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Judith Butler : judéité et sionisme / Jean-Philippe Cazier

Avec son dernier essai, Vers la cohabitation – Judéité et critique du sionisme, Judith Butler poursuit une réflexion politique et éthique développée de manière explicite dans certains de ses livres antérieurs mais qui traverse en fait l’ensemble de sa recherche. La question du pouvoir et de la transformation des relations de pouvoir est présente dès son premier livre traduit en français (La vie psychique du pouvoir), mais aussi dans le plus célèbre Trouble dans le genre, où la réflexion sur la construction du genre est inséparable d’une logique politique : qu’est-ce que le genre et comment agir sur les relations de genre pour modifier les relations de pouvoir qu’elles impliquent ? Ce serait peut-être la question générale du travail de Judith Butler : comment s’exerce le pouvoir et comment agir sur les relations de pouvoir ? Il s’agirait de mettre au jour certains des mécanismes du pouvoir que nous subissons, mais surtout d’accompagner les résistances à ces mécanismes, l’analyse théorique n’étant pas ici séparée de la capacité d’agir.
Dans Vers la cohabitation, cette réflexion et ses dimensions pratiques concernent les relations israélo-palestiniennes, relations de pouvoir évidemment conflictuelles et violentes. Une des questions qui guident ce livre regarde la possibilité d’une critique qui ne serait pas antisémite de la politique israélienne à l’égard des Palestiniens. Si certaines des critiques faites à l’encontre de cette politique s’appuient sur des idées effectivement antisémites, l’Etat israélien lui-même affirme sur ce point un discours assimilant toute dénonciation à une position antisémite. Un des enjeux de ce livre est donc de fonder la possibilité d’une critique de la politique israélienne qui ne serait pas antisémite et s’appuierait au contraire sur un certain nombre de penseurs juifs ainsi que sur l’histoire, la culture et la pensée juives : « (…) il existe des ressources juives susceptibles d’être mobilisées pour une critique de la violence d’Etat, une critique de l’assujettissement colonial des populations, de l’expulsion et de la dépossession ». Il s’agit pour l’auteur de réfléchir aux conditions de possibilité d’une cohabitation entre Israéliens et Palestiniens, aux conditions qui pourraient rendre une telle cohabitation pensable et possible – la question de cette cohabitation incluant, dans ce livre, une réflexion plus large de philosophie politique.
Judith Butler – elle-même en partie formée par la culture juive – mobilise des penseurs et écrivains tels qu’Hannah Arendt, Emmanuel Levinas, Primo Levi, Martin Buber, Franz Kafka, Walter Benjamin, Franz Rosenzweig, mais aussi des auteurs non juifs comme Edward Saïd ou Mahmoud Darwich. Si tous ces auteurs ont vis-à-vis du sionisme ou de la politique d’Israël à l’égard des Palestiniens des positions différentes et parfois opposées, il s’agit pour Butler d’analyser leurs œuvres pour y trouver ce qui rendrait pensable et légitime, dans une perspective juive (mais pas uniquement), la cohabitation entre Israéliens et Palestiniens. L’originalité de ce livre est de penser la légitimité de la cohabitation, de la poser comme un droit et donc un devoir, en recherchant des arguments chez des penseurs juifs ou non mais qui permettent de concevoir la judéité et ce qu’elle inclut, du point de vue éthique, politique et subjectif, au sujet du rapport à soi et à l’autre. Judith Butler montre ainsi que la cohabitation entre Israéliens et Palestiniens ne serait pas réductible à un fait, à une simple option politique, ni même à la meilleure solution possible, mais qu’il s’agit, du point de vue de la judéité, d’un droit et d’un devoir : un droit à reconnaître et un devoir à respecter pour les Juifs en tant que Juifs (« la judéité doit rester liée à la lutte pour la justice sociale »).
Les interrogations sur le sionisme ne datent pas d’aujourd’hui et Vers la cohabitation rappelle les positions contrastées, parfois réservées, voire critiques, de certains penseurs juifs vis-à-vis du projet sioniste, et ceci dès l’origine. Si Butler, en privilégiant certains d’entre eux, retrace dans ses grandes lignes l’histoire des critiques juives du sionisme, analysant leur complexité et leurs présupposés, c’est d’abord pour mettre en évidence le caractère problématique de ce projet d’un point de vue non pas extérieur mais juif. Le sionisme serait une position non évidente pour les Juifs eux-mêmes, avant de l’être pour des non Juifs aux intentions éventuellement antisémites. Ce rappel est important pour au moins trois raisons : il permet de s’appuyer sur une pensée critique juive du sionisme, de développer un point de vue critique de la politique israélienne à l’égard des Palestiniens sans rejeter toute attache avec la judéité ; il met en évidence que n’existe pas un unique discours juif concernant le rapport aux Palestiniens ou la question d’un Etat israélien, mais que cette question et ce rapport sont l’objet de discours pluriels, divergents, contrairement à ce que pose le point de vue antisémite essentialisant ; il met en évidence le caractère infondé et dangereux du discours de l’Etat israélien qui, en présupposant que toute critique de sa politique à l’égard des Palestiniens est par définition antisémite, à la fois occulte l’histoire et la pensée réelles juives mais utilise lui-même la fiction d’un seul discours nécessaire, d’une seule position juive légitime, retrouvant sur ce point une homologie avec ce qu’il dénonce, à savoir l’essentialisme antisémite.
Judith Butler montre que le rapport aux non Juifs peut d’autant moins être l’objet d’un discours unique et unilatéral que ce rapport, la question de ce rapport et de ses modalités, sont constitutifs de la judéité. La réalité diasporique de l’histoire juive implique que les subjectivités juives soient indissociables du rapport aux non Juifs : être Juif ne se distingue pas de la nécessité d’être avec l’autre, de vivre avec l’autre, à l’intérieur d’une cohabitation nécessaire, sans cesse à repenser et à produire. L’identité juive est fendue en son centre puisqu’elle implique toujours le rapport au différent, à ce qui n’est pas soi, être Juif ne pouvant se penser qu’à partir d’une prise en compte déstabilisante de l’autre, d’un accueil de cet autre comme condition de soi, d’une forme de responsabilité vis-à-vis de l’autre. Il est bien question de penser la possibilité d’une éthique et d’une politique (les deux étant indissociables) élaborées du point de vue d’une judéité débarrassée du nationalisme de l’Etat israélien, une éthique et une politique impliquant la cohabitation, c’est-à-dire « une vie commune façonnée ensemble ».
Butler, ici, croise des préoccupations qui traversaient déjà certains de ses livres, à savoir élaborer les conditions d’une éthique et d’une politique inclusives, penser une « éthique de la dissémination » (au sens de Derrida), « un mode d’existence dans lequel l’altérité est constitutive de ce que l’on est », ce qui appelle l’accueil de l’autre, une politique de l’hospitalité (dans un sens, là encore, proche de Derrida). Rattachée à ceci, on retrouve la question centrale de l’identité et du pouvoir, l’analyse de la production d’identités nécessaires à un certain type de rapport de pouvoir – l’identité juive produite par l’Etat israélien ou, dans Trouble dans le genre, l’identité de la femme et de l’homme produite par l’hétérosexisme, ou l’identité de l’ennemi dans Ce qui fait une vie, etc. –, mais surtout la déconstruction des identités (« l’identité ne revient jamais pleinement à elle-même »), la mise en évidence de leurs présupposés, des rapports de pouvoir qui les produisent, de leur caractère relationnel, relatif et ouvert : des identités toujours produites à l’intérieur de rapports, inséparables du non identique et donc toujours précaires, provisoires, questionnables.
S’il s’agit, pour Judith Butler, de penser une judéité distincte du sionisme (ce qui ne revient pas du tout à faire la promotion de l’idée antisémite d’une disparition d’Israël), il s’agit aussi de montrer en quoi les termes du conflit israélo-palestinien renvoient à des questions et problèmes constitutifs de la judéité qui permettraient de penser ce conflit et la légitimité de la cohabitation : la question du rapport à l’autre, la question de la frontière, celle de l’identité ou de la cohabitation, ainsi que la reconnaissance des obligations éthiques et des droits et devoirs politiques impliqués par la judéité, font partie de ce que, selon Butler, signifie être Juif. Vouloir penser ce conflit en occultant ce que la judéité implique comme éthique de l’altérité et comme politique inclusive est au contraire le propre du sionisme nationaliste de l’Etat israélien : penser que la judéité et les conditions de l’identité juive ne sont possibles qu’à la condition de nier l’autre, de l’exclure, voire de l’opprimer – comme cela est le cas dans la violence politique, sociale, économique et militaire subie par les Palestiniens – revient non seulement à imposer à l’autre une souffrance que l’on espère ainsi, mais en vain, s’épargner, mais aussi à confisquer les termes de la judéité pour les rabattre sur ceux d’un Etat-nation militaire et guerrier, niant par là même, de manière violente, l’histoire juive et ses implications éthiques, politiques et subjectives. Pour Butler, il s’agit au contraire de « défaire l’association […] entre l’Etat d’Israël et le peuple juif, voire les valeurs juives », de remettre « en cause le droit de l’Etat d’Israël à parler au nom des valeurs juives, voire du peuple juif » – cette dissociation étant non seulement une condition d’une critique juive de l’Etat israélien mais surtout de la paix.
Butler trouve chez les auteurs qu’elle mobilise les moyens de développer toutes ces questions et perspectives ainsi que leurs implications. C’est le cas, par exemple, avec Hannah Arendt, dont le rapport à Israël et la position critique à l’égard du sionisme sont longuement analysés : « Pour Arendt […] nous n’avons pas le droit de choisir avec qui cohabiter sur terre. La population de la Terre, par sa diversité, nous précède toujours […]. Il n’est pas de fraction de la population qui puisse, pour elle-même, revendiquer la Terre. Revendiquer cela équivaut à initier une politique génocidaire. Cela signifie que la proximité non voulue et la cohabitation non choisie sont les conditions préalables à notre existence politique, ce qui fonde la critique arendtienne de l’Etat-nation (qui suppose une nation homogène) et implique l’obligation de vivre sur terre dans le cadre d’un régime politique qui établisse des formes d’égalité pour une population nécessairement hétérogène ». Vouloir choisir avec qui cohabiter, revendiquer la Terre pour soi, est ce qu’a fait le nazisme et entre dans la définition du crime nazi indissociable aujourd’hui de la judéité : comment se penser Juif aujourd’hui sans avoir conscience d’appartenir à une population que l’on a voulu exterminer, à laquelle a été refusée la possibilité de vivre parmi les autres, que l’on a dépossédée de tout jusqu’à vouloir la déposséder de son existence? Si l’histoire n’enseigne rien, elle est pourtant l’occasion d’une définition de soi, d’une conscience de ses droits mais aussi de ses devoirs (« implique l’obligation »), qui ici ne sont pas fondés abstraitement mais à partir d’une situation constitutive. La judéité est indissociable de ses conditions historiques et le rapport à la Shoah impliqué par la judéité implique lui-même une éthique de l’altérité, une politique de l’hospitalité et de la responsabilité, la reconnaissance de l’obligation éthique et politique de la cohabitation.
Autrement dit, si la formule « Plus jamais ça » a un sens lorsqu’elle est appliquée à soi, elle ne peut avoir réellement de sens que si elle vaut également pour l’autre. Si la conscience de la Shoah est constitutive des subjectivités juives – comme elle devrait l’être des subjectivités non juives – cette conscience de l’expropriation, de la déportation et de la solution finale devrait ouvrir à la reconnaissance de soi mais aussi de l’autre comme ne devant pas être l’objet d’une expropriation, d’une déportation, d’une politique meurtrière (Butler, via Arendt, rejoignant ici les critiques classiques de la notion de « droit du plus fort » et certains aspects des théories du contrat social). C’est cette reconnaissance que, selon Butler, l’Etat israélien exclut, c’est précisément de cette reconnaissance dont sont exclus les Palestiniens – exclusion qui est donc illégitime du point de vue du droit politique autant qu’elle est en contradiction avec ce qui serait une position éthique juive consciente d’elle-même (sur ce point Butler relève et critique d’étranges formulations de Levinas).
Même si « à Gaza […] les conditions de vie sont mutilées et paupérisées, calquées sur le modèle concentrationnaire », il ne s’agit évidemment pas de justifier une identification entre Israël et le nazisme, identification historiquement non opératoire, politiquement stérile, et qui est une des stratégies actuelles de l’antisémitisme. Au contraire, mettre en évidence, comme Butler ne cesse de le faire, la distinction entre la judéité et le sionisme nationaliste, entre une éthique juive réelle et l’Etat-nation israélien, évite les présupposés de l’antisémitisme et permet l’analyse critique des fondements actuels de la politique israélienne à l’égard des Palestiniens, la déconstruction des discours nationalistes israéliens, la mise en évidence, dans une perspective juive, de l’obligation éthique et politique de la cohabitation entre Israéliens et Palestiniens.
On l’aura compris, dans ce livre Judith Butler analyse de manières multiples et riches la violence inhérente à l’Etat-nation israélien et son décalage par rapport à la judéité, manières que nous ne pouvons ici qu’évoquer. Par exemple, en s’appuyant sur l’œuvre de Primo Levi, Butler montre la façon dont cet Etat se rapporte à la Shoah pour justifier sa propre violence et produire des subjectivités qui ne peuvent que vouloir cette violence, pour produire une identité juive qui ne peut se poser que contre l’autre. Dans cette optique, la Shoah apparaît instrumentalisée, disparaissant comme événement absolu de l’histoire juive – et mondiale – pour n’être plus qu’un moyen au service d’une violence militaire et politique.
A travers une analyse fine des écrits du même auteur, Butler met également en évidence la façon dont le souvenir de la Shoah sans cesse réactivé par l’Etat israélien, la façon dont le traumatisme de la Shoah omniprésent dans le discours politique israélien, produisent des subjectivités se définissant par un traumatisme qui ne renvoie pas à un objet actuel, des subjectivités vivant au présent un traumatisme sans référent présent et percevant ce présent, de manière quasi-hallucinatoire, à travers un souvenir qui non seulement occulte la réalité de l’événement passé, la mémoire de cet événement, mais rejoue au présent les conditions de ce traumatisme en produisant incessamment la figure de l’ennemi auquel s’opposer et contre lequel se défendre : « nous pouvons voir se manifester sur les deux bords du débat politique en Israël une certaine instrumentalisation stratégique […] qui vise à produire une accusation qui soit paralysante. Le moyen discursif par lequel l’Holocauste est réinvoqué est une façon, précisément, de réactiver la douleur associée à cette réitération même, et d’instrumentaliser cette réitération et cette douleur à d’autres fins. La question est de savoir si cette réitération, instrumentalisée à des fins politiques, n’a pas pour conséquence de déplacer la douleur (de combler l’écart historique entre le présent et le passé) et d’abandonner le référent lui-même ». L’Etat israélien produirait un oubli de la Shoah en tant qu’événement réel, un oubli des millions d’individus juifs réellement déportés, gazés et brûlés, coupant par là la judéité de son référent contemporain central.
La critique et la déconstruction du discours politique israélien menées par Judith Butler implique donc une critique de la représentativité de l’Etat israélien, de sa capacité à incarner une identité juive, la question étant alors : comment, en tant que Juif, peut-on se reconnaître dans l’Etat-nation israélien ? Le livre de Butler développe ainsi une critique de l’Etat-nation, de l’identité nationale et nationaliste, mais cette critique en implique également d’autres, des élaborations conceptuelles originales concernant l’histoire, les minorités, la mémoire, le témoignage, ou les notions de frontière, de territoire, d’universalité, de vie, d’hétérogénéité, de traduction, etc. – comme elle implique la mise en avant de « personnages » habituellement laissés dans l’ombre par le discours et les mécanismes du pouvoir : l’apatride, le vaincu, le déporté… Ainsi, est mobilisé, examiné et redistribué tout un contenu philosophique extrêmement riche et intéressant, Vers la cohabitation apparaissant aussi, par-delà la réflexion sur le rapport israélo-palestinien, comme un livre important de philosophie et de philosophie politique et éthique.
Répétons-le : si Butler indique parfois de façon explicite les solutions qui lui paraissent préférables, son livre ne se présente pourtant pas comme un ensemble de recettes qu’il suffirait d’appliquer pour faire cesser d’un coup le conflit israélo-palestinien. Vers la cohabitation a essentiellement pour finalité de rendre pensable la cohabitation entre Palestiniens et Israéliens, de réfléchir aux conditions de possibilité d’une telle cohabitation – la réflexion développée par Butler, à la fois théorique et pratique, visant surtout à permettre une critique de la politique israélienne, critique développée d’un point de vue juif et non antisémite en s’efforçant de répondre à la question : comment penser le présent et agir au présent ? Les conditions de cette cohabitation, donc d’une politique inclusive, sont indissociablement politiques et éthiques, Butler développant ici une philosophie politique inséparable de l’éthique, et nécessitent la refondation d’une éthique juive qui a pourtant vocation à valoir pour d’autres que les populations juives : d’une part parce que cette éthique concerne le rapport à ces autres, d’autre part parce que ses maximes possibles peuvent être reprises, transposées, « traduites » et reconnues par d’autres. Si, pour que les conditions de la cohabitation soient possibles, il est nécessaire de distinguer la judéité du sionisme, cette distinction n’a de sens qu’à partir d’une reconnaissance éthique nouvelle et de la critique de l’Etat-nation, cette critique de l’Etat-nation et tout ce qu’elle implique comme questionnement et déconstruction nécessaires – examen critique du nationalisme, de l’identité nationale, de la notion de peuple ou de frontière, du recours à la violence légitime par l’Etat, etc. – pouvant également servir de directions pour une réflexion qui ne concernerait pas que le rapport entre Israéliens et Palestiniens. En ce sens, ce livre de Judith Butler se présente effectivement comme un livre important de philosophie politique et éthique puisqu’il engage la déconstruction – déconstruction déjà initiée par Butler dans ses autres textes – et la refonte d’une grande partie de ce qui fonde aujourd’hui la pensée éthique et politique et empêche le refus que certains revendiquent la Terre pour eux seuls.
Jean-Philippe Cazier
publié sur blog-Mediapart le 26 décembre 2013
Judith Butler / Vers la cohabitation – Judéité et critique du sionisme
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