais l’église de Balbec est en partie romane ? » (12). Norpois ne fléchira certes pas pour si peu, n’hésitant pas alors à se livrer à un éloge du gothique en tant que tel, contre le style roman, jugé, d’une seule pièce, comme « extrêmement froid » (13). On notera que l’aveu d’admiration à l’égard de l’église de Balbec, de la part de l’adolescent, révèle une accointance évidente entre l’idiot et le plébéien, du point de vue d’une attention véritable accordée aux choses sans renom, à des architectures modestes, non précédées par le jeu des réputations – qu’on pense en cela à l’aveu de Rimbaud : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs » (14). L’enfant ne bride pas ses enthousiasmes, n’étant pas encore prisonnier du jeu social, conduisant si souvent à l’habitude de l’insincérité, masquée par un discours intellectualisant, duquel toute naïveté (et l’enthousiasme non joué, non médiatisé est socialement naïf) doit être bannie. Et c’est bien encore dans le même esprit, consistant à dénier à toute œuvre recélant quelque fragilité la moindre qualité véritable que M. de Norpois va s’attaquer à l’écrivain Bergotte, si apprécié par le narrateur adolescent : « Bergotte est ce que j’appelle un joueur de flûte ; il faut reconnaître du reste qu’il en joue agréablement quoique avec bien du maniérisme, de l’affèterie. Mais enfin ce n’est que cela, et cela n’est pas grand-chose. Jamais on ne trouve dans ses ouvrages sans muscles ce qu’on pourrait nommer la charpente. […] au total tout cela est bien mièvre, bien mince, et bien peu viril » (15). Le manque de finesse du jugement saute aux yeux, chez cet ambassadeur qui soumet les œuvres d’art à des critères tout militaires… Mais dans cette absence de « charpente », de « virilité », il englobe également le narrateur, puisqu’il va opérer un rapprochement entre le texte que l’adolescent avait écrit et que le diplomate avait lu, et l’écriture de Bergotte – et encore la méchanceté de Norpois va-t-elle le conduire à ajouter qu’aucune des qualités qui font le style de Bergotte ne se retrouve dans la page qu’il a lue : « Évidemment, je ne vous étonnerai pas en vous disant qu’il n’y avait là [dans la page de la main du narrateur] aucune de ses qualités [celles de Bergotte], puisqu’il est passé maître dans l’art tout superficiel du reste, d’un certain style dont à votre âge vous ne pouvez posséder même le rudiment. Mais c’est déjà le même défaut, ce contresens d’aligner des mots bien sonores en ne se souciant qu’ensuite du fond. C’est mettre la charrue avant les bœufs » (16). En ces mots, outre la bonne vieille coupure forme/fond, on trouve une forme de condamnation de la jeunesse au profit de l’âge adulte : il valorise le muscle, la charpente et la virilité, contre ce qu’il identifie comme maniérisme, mièvrerie, minceur. C’est un éloge de la maturité auquel il se livre ainsi, entendue comme âge où les choses prennent leur place, en viennent à prendre du poids, de l’ampleur, bref, deviennent sérieuses ; sous ce rapport, la jeunesse et l’enfance ne seraient qu’imperfection. Or, loin que la vérité de l’enfance soit dans l’âge adulte, on pourrait sans doute bien plutôt soutenir que l’évidente bêtise adulte est mise à nu par cette enfance encore en devenir, et non pas figée dans des formes définitives, vidées de leurs virtualités initiales.
Le narrateur adolescent reste bien conscient de la menace de la bêtise. S’il n’aperçoit guère, ou en tout cas pas toujours, les formes de bêtise que pourtant il révèle chez les autres, en revanche, il est hanté par la crainte d’être bête – crainte qui, en elle-même, est pourtant de nature à la tenir à distance. Alors que c’est chez Norpois que la bêtise est révélée au lecteur, son révélateur adolescent se l’attribue cependant, comme en un effet de boomerang, tant la méchanceté est intimement liée à la bêtise, à la façon d’un mécanisme spontané de défense : « Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis […], je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n’étais pas né pour la littérature. […] Il venait de m’apprendre au contraire quelle place infime était la mienne (quand j’étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n’a de dimensions que celles du vase qu’on lui fournit, de même qu’il s’était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l’avait soudain enfermé et restreint » (17). C’est la tristesse dont est porteuse la bêtise qui constitue probablement la meilleure justification au fait de mener contre elle un combat : là où l’enfance (non limitée à une définition d’état civil) est joie, accroissement d’être, intensification d’existence, la bêtise est rétrécissement des possibilités de vie, à l’instar du vase aux dimensions restreintes que Norpois tend au narrateur, et à travers lequel ce dernier croit saisir le reflet de sa propre médiocrité.
Que la place de l’idiot soit exemplairement occupée par l’enfant, c’est ce que ne vient pas contredire le roman de Dostoïevski, car si le prince Muichkine insiste pour qu’on ne confonde pas son affinité avec les enfants avec le fait qu’il serait lui-même un enfant, c’est qu’il ne veut pas qu’on le voie comme un adulte qui singerait l’enfant. Et ce n’est pas dans un autre sens qu’on a parlé de l’enfance/adolescence dans la cadre de l’évocation de l’œuvre de Proust : si le personnage susceptible de jouer le rôle de révélateur de la bêtise est bien un adolescent dans le roman, ce qui lui permet d’occuper la place de l’idiot est bien le fait que cette enfance ne se limite pas à un âge empirique, dans ce dispositif littéraire, qu’elle n’est donc pas ce phénomène éphémère que l’âge adulte ferait cesser purement et simplement – comme par un simple effet de calendrier. C’est bien en ce sens qu’il faut comprendre le fait que le prince Muichkine, lors de son séjour à l’étranger qui précède l’épisode de sa vie racontée dans L’idiot, se soit fait de l’instituteur, Jules Thibault, un ennemi, ainsi que du pasteur. L’idiot est le personnage anti-pédagogique par excellence, du moins si, par pédagogie, on entend l’ensemble de démarches par lesquelles on conduit l’enfance à se réaliser dans l’âge adulte, c’est-à-dire à s’y abolir.
Comment l’instituteur n’aurait-il pas vu d’un mauvais œil celui qui renonce à l’idée selon laquelle les adultes ont un savoir à transmettre aux élèves, puisque toute l’autorité du maître en dérive ? C’est précisément à cette autorité que le prince renonçait : « Quant à Thibault, ce n’était que jalousie ; il ne faisait d’abord que hocher la tête et s’étonner de ce que les enfants me comprissent si bien alors qu’ils ne comprenaient à peu près rien à ce qu’il leur enseignait ; puis il s’est mis à se moquer de moi quand je lui ai dit que ni lui ni moi n’avions rien à leur apprendre et que c’étaient plutôt eux qui pourraient nous apprendre quelque chose. Comment pouvait-il me jalouser et me calomnier, lui qui vivait lui-même parmi les enfants ? Auprès des enfants une âme guérit » (18). Si l’on replace ces paroles dans le contexte du roman de Proust, on voit bien en effet ce que le narrateur jeune aurait pu apprendre à M. de Norpois, et le danger qu’il y aurait dans le fait qu’à l’inverse il devienne élève de l’ambassadeur. Les enthousiasmes de la jeunesse ne demandent pas à être refroidis – comme le fait pourtant M. de Norpois, du haut d’un savoir, ou supposé savoir écrasant -, mais à être interrogés – et c’est bien ce que le narrateur faisait lui-même, en cherchant à comprendre sa réaction en face du spectacle tant espéré de Phèdre. Quant à l’ambassadeur, ce qu’il aurait pu apprendre de l’adolescent, c’est notamment la nécessité de revenir à des jugements personnels, sans souci des positions de légitimité sociale, de réputation ou de mode. Ce genre de conception ne peut que rencontrer des résistances, et si on finit par pardonner au prince ses idées en la matière, c’est parce qu’on le réduit au statut d’enfant – on peut en effet parler ici de réduction, car cela revient à enfermer le prince dans un certain âge de la vie, et à le définir à partir de cette inscription : « Schneider me fit […] part d’une idée très curieuse qui lui était venue – cela se passait juste avant mon départ – il me dit qu’il était absolument convaincu que j’étais moi-même un véritable enfant, c’est-à-dire un enfant à tous les points de vue, que je n’avais d’un adulte que la taille et le visage, mais que par l’âme, le caractère, la formation, et peut-être même par l’intelligence, je n’étais pas adulte, et que je demeurerais ainsi, dussé-je vivre soixante ans » (19). Cette réconciliation, comme on le voit, se fait au prix d’un désamorçage de la charge explosive que représente le personnage de l’idiot : ses conceptions relatives aux rapports avec les enfants, par exemple, perdent leur portée scandaleuse si on les réduit à de simples idées d’enfant, à des enfantillages. S’il n’est lui-même qu’un enfant, il n’a en effet rien à apprendre aux enfants en tant que tels, et cela semble aller de soi, tout comme irait alors de soi, également, le fait qu’il puisse apprendre des choses auprès de ceux qui seraient alors ses camarades. Et c’est bien de cette façon que, plus généralement, la bêtise peut se réassurer : là où l’idiot tend à révéler la bêtise, le fait de transformer l’idiot en un enfant (entendu comme un être en formation, à l’intelligence embryonnaire) tend à inverser l’effet produit, au bénéfice de la bêtise. C’est bien ainsi que M. de Norpois, négligeant la charge critique des propos du narrateur adolescent, les reconduit à des paroles enfantines, ou encore, qu’il reconduit à une activité sans conséquence (et qu’il est même enclin à pardonner) l’écriture à laquelle s’est livré l’enfant. Le prince Muichkine niera être un enfant, reconnaissant seulement ne pas aimer la compagnie des adultes : « Peut-être ici aussi me prendra-t-on pour un enfant ; eh bien, qu’importe ! Tout le monde me tient aussi pour idiot ; je me demande pourquoi. J’ai en effet été malade jadis au point de ressembler à un idiot ; mais en quoi suis-je un idiot à présent, puisque je comprends que l’on me considère comme tel ? » (20). C’est bien là qu’est tout l’intérêt du personnage de Dostoïevski, de n’être ni un enfant, ni un idiot, mais d’occuper la place de l’idiot et de l’enfant, souvent indissociablement. Il relève en cela du minoritaire, et ce qu’il ne supporte pas dans le fait de côtoyer les adultes, c’est d’abord qu’il puisse venir s’agréger au majoritaire – il y a de l’enfance et de l’idiotie chez le prince, ce qui lui confère la structure d’un personnage ne pouvant que nuire à la bêtise.

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On pourrait reconnaître une autre occurrence de l’idiot ainsi entendu sous les traits de Ninetto Davoli, l’acteur fétiche de Pasolini, notamment dans Théorème, à travers l’idée qu’en ce cas aussi, sous des modalités certes spécifiques, la fonction de l’idiot consiste avant tout à occuper la place de l’hétérogène. Dans le cas présent, ce dehors sera d’abord ce qui vient briser l’homologation consumériste, c’est-à-dire notamment ce devenir uniforme des corps à l’ère du néo-capitalisme. Le corps toujours en mouvement de Ninetto, ainsi que son rire viennent bien alors briser le sérieux petit-bourgeois de la famille milanaise de Théorème, mais plus généralement, font surgir des traits et attitudes sous-prolétaires et méridionaux sur l’écran. Le cinéma de Pasolini, en cela, jouerait un rôle d’antidote à l’égard de l’influence délétère de la télévision. Or, si la télévision est jugée jouer un rôle déterminant dans cette uniformisation, il est important de noter ici que Pasolini ne sépare pas cette fonction de celle d’abêtissement : « Il y a, au tréfonds de la dite “télé”, quelque chose de semblable […] à l’esprit de l’Inquisition : une division nette, radicale, taillée à la serpe, entre ceux qui peuvent passer et ceux qui ne peuvent pas passer : ne peut passer que celui qui est imbécile, hypocrite, capable de dire des phrases et des mots qui ne soient que du son ; ou alors celui qui sait se taire – ou se taire en chaque moment de son discours – ou bien se taire au moment opportun, comme le fait aussi Moravia, quand il est interviewé ou qu’il participe à des “tables rondes”, toujours viles et pédantes, naturellement. Celui qui n’est pas capable de ces silences ne passe pas. On ne déroge pas à pareille règle. Et c’est en cela – essayez de bien y réfléchir – que la télévision accomplit la discrimination néo-capitaliste entre les bons et les méchants » (21). Par ces mots, Pasolini indique bien la vacuité du discours télévisuel, composé de « mots qui ne soient que des sons », et celui qui viendrait briser ce néant de pensée jouerait le rôle de l’inconvenant, du gêneur, du méchant, autant dire de l’idiot – tel qu’on l’a défini dans son opposition à la bêtise. Le crible télévisuel vient opérer le tri que les salons opéraient dans l’œuvre de Proust – avec les fracassantes exclusions que pouvait provoquer un manquement à l’étiquette. Intelligent, Moravia se garde bien d’enrayer ce jeu, préférant se taire plutôt que de provoquer un scandale – et l’on entend bien le sourd reproche que lui adresse ainsi Pasolini de continuer à participer à de tels spectacles. La télévision développerait donc un conformisme de la bêtise, et ce, à l’intérieur d’un dispositif ne laissant aucune place à l’hétérogène, en ce que la présence même d’intervenants qui, de toute évidence, ne sont pas bêtes, ne pourrait venir briser ce conformisme qu’à la condition qu’un de ces intervenants accepte de jouer le rôle de l’idiot, c’est-à-dire précisément de celui qui ne joue pas le jeu. Or, si l’inconvenant peut être un intellectuel venant tenir un discours qui ne soit pas creux, il peut tout autant être un intervenant non homologué, un habitant des faubourgs de Rome, par exemple. La bêtise développée par la télévision a donc bien une portée politique : la réalité dont la télévision produit l’image est bien une réalité bête (coupée de toute pensée qui ne soit pas creuse) et d’un racisme petit-bourgeois (d’une part, l’intellectuel qui garde le silence sans provoquer de scandale sur un plateau télévisé révèle ainsi son caractère petit-bourgeois, et d’autre part, le caractère imprévisible de la plèbe exclut les corps pauvres des plateaux de télévision). Lorsque la télévision vient à montrer des corps et faire entendre des paroles hétérogènes, elle fait toujours en sorte que le dispositif télévisuel puisse digérer cette rétivité, et la réduire aux conditions d’acceptabilité du conformisme petit-bourgeois ; et Pasolini le montre exemplairement à travers l’évocation d’un « bidonnage » auquel il a assisté, à la télévision italienne : « […] tout à coup [Pasolini raconte qu’il regardait alors une émission pour laquelle jusqu’ici il éprouvait « un certain respect »], […] je vois la tête de Piero Morgia. Piero Morgia était un habitant des faubourgs oubliés de Rome (et qui sont encore là, inchangés), que j’avais connu dix ans auparavant et que j’avais choisi pour jouer dans deux de mes films : il avait fait carrière – pour ainsi dire – à cette époque-là ; il avait travaillé dans de nombreux films, et avait même fait la couverture de certaines revues populaires, etc. Et bien le morceau de “réalité”, c’était lui (payé évidemment, vu qu’il touche désormais un cachet pour tout ce qu’il fait); et la voix qui confessait aux téléspectateurs consternés qu’il était un pauvre voleur, etc., une voix qui m’était familière… une voix qui, en recoupant mes souvenirs… mais oui ! c’était la voix de Silvio Citti, le frère cadet de Franco et Sergio. C’était un bidonnage. Pourtant, reconsidéré avec lucidité et un certain recul, il fait peut-être partie des choses les plus honnêtes que puisse produire la télévision » (22). On voit, dans cet exemple, que la télévision se prémunit de toute irruption plébéienne en faisant intervenir (à l’écran et en voix playback) des habitants des faubourgs romains passés par le filtre petit-bourgeois du cinéma. Lorsque Pasolini dit que ce bidonnage constitue peut-être une des choses « les plus honnêtes » que puisse produire la télévision, il ne me semble user en cela d’aucune ironie, mais bien plutôt indiquer que les corps pauvres des habitants bien réels des faubourgs sont impossibles à l’écran, tout simplement parce qu’ils feraient scandale – et que le dispositif télévisuel est, en tant que tel, une arme contre le scandale, sauf aux conditions du spectacle télévisuel lui-même (les faux-scandales internes au dispositif prémuni contre le véritable scandale). Au fond, c’est l’irruption de la plèbe qui est impossible à la télévision, ce qui signifie que c’est le rôle de l’idiot qu’il est impossible d’y endosser – qui chercherait à adopter ce rôle ne parviendrait pas alors à révéler la bêtise de la télévision, mais serait lui-même ridiculisé, l’animateur télé plaçant alors les rieurs de son côté (comme en un remake des exclusions des salons mondains de la Recherche). La fonction de l’idiot est prévue par le dispositif télévisuel, qui l’empêche ainsi de nuire à la bêtise, puisque l’idiot ne peut remplir cette fonction (nuire à la bêtise) qu’à la condition de pouvoir surgir à l’improviste ; ici, il est attendu à la place du « mauvais client », de celui qui ne joue pas le jeu, alors même qu’on lui donne la parole, etc.
On pourrait dire que toute la différence entre le cinéma et la télévision est bien là, dans le traitement qui peut être réservé à la bêtise. Qu’on pense à Théorème, et à la manière dont le facteur fantaisiste (Ninetto Davoli) et la servante (Emilie), tout en endossant le rôle des idiots, loin d’être ridiculisés, sont ceux qui révéleront l’absence de réalité propre à l’univers bourgeois. On est ici face à une inversion des valeurs, la bêtise généralement attribuée au corps (qui ne penserait pas – alors que d’une part il est seulement dépourvu de conscience, et que, d’autre part, la bêtise n’est pas l’absence de pensée) passe ici du côté de la conscience (dont l’hyper-développement produit des corps infirmes, inaptes à étreindre la réalité – on notera que l’hôte est un lecteur de Rimbaud). Dans ce registre, la bêtise prendrait donc la forme du conformisme, et le personnage de la servante, qui va croire au miracle, pour finir par entrer en lévitation après s’être nourrie exclusivement de soupe d’orties, occupera bien sûr la place de l’idiot, en décalage complet vis-à-vis des valeurs modernes de rationalité. En face du conformisme de la tristesse (miroir de l’esprit de sérieux, en même temps que des névroses petites-bourgeoises), Ninetto jouera lui-même le rôle d’un être inconscient, qui se réjouit de tout (et que Pasolini, dans La séquence de la fleur de papier, avait montré comme l’objet d’un sacrifice au nom des valeurs d’une modernité culpabilisant l’innocence elle-même, au nom de la responsabilité) : « Emilie se précipite à la porte pour ouvrir. Et voici que surgit devant elle l’Angelot, […] une sorte d’elfe. Tout en effet tient en lui de la magie : les boucles, absurdes et drues, qui lui pleuvent jusque dans les yeux, comme celles d’un épagneul, son visage espiègle, couvert de furoncles, et ses yeux en demi-lune, tout remplis d’une réserve de joie enfantine » (23). L’enfant et la sainte, si l’on veut, deux êtres relevant d’un univers ancestral, saturé de magie, vont donc occuper tout naturellement les places réservées aux idiots, dans un univers où triomphent les valeurs du rationalisme, mais aussi de l’efficacité et de la responsabilité. Ce sont les irréalistes de l’histoire, serait-on tenté de dire, en précisant aussitôt que le propre de la réalité petite-bourgeoise a toujours été, pour Pasolini, de représenter la forme par excellence de l’irréalité. L’inversion des valeurs est donc là, qui entraîne l’inversion des places entre les supposés imbéciles (inaptes à la réalité) et les supposés intelligents ; la frontière ne passe pas entre intelligents et inintelligents, mais entre idiots et bêtes : l’idiot est ici ce corps rétif au conformisme petit-bourgeois, mais aussi cet âge qu’on appelle improprement « bête », parce qu’il n’est pas sérieux (Rimbaud encore !) ; quant au conformisme, il est, en soi, une des modalités de la bêtise.

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Cet écart entre cinéma et télévision, on peut également le rendre perceptible à travers la considération du film de Pasolini Uccellacci e uccellini, placé en regard du téléfilm de Liliana Cavani intitulé Francesci di Assisi, tel que le commente Pasolini lui-même. On se souvient en effet du duo Ninetto / Toto, parcourant les routes, en compagnie d’un corbeau bavard, mais aussi de ce même couple renvoyé un temps aux débuts du XIIIème siècle, dans le rôle de moines cherchant à convertir les oiseaux (les faucons, puis les moineaux), à la demande de saint François. Cet épisode, plein d’humour dans le film de Pasolini, évoque littéralement une tentative pour apprendre le langage des oiseaux, pour établir avec eux une forme de communication, qui rendra possible leur conversion. Il y a même quelque chose d’un devenir oiseaux qui s’empare des personnages (non exempt de mimétisme, il est vrai), et par lequel, sifflant et remuant les bras, comme pour voler, Ninetto et Toto sautillent joyeusement, s’entretenant avec les moineaux. A l’image de ce qu’il avait déjà fait dans L’Evangile selon saint Matthieu, Pasolini traite les miracles d’une façon littérale et réaliste, ne cherchant nullement à les éviter, en tentant de les interpréter dans un esprit plus moderne. Or, c’est précisément, selon Pasolini, ce que ferait Liliana Cavani, privant ainsi son film pour la télévision de toute chance d’occuper la place de l’idiot – se trouvent ainsi réduites toutes les possibilités éventuelles d’échappées vers l’hétérogène. Et l’on sait quelle fonction disruptive Pasolini attribuait au sacré, dans notre modernité : « Mme Cavani – du fait de l’innocence de son esprit laïque – s’est bien gardée – selon la règle, et non selon le scandale – de faire faire des miracles à François : elle a occidentalisé François au maximum […]. Malgré tous ses efforts [ceux de Cavani], ce François ne parvient pas à être Différent, et donc Saint. Il reste comme les autres : cela démontre une exigence laïque et démocratique très louable chez Cavani, mais on ne peut pas dire que cela ait grand-chose à voir avec le fol et sublime caractère aristocratique de la religion […] » (24). Cette impossibilité de conserver une hétérogénéité à François d’Assise relève bien d’une tendance à tout juger selon un point de vue moderne et petit-bourgeois, autrement dit d’une incapacité à se décentrer, à accorder une place à l’hétérogène. Or, cette impossibilité s’apparente à une incapacité d’entendre la voix de l’autre, de l’idiot, et cet enfermement au sein de l’homogène, du même, est à l’image de la fermeture sur soi de la bêtise – rappelons-nous que la fonction de l’idiot endossée par le narrateur adolescent face à M. de Norpois n’affectait en rien l’ambassadeur lui-même, qui tenait l’enfant pour un simple faire-valoir, dont la position propre ne méritait aucun égard, mais demandait tout juste à être redressée. Et c’est bien une telle intention pédagogique qui transparaît, lorsqu’en réduisant l’écart entre nous-mêmes et une époque lointaine, ou un peuple éloigné, on les reconduit à une position d’homogénéité à notre égard, comme si nous constituions la vérité de ce qui peine à se dire dans ces temps reculés et/ou en ces contrées lointaines. Le miracle serait la vision mythique et enfantine de réalités que nous serions devenus capables d’articuler rationnellement – là est le rejet instinctif à l’égard des univers traditionnels qu’emporte toute philosophie (même involontaire) de l’histoire comme progrès.

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Et si notre époque était bête ? Comment serions-nous capables de nous réveiller de notre bêtise, si nous n’avons rien de plus urgent à faire que de nous barricader dans nos certitudes, celles qui, précisément, opèrent le partage entre l’acceptable et ce qui ne l’est pas ? C’est qu’il est une manière pleine de bonnes intentions de réduire l’écart entre soi-même et l’autre ; mais comme cela s’effectue toujours à partir de notre propre point de vue, la réduction de l’écart se réalise en s’amalgamant l’autre. Et c’est bien cette violence que Pasolini reprochait à Cavani : « C’est en cela [en glissant des éléments petits-bourgeois dans le personnage de François d’Assise] naturellement qu’elle violente l’histoire ; comme si elle voulait dire : “Cher petit-bourgeois italien, mon semblable, mon frère téléspectateur, François n’était pas un Autre que toi, il était comme toi, il avait un père petit-bourgeois avec un revenu familial élevé et une petite industrie qui marchait bien, etc., etc. Donc, c’est à toi que je parle quand je te dis que François voulait être artificiellement pauvre, voulait faire comme les vrais pauvres. L’authenticité que François a cherchée est celle que tu cherches confusément toi-même, etc., etc. […]”. D’où les allusions aux exigences du socialisme, d’où les critiques du film très favorables venant de la presse communiste (entièrement petite-bourgeoise) » (25). On n’oubliera pas que c’était aussi pour éviter ce piège consistant à nier l’altérité de l’autre que Pasolini avait adopté dans ses premiers romans le style indirect libre – façon d’éviter que l’écrivain annexe les expériences existentielles dont il parle à celles de sa propre classe sociale.  On aura une pensée également pour les petites revues en frioulan auxquelles Pasolini faisait participer ses élèves, réservant ainsi une place à une parole orale et populaire, en même temps qu’il mettait en application l’idée d’un apprentissage mutuel entre enseignant et élève – entre enfant et adulte. Rompre avec l’idée que la bêtise puisse être combattue au moyen d’un savoir, c’est en effet d’abord opérer la destitution de la place du maître, en acceptant l’idée que la bêtise constitue une menace constante, et qui nous est commune.
Alain Naze
Éloge de l’idiotie / 2014
Texte intégral pour la version numérique de Chimères n°81 / Bêt(is)es

Un projet bête ICI

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1 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p.196.
2 Id., p.353.
3 Arthur Rimbaud, « Honte », in Illuminations.
4 Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, 1988, p.30.
5 Id.
6 Id.
7 Id., p.33.
8 Id., p.28.
9 Id., p.29.
10 Id.
11 Id., p36.
12 Id.
13 Id.
14 A. Rimbaud, « Alchimie du verbe », in Une saison en enfer.
15 M. Proust, op. cit., p.44-45.
16 Id., p.45.
17 Id., p.46.
18 Fédor Dostoïevski, L’idiot 1, trad. G. Arout, Paris, LGF, 1972, p.108.
19 Id, p.118-119.
20 Id., p.120.
21 Pier Paolo Pasolini, « Contre la télévision », in Contre la télévision, et autres textes sur la politique et la société, trad. Caroline Michel et Hervé Joubert-Laurencin, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2003, p.29.
22 Id., p.30-31.
23 P.P. Pasolini, Théorème, trad. José Guidi, Paris, Gallimard, 1978, p.21.
24 Pasolini, Contre la télévision…, op. cit., art. cit., p.44-45.
25 Id., p.43.

Penser à Demy / Philippe Chevallier / à propos du livre d’Alain Naze : Jacques Demy, l’enfance retrouvée

L’idée saugrenue d’un bonheur intégral semble prise entre cruauté (Georges Bataille) et naïveté (Frédéric Lenoir), au point que rares sont ceux qui se risquent à penser une telle chose. Le bonheur ne serait-il pas l’impossible : un piège à philosophe, une simple idée régulatrice ou une chimère métaphysique, plus dangereuse à aborder finalement que la tristesse, la souffrance ou le désespoir, qui ont trouvé depuis longtemps leurs lettres de noblesse dans la littérature et l’essai (voir récemment, F. Schiffter, Le charme des penseurs tristes) ? Comme s’il y avait une insupportable et inquiétante positivité dans l’idée même du bonheur, tel le bâton de dynamite qui va nous exploser en pleine figure – la figure de la si commode, si réconfortante morosité contemporaine ?
Professeur de philosophie, spécialiste de Benjamin et de Pasolini, Alain Naze rouvre la question du bonheur de manière « intempestive » : alors qu’on ne parle aujourd’hui que de son désir ou de sa représentation, Alain Naze s’attaque à sa réalité, à son possible surgissement, pour nous, ici et maintenant. Pour preuve, une œuvre cinématographique : celle de Jacques Demy, décédé en 1990. Qu’est-ce que le bonheur ? Comment le penser ? À quelle condition les larmes viennent-elles au spectateur, non par identification avec ce qui se passe à l’écran – et lui reste par conséquent extérieur – mais du dedans ? Alain Naze écarte les fausses figures du bonheur qui nous feraient jouir à bon compte, celles qui évitent, par la distance qu’elles posent, ce caractère intempestif, « insurrectionnel », du bonheur réel : le souvenir, la nostalgie, l’utopie, etc. Mais pourquoi alors passer par le cinéma ? Parce que tous les scepticismes et tous les numéros empilés des Cahiers du cinéma n’y feront rien : le cinéma a tout de même quelque chose à voir avec le bonheur. Tant pis pour les grognons, citons Philomena (Frears, 2013) et Grand Budapest Hotel (Anderson, 2014), qui font effectivement pleurer.
Pour embrasser le bonheur faut-il embrasser tout Demy ? Non, disons qu’un demi-Demy suffit… Sans nous faire le coup du chef-d’œuvre méconnu, confiant dans le jugement de l’histoire (à tout prendre, c’est souvent le meilleur), Alain Naze ne s’arrête ici que sur les très grands films de Jacques : La baie des anges (1963), Les parapluies de Cherbourg (1964), Les demoiselles de Rochefort (1967), Une chambre en ville (1982) ; avec quelques brèves excursions dans Peau d’Âne (1970) et Lady Oscar (1978). Il ne sera donc pas question de l’embarrassant Parking (1985) ou du demi-réussi Trois places pour le 26 (1988). Pourquoi cette sélection ? Sans doute parce que si « intégral » est le prédicat du sujet « bonheur », alors il faut aller droit au but, et prendre les films les plus maîtrisés, ceux où Demy s’est senti respirer à pleins poumons, où il n’a pas été assujetti aux dictats du producteur, de la star du moment ou du public.
Voici donc ce petit – trop petit – essai, composé de quatre parties, comme un concerto dont il aurait fallu, à la toute fin, répéter le premier mouvement : « L’idée d’un bonheur intégral », « L’ennui et le réveil », « [G]Rêve et insurrection », « Il faut aimer ». Il vient combler avec « bonheur » un manque bizarre : Demy est un cinéaste à la fois célébré mais très peu pensé. Alain Naze a la générosité de citer les rares essais qui ont précédé le sien : Berthomé, 1982 ; Taboulay 1996 ; Liandrat-Guigues, 2009 ; et… c’est à peu près tout (1). Demy est le seul cinéaste devenu canonique – après bien des ricanements, moqueries, dont Emmanuel Dreux capta il y a peu l’image définitive (2) – à ne pas faire couler l’encre. On ne trouve qu’une unique mention de son nom, amicale mais peu disserte, dans L’image-temps de Deleuze (Minuit, 1985). Oui, il était temps.
Petit, serré même, le livre est parfois ardu. Impressionnent d’abord les analyses, toujours au plus près des films, portées par la lecture de Benjamin et Kracauer : celle des noces orageuses de l’amour et du jeu dans La baie des anges, qui se menacent, s’inquiètent et se relancent sans cesse, celle surtout du Passage Pommeraye, sorti de la narration et révélé dans sa matérialité par la grâce du cinéma dans Une chambre en ville. Mais alors le bonheur ? C’est plus compliqué, et la construction de l’essai en témoigne. Les thèmes et le vocabulaire ne cessent de bouger, comme si la pensée ne pouvait ou ne voulait se donner sa lexie : des mots à connotation positive (« souvenir », « vécu ») prennent soudain une connotation négative et inversement, refusant au cinéma de Demy des polarités définitives. Choix délibéré ici, et non défaillance : Alain Naze met en avant les hiatus, déséquilibres potentiels et paradoxes vivants de l’œuvre : artifice/réalité, rue/passage, extérieur/intérieur, opéra/cinéma, Les demoiselles de Rochefort/Une chambre en ville. C’est étourdissant, parfois perturbant. Et comme il faut bien risquer une interprétation, cette brève « critique » est l’heureuse occasion de résumer en quatre propositions ce que j’ai vu, ou cru voir, de mes yeux vu, en lisant ce beau livre :
Proposition 1 : Le bonheur est un événement qui m’arrive maintenant et même s’il m’arrive par le film – entendu ici comme médium, non comme intrigue – ce n’est pas par procuration, mais pleinement, réellement. Est ici refusé tout bonheur qui ne serait qu’une image du bonheur.
Proposition 2 : Le bonheur n’est pas la simple réponse à un stimulus présent (sensualisme, hédonisme), il est le retour ou la reprise d’un quelque chose qui a trait au passé : « […] le bonheur de tomber amoureux correspond au fait de se souvenir » (p. 61).
Proposition 3 : Ce quelque chose est une part oubliée de nous-mêmes que nous n’avons jamais véritablement possédée : de « l’insu » en nous, « comme notre propre enfance – celle qui nous a échappée quand nous la vivions, mais qui, souterrainement, creusait son sillon à même notre chair » (p. 56).
Proposition 4 : Ce retour n’est pas de l’ordre de la recréation mentale, dans la plus plate acception du terme « souvenir », car il n’est à aucun moment coupé du passé ; il est le passé enfin à vif.
Philippe Chevallier
Penser à Demy /2014

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PS  on notera p. 39 un clin d’œil amical à Marcel Carné (qui a beaucoup en partage avec Demy), autre perdant magnifique dont l’œuvre d’après-guerre continue d’être ignorée. Plus que Les portes de la nuit (1946), il faudrait citer l’incroyable Terrain vague (1960) – ce diamant mal taillé que Truffaut admirait en cachette – le début de La Marie du port (1950) ou encore Trois chambres à Manhattan (1965), seul film français fidèle à New York.

Extraits ICI

Alain Naze, Jacques Demy, l’enfance retrouvée
Paris, l’Harmattan, 2014, 68 pages, 10,5 euros

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1 Citons le très bel article d’Emmanuel Dreux consacré aux Parapluies de Cherbourg, dans le Dictionnaire de la pensée du cinéma, Paris, PUF, 2012, p. 521-522 (que j’ai dirigé avec Antoine de Baecque) et Laurent Jullier, Abécédaire des Parapluies de Cherbourg, Paris, L’Amandier, 2007.
2 Le public de Demy n’est pas le public de la Nouvelle Vague et la Nouvelle Vague n’est pas « en chantée », ce sont deux cinémas absolument différents : cf. Dictionnaire de la pensée du cinéma, op. cit., p. 521.

Jacques Demy. L’enfance retrouvée / Alain Naze

« À l’origine de ce petit livre, il y a d’abord ce bonheur têtu du spectateur face aux films de Jacques Demy. Selon quels mécanismes singuliers son œuvre parvient-elle à produire ses effets ? On parlerait de l’univers « en chanté » du cinéaste nantais, bien sûr, on évoquerait aussi cette part d’enfance présente dans l’ouverture aux contes, ou encore les couleurs éclatantes des décors nous arrachant à la grisaille quotidienne. Rien de cela ne serait faux, mais laisserait peut-être passer l’essentiel, à savoir que le cinéma de Jacques Demy détient la capacité de rendre heureux, avant tout parce qu’il n’a pas oublié la leçon de Max Ophüls, selon laquelle « Le bonheur n’est pas gai ».
Il ne s’agit pas de tempérer en cela le bonheur, bien au contraire, mais de l’envisager comme bonheur « intégral », c’est-à-dire en n’omettant aucune de ses deux faces, que Walter Benjamin avait mises en évidence : la dimension hymnique du bonheur et sa dimension élégiaque. Or, si le cinéma de Jacques Demy s’avère constituer, profondément, un opérateur de bonheur, c’est que cette dualité du bonheur sera présente à des niveaux multiples dans son œuvre : du côté du récit, mais aussi de l’enchâssement du récit en images et de la musique, ou encore, du point de vue de l’usage qu’il effectue du médium cinématographique lui-même. L’enfance qui revient sous l’effet de cette œuvre est celle que produit la remémoration, quand elle parvient à conjoindre les deux côtés qu’on avait longtemps pensé être incommensurables, un peu comme chez Proust, lorsque le narrateur en arrive à concilier les larmes propres au côté de Méséglise avec le soleil caractéristique du côté de Guermantes ». [Quatrième de couverture]

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« La tonalité nostalgique du cinéma de Demy ne doit pas nous tromper : sa quête est beaucoup plus ambitieuse que celle qui consisterait à simplement recoller les morceaux, épars et/ou disparus de son enfance ; l’or qu’il recherche est d’une autre trempe : c’est l’enfance elle-même dont il veut le retour ! Non une enfance aux traits fatigués comme on en peut voir sur certaines photos jaunies par le temps, mais une enfance qui jaillirait aux détours d’une image, d’une chanson, avec tous ses possibles rouverts en un éclair – et, dans le cadre d’une démarche nécessairement non exhaustive, ce sont certains de ces éclats qu’on aimerait ici porter au jour. Car si la question du bonheur doit, contre l’apparence, être envisagée comme une question intempestive, c’est d’abord parce qu’elle ne peut pas renvoyer au simplement possible du gouvernement contemporain des vivants, à visée seulement conservatrice, loin de toute forme d’intensification des formes de vie, pas plus qu’à l’impossible des utopies politiques de naguère, mais qu’elle réfère sans doute bien davantage à un virtuel insurrectionnel, inscrit dans l’épaisseur du temps. C’est en cela que Jacques Demy serait le nom d’un opérateur de bonheur, dans sa capacité à réveiller en nous l’enfant oublié – celui que les mailles du souvenir conscient ne peuvent que laisser échapper.
Le cinéma de Demy, ce serait donc l’enfance continuée, et non pas figée sous la forme de simples souvenirs, raison pour laquelle ses films concernent tout autant l’enfance du spectateur, ainsi réveillée – effet que ne saurait produire un cinéma qui se contenterait de revenir sur un passé révolu, à la fois parce qu’alors c’est un passé mort qui serait évoqué (évocation n’en conjurant pas la disparition), mais aussi parce qu’il ne pourrait toucher vraiment (uniquement sur le mode du regret, d’ailleurs) qu’un spectateur dont les propres souvenirs pourraient s’apparenter, à un certain niveau du moins, aux siens. Alors, oui, le cinéma de Demy est en puissance de nous rendre heureux, dans le sens fort du terme, c’est-à-dire jusqu’aux larmes [...] ». (Extrait du chapitre 1)
« Le cinéma de Demy ne désamorce pas ici [dans La Baie des Anges] la fantasmagorie du jeu (si ce n’est à travers des épisodes d’expulsion de joueurs du casino, évoquant l’envers du décor), mais la reverse plutôt au profit de l’amour – la fascination liée au jeu rejaillira sur la passion amoureuse, d’abord en érotisant le rapport de Jackie à Jean, puis en convertissant (durablement ?) l’énergie passionnelle pour le jeu en énergie amoureuse. Jean s’ouvrait bien de sa méfiance à l’égard du jeu, auprès de son ami Caron (« C’est un peu comme la drogue, tu comprends. Je me dis que si je mettais le doigt dans l’engrenage, je m’en sortirais pas »), prudence gagnée dans l’atmosphère familiale en prise avec des mécanismes beaucoup plus réguliers et sages (le père est horloger), mais c’est bien dans un engrenage incontrôlable qu’il est irrésistiblement entraîné, dès qu’il rencontre Jackie. Il est vrai que les deux types d’engrenage présents dans le film diffèrent : celui qui est pris par la passion du jeu espère qu’un miracle va se produire, que le destin va lui être favorable, et il fait tout le possible pour incliner ce dernier à son avantage ; à cet égard, il est un peu comme l’amoureux (ou l’amoureuse) amoureux de l’amour, et qui attend son prince charmant. A l’inverse, Jean rencontre Jackie, et c’est à partir de cette rencontre que l’engrenage amoureux l’enserre dans ses rouages. Or, aussi liée qu’elle soit à l’univers du jeu, il ne rencontre pas Jackie comme on rencontre le jeu : il a déjà reçu sa fortune du destin en rencontrant Jackie, alors que le joueur l’attend indéfiniment (où placer la limite à partir de laquelle juger que le sort nous aurait livré tout ce qu’il nous destinait ?). Ce dispositif instable entre amour et jeu (l’épilogue n’est une victoire de l’amour qu’à la condition d’être la défaite du jeu) reconduit au caractère contradictoire du bonheur, tel que Walter Benjamin pouvait en caractériser les deux faces : « L’une : l’inouï, ce qui n’a encore jamais existé, le sommet de la béatitude. L’autre : l’éternel encore une fois, l’éternelle restauration du bonheur originel, du premier bonheur » (1). On pourrait dire que le jeu, du moins dans le dispositif constitué par le film de Demy, représente la dimension hymnique du bonheur (l’attente du coup fabuleux, ou l’espoir d’une martingale imparable), alors que l’amour représente sa dimension élégiaque, Jean étant dans la position de l’amoureux ayant, en tant que tel, perdu son « objet » dès les moments qui suivent la rencontre (l’amoureux ne possède que ce qu’il ne possède pas) [...] » (Extrait du chapitre 2)

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«  L’opposition du rêve et de la réalité n’est [...] nécessairement que très superficielle au cinéma (ce pour quoi le « réveil » chez Benjamin n’est pas la négation du rêve), raison pour laquelle l’opposition entre cinéma de divertissement et cinéma d’avant-garde est souvent elle-même superficielle, comme le souligne justement Jacques Rancière, à propos du cinéma de Minelli : « Le passage de la “réalité” au “rêve” est en fait un passage de l’élément mixte de la fiction à la pure performance. Ici encore l’artisan de la comédie musicale est au plus près de la grande tradition avant-gardiste. Celle-ci n’a cessé de vouloir congédier la sottise convenue des histoires pour que l’art puisse faire briller ses pures performances. Mais il sait, lui, que la pureté ne va jamais seule. Le ballet ne serait qu’un numéro si sa grâce suspendue ne recueillait le petit pincement de cœur que provoque la fiction. Tout l’art de Minelli est d’opérer le passage entre les régimes » (2). Chez Demy, ce serait le petit pincement des retrouvailles manquées longtemps de peu entre les personnages dans Les Demoiselles de Rochefort, ou encore « ce petit agacement du côté du cœur » confessé par Simon Dame à Solange qui viendraient rehausser la pure performance des ballets des forains ou de Gene Kelly, mais ce serait aussi la passion amoureuse de François pour Edith, dans Une chambre en ville, qui arracherait à sa pureté le geste performatif d’un film entièrement chanté, autant dire qui l’arracherait à sa gratuité. Faire chanter les ouvriers et les CRS tient bien de la performance, et il faut tout le lyrisme du film – inséparable du souffle épique émanant des différents niveaux narratifs – pour que cette performance ouvre sur une émotion du spectateur, liée en l’occurrence à la dimension mélodramatique de l’œuvre. User des ficelles du mélodrame n’est pas, en soi, tromper, comme l’admiration de Fassbinder pour Douglas Sirk le confirme, la logique cinématographique n’ayant rien d’une opposition manichéenne entre le rêve et la réalité, cette dernière s’ouvrant bien plutôt un accès à la sensibilité du spectateur en se faisant trace mnésique, c’est-à-dire en échappant à sa conscience ». [Extrait du chapitre 4]

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« À multiplier ainsi les modalités de la reconnaissance, longtemps ajournée à travers tout un entrecroisement des personnages dans la ville de Rochefort, se manquant parfois de très peu, on n’est pas si loin du procédé théâtral classique nommé justement « reconnaissance », et dont Aristote parlait déjà dans sa Poétique. C’est que si l’on est bien ici [dans Les Demoiselles de Rochefort] dans la comédie, il y est cependant aussi question de destin, vécu sur le mode du hasard, notamment lorsque Andy, amoureux, chante : « Je rencontre une fille et j’en deviens crazy / La fille a disparu mais l’amour m’a choisi / Il a fallu que je traverse deux continents / Il a fallu ce hasard étonnant / Pour transformer ma vie et lui donner un sens ». Le fatum tragique, qu’on retrouvera dans Une chambre en ville n’est donc pas si loin, les personnages semblant ballottés au gré de circonstances hasardeuses, alors qu’ils seraient les jouets d’un destin qui, triomphant de toutes les difficultés et obstacles, inscrit la nécessité au sein de nos existences, leur donnant ainsi un sens en leur permettant d’échapper à l’arbitraire. Mais il faut faire jouer ici, me semble-t-il, l’autre dimension de la reconnaissance, celle de la remémoration, pour saisir la dimension profane du destin chez Demy : si, comme bien des occurrences dans les Demoiselles nous invitent à le penser, le bonheur de tomber amoureux correspond au fait de se souvenir, on comprend alors que l’amour réactive un bonheur vécu sans s’en apercevoir, ce qui permettrait de comprendre et le caractère d’événement propre à la rencontre amoureuse (de l’inanticipable nous advient), et le sentiment que l’autre nous était, depuis toujours, destiné. Andy le dit presque, dans les paroles de sa chanson, opérant un nouage entre son bonheur adolescent et musical et son bonheur amoureux actuel, comme si ce dernier, venant répéter le premier, le réactivait, mais d’une manière inédite. [...] Mais cet événement ne reconduit pas Andy seulement à un bonheur adolescent, dont il se souviendrait, car alors c’est la nostalgie qui l’emporterait chez lui et non cette joie profonde qui l’amène à danser dans les rues. Par conséquent, cette rencontre est bien ce qui produit en lui le réveil d’un bonheur passé mais non vécu, c’est-à-dire inscrit dans toutes ses fibres – il faut en effet que ce qui revient du passé ne soit pas révolu pour provoquer de la joie. Que la partition de Solange soit inséparable de cette rencontre amoureuse relevant de la reconnaissance (dans l’évidence d’un coup de foudre réciproque), c’est assez dire qu’il entre autant de musique que d’amour dans cet événement, et que la joie qui s’empare d’Andy et brise son désenchantement correspond à une forme de l’enfance retrouvée. Car après tout, la musique, il ne l’avait pas perdue, puisqu’il en avait même fait son métier ; ce dont il ne disposait plus, en revanche, c’était d’un rapport vivant à la musique – et celui-ci lui est restitué à l’occasion d’une rencontre inopinée, redonnant à la musique la couleur qu’elle avait lorsqu’il était adolescent. C’est cela qui distingue la remémoration du simple souvenir conscient : le dernier conserve au passé son caractère révolu, quand la première rouvre toutes les virtualités du passé – il est à nouveau prêt à donner sa vie, si la loi de l’amour le commande. L’amour de la musique est à présent devenu amour de Solange, subtile variation indiquant que si c’est bien le même qui revient (l’enfance), le simple fait de revenir fait ce même différer d’avec lui-même ». (Extrait du chapitre 5)
Alain Naze
Jacques Demy. L’enfance retrouvée / 2014
L’Harmattan / collection Quelle drôle d’époque !

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1 Walter Benjamin, « L’image proustienne », trad. Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz, Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p.139.
2 Jacques Rancière, « Ars gratia artis : la poétique de Minelli », in Les écarts du cinéma, Paris, Editions La Fabrique, 2011, p.81.

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