Il s’appelle Bilal Berreni.
Il a 23 ans.
Bilal Berreni est artiste.
Il a pour nom d’artiste Zoo project. C’est le nom qu’il s’est choisi, qu’il a inventé pour se désigner en tant qu’artiste non répertorié dans le catalogue social. Zoo project n’est pas un nom, c’est une signature anonyme autant que collective, puisque tout anonymat est collectif. Zoo project n’est pas le nom de quelqu’un, c’est la signature d’un artiste, celle de son art, c’est-à-dire d’un mouvement de création.
La signature que Bilal Berreni a choisie est celle d’un projet qui concerne l’animal, la vie, le vivant.
Bilal Berreni n’a pas 23 ans, il a l’âge des animaux, de tous les animaux.
Zoo project est un artiste dans la rue.
Zoo project peint des animaux sur les murs inertes. Il peint des formes animales sur les murs, sur des constructions urbaines. Il peint des êtres animaux sur des murs que personne ne regarde, des murs pour empêcher le regard, pour empêcher la marche. Les murs de nos immeubles, ceux qui quadrillent nos rues, qui font de nos rues des prisons.
Il fait naître des animaux là où ils ne pouvaient pas être, là où la vie semblait avoir déserté.
Peindre des animaux sur les murs, c’est trouer les murs d’une vie vivante. Bilal Berreni a trouvé le moyen de trouer les murs sans utiliser de bombe explosive, sans assassiner personne. Habituellement nous sommes des assassins, nous avons envie de l’être. Comment ne pas être un assassin ? Le plus étonnant est que nous ne prenions pas les armes pour tuer ceux qui nous dominent.
Bilal Berreni a su ne pas devenir un terroriste, il a su ne pas assassiner mais créer de la vie. Sur la façade d’un bâtiment abandonné des Cévennes, Zoo project a peint la chaîne de l’évolution, des animaux sortant des eaux, des hommes également, d’autres animaux, le cycle sans fin de la création du vivant, qui est aussi celui de l’art. Cette peinture a été faite sur les murs d’un bâtiment sans doute abandonné, inutile, au milieu de la nature, au milieu des arbres et des herbes sauvages, comme une antithèse réussie de nos espaces urbains. La fresque est sans doute toujours là, laissée à la contemplation des arbres, pour le seul regard des arbres, des oiseaux et des loups. La vie qui se contemple elle-même, serait-ce cela une œuvre d’art ?
Zoo project peint des animaux sur les murs, des formes animales, des êtres hybrides, mi hommes mi animaux, puisque la vie n’a pas de murs et que le vivant en tant que tel est toujours un hybride. Il peint des animaux inédits, qui font des gestes que nous ne connaissons pas.
Zoo project est un artiste qui peint la vie du vivant et il la peint sur des murs qui sont aussi, pour lui, des êtres vivants, des murs qui ne sont plus des murs pour la domination des corps et des esprits, mais des murs que nous pourrions regarder comme des plantes ou des animaux ou des corps. Il suffit à Bilal Berreni de peindre des animaux sur les murs pour que les murs deviennent la forêt vivante que déjà ils étaient, pour que nos villes aussi deviennent des forêts.
Zoo project est un artiste dans la rue. Etre un artiste dans la rue est quelque chose de politique. Etre dans la rue et créer dans la rue est politique puisque la rue est un espace politique. Si l’art ne se fait pas dans la rue, si les musées ou les livres ne rejoignent pas l’espace de la rue, à quoi bon ?
Nos rues nous enferment dans les murs du néolibéralisme, dans l’espace matériel et mental de la logique néolibérale, qui est une logique de la domination. Partout nos rues nous montrent ce que nous devons voir, ce que nous devons dire, ce que nous devons penser, ce que nous devons faire : les noms des rues, les noms de l’Histoire, les noms sur les affiches, les messages sur les affiches, les mots d’ordre de la consommation, les mots d’ordre de la politique, les frontières des villes, les sens interdits, les objets à consommer, les corps à consommer, les signes d’une consommation généralisée, d’une destruction généralisée. Qui a décidé que nos rues seraient cela ? Que les seuls messages autorisés dans l’espace public de la rue seraient ceux du néolibéralisme dans les corps, dans les têtes, dans le langage ? Quand et où avons-nous été d’accord avec ça ?
Nos rues sont donc des espaces privés, l’espace public est privé, privatisé, puisque le néolibéralisme fonctionne avec la privatisation de tout : privatisation du savoir, des biens, du langage, privatisation des conditions de la vie, de l’amour, de la pensée, du politique. Manifester dans la rue n’est pas un acte politique, c’est tout au plus une soumission supplémentaire. Si manifester dans la rue n’est pas un acte de création, de destruction et de création, alors à quoi bon ? Si manifester dans la rue ne crée pas du langage ou des corps ou de l’amour ou de la vie là où elle ne pouvait pas être, si ce n’est pas un acte artistique, alors ce n’est qu’une domination supplémentaire.
Les jeunes de 68 n’ont pas manifesté, ils ont créé quelque chose.
Les militants du FHAR, les Gazolines, n’ont jamais manifesté, ils et elles étaient des artistes.
Les femmes dans la rue ont créé, les premières gay pride ont créé.
Maria Galindo et les Mujeres Creando sont une création permanente dans la rue.
Mélenchon manifeste, il n’a jamais rien créé.
Zoo project est un artiste qui crée dans la rue, qui produit donc la rue comme un espace non plus privé mais pour tous, pour la création de tous. En peignant la vie sur les murs des villes, en peignant des animaux gigantesques, des êtres hybrides à l’échelle des bâtiments urbains, Zoo project peuple la rue de ce qui n’est pas supposé s’y rencontrer, de ce que la privatisation néolibérale de l’espace public ne peut pas intégrer : des animaux qui sont simplement là, pour rien, qui ne disent rien, ne servent à rien, et ne veulent rien, n’imposent rien et vivent de leur vie animale, là, parmi nous, avec nous. En créant dans la rue, en faisant naître la vie sur les murs, Zoo project fait ainsi une communauté nouvelle, que nous n’avions pas vue.
Bilal Berreni a fait du monde un espace public, à la recherche d’autres murs pour faire naître la vie.
À l’âge de vingt ans il est parti en Tunisie, lors du « printemps arabe » : « Je voulais voir une révolution. L’art n’est pas en dehors de la vie », dit-il.
Il peint les visages des gens, il peint sur des cartons les visages et les corps vivants de ceux qui sont morts comme de ceux qui sont vivants, de manière égale, égalitaire, puisque l’art ne peut produire que de la vie. Zoo project peint l’égalité de tous devant la vie, la vie anonyme, totale, la même vie pour tous, y compris la mort, celle des vivants et des morts. Il peint tous ces gens et montre ses peintures, encore une fois, dans la rue.
Zoo project va dans un camp de réfugiés, à la frontière libyenne. Il reste dans le camp et vit avec les réfugiés qui ne sont plus des réfugiés mais des gens dont il dessine le portrait. Comme pour les murs, l’invisible devient visible, les morts deviennent vivants. Il les représente en pied sur de grands morceaux de coton blanc, et les morceaux de toile sont accrochés à des bâtons plantés dans le sol, flottant au vent, comme des drapeaux mais pour des réfugiés sans frontières, pour ceux qui ne sont pas une nation mais des individus, et pour chacun Zoo project fait un drapeau qui le représente individuellement, son visage, ses mains, son regard, et chacun offre son drapeau au vent, à la dispersion par le vent, sans limite.
Pas de murs, pas de frontières. Pas d’argent. De la création, pour tous, avec tous, pour rien d’autre que la création, la vie.
À vingt-trois ans, Bilal Berreni avait ces idées et savait tout cela.
Il participe à un film également, un film par lequel, là encore, errer à travers le monde, faire du monde une errance, l’espace public d’une création vivante. Le film est fait avec Antoine Page et s’intitule C’est assez bien d’être fou.
Errer à travers le monde, traverser le monde, c’est une autre façon de trouer les murs.
En 2013 Zoo project part aux Etats-Unis, dans la ville de Détroit, pour peindre encore, des animaux sur les murs, des êtres vivants sur les murs de cette ville tuée par le capitalisme.
En mars 2014, son corps est identifié à la morgue de Détroit.
Jean-Philippe Cazier
Zoo project / 15 avril 2014
Publié sur le blog Mediapart de l’auteur
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Je n’ignore pas être animée d’une volonté rageuse de rendre improductif mon bas ventre. Je sécrète des maladies produites par cette volonté qui ne m’est pas en propre mais est le résultat de l’air que j’avale. Ces maladies sont issues de mon imagination. Mon imagination est issue des multiples corps qui ont multiplié mon imagination. Je suis une extension de l’imagination des autres, ce qui étend nos corps hors de tout contour. Chaque corps de l’autre étend autant de corps que d’imagination. Chaque corps refigure le corps. Chaque corps de l’autre étend autant de corps que d’imagination. Que par des langues propres on cherche à occuper, des langues non mystérieuses faites par des maladies non mystérieuses parce que saines et produites par la syntaxe droite. C’est une sorte de guerre. C’est comme une guerre. La syntaxe droite est l’idée droite qui capture les corps et les occupe. Elle fabrique des corps fermés prêts à entrer dans les tombeaux de ses guerres économiques. La syntaxe droite a besoin de la nature pour rendre opératoire et naturelle l’idéologie coloniale ou patriarcale ou encore patronale. Elle produit des idées naturelles pour asseoir son droit naturel. La vie naturelle est donc une production de la syntaxe droite. La syntaxe straight opère par occupation des esprits et des corps. De toutes les béances, la syntaxe droite en a trouvé une qui assure le pouvoir naturel. Le mot d’ordre de la syntaxe straight est donc l’occupation de l’utérus, c’est par là qu’elle poursuit la procréation de sa loi. Pour garantir son droit naturel elle fait de ce lieu un territoire qui garantit la vie naturelle. Les corps possédant un utérus sont ainsi expropriés par la vie absolue produite par le droit naturel et la syntaxe droite. Les siècles ont cousu les corps pour en fermer chaque trou. C’est aux béances les plus visibles du corps que l’idéologie dominante s’attaque et c’est par elle que toujours elle entre. Sa façon d’attaquer et de pourchasser les femmes voilées tient de la même manie que celle qui consiste à habiter le ventre des femmes. En faisant de la femme une vie faite pour la vie on trouve par là de quoi retirer la vie, ses droits, ses libertés, son corps. Et la possibilité d’un commun, puisque la voici tellement faite pour la vie qu’elle se trouve jetée hors de celle-ci et de son organisation. C’est donc comme une guerre. Oui, c’est une guerre. Contre les corps, car le corps n’existe pas. Le corps n’existe que par les devenirs dans lesquels il est pris : devenir-femme, devenir-animal, devenir-arabe, devenir-bouche. Toujours des devenirs qui défont le corps et l’ouvrent à une altérité qu’il n’est pas, qu’il n’est jamais. Même le corps du Christ est multiple et pris dans des devenirs : mangez mon corps, buvez mon corps, je suis mort, je suis vivant, crucifiez-moi. La bouche ne sert pas qu’à manger, elle est prise dans des mouvements étranges. Elle parle, elle suce et lèche, elle embrasse et mord – et elle peut embrasser et mordre en même temps. Mon corps aime avoir une bite dans le cul, c’est-à-dire aussi dans le cerveau et partout à travers mes nerfs comme à travers les tiens, mon amour. Les corps sont singuliers, mobiles, toujours ouverts, cosmiques. L’État ou l’Église ne cessent de vouloir identifier nos corps, les réduire à un corps figé, ordonné selon des impératifs qui ne sont pas ceux du corps mais de l’argent, des valeurs morales, de la police, de la patrie, de la Nation. Les groupes fascisants qui défilent et s’acharnent contre nos corps veulent la même chose : transformer nos corps en tombeaux, en choses mortes, sans futur ni joie. Ces mouvements réactionnaires, violents d’une violence qui s’organise et dont nous n’avons pas encore commencé à mesurer concrètement le degré, veulent imposer un ordre aux corps, un ordre immuable, fixe. Un ordre raciste, nationaliste, haineux, effrayé. Un ordre mortifère. Ce qu’ils veulent, c’est nous tuer, c’est ce qu’ils veulent précisément : en Russie, en Espagne, en France – tuer des corps, tuer des gens. C’est ce qu’ils font et c’est ce qu’ils feront. C’est donc une guerre. Une guerre contre nos corps. Mélanger nos corps. Par la bouche, les mélanger par la peau. Mélanger nos corps par le sexe, par la peau, par les mains. Mélanger nos corps déjà mélangés. Par la bouche, par la peau, par le sexe, par les yeux. Que les corps suintent. Que les corps s’écoulent, saignent. Que les corps submergent, nos corps submergés. Nos corps esclaves. Par la bouche, par la peau, par le sang, par les mains, par le sexe. Révolte révolte révolte.
Liliane Giraudon, Frank Smith, Amandine André, Jean-Philippe Cazier
C’est comme une guerre / 2014
Publié sur le blog Mediapart de Jean-Philippe Cazier
Vidéo : Le Corps collectif
Les féministes, en inventant le slogan « Mon corps m’appartient », ont exprimé une façon de créer les conditions d’un rapport à soi et aux autres nouveau, mais aussi une nouvelle façon de faire de la politique. A l’inverse, les manifestations actuelles du Printemps français, des Jeunesses nationalistes, de la Manif pour tous ou de Civitas, les discours actuels rejetant l’égalité des droits, la PMA, la GPA, ou encore les Gender Studies, et de même les discours racistes, antisémites, identitaires, nationalistes, se rejoignent en un même mot d’ordre affirmant que mon corps n’est pas à moi, que mon corps est un objet énonçable, manipulable, utilisable par ceux qui s’érigent en maîtres de nos corps et par là reconduisent une politique de la domination, une politique violente et mortifère.
Mon corps m’appartient signifie que le corps n’existe pas, qu’en tant qu’il est mien – et, qu’en un sens, il est moi – le corps ne saurait se réduire à un objet, une objectivation anatomique, biologique, naturelle, pas plus qu’à une objectivation sociale ou culturelle. Si mon corps m’appartient, c’est parce qu’il est un des vecteurs par lesquels je me pense et me vis, c’est-à-dire est un vecteur de subjectivation. Ainsi, d’une part, le corps n’existe que pluriel et, d’autre part, il est le lieu de possibles, une réalité à créer autant qu’elle est créatrice de rapports à soi singuliers, de relations aux autres inédites. Contre cette puissance des corps, l’hétérosexisme, le communautarisme blanc, universaliste, religieux, masculin, bourgeois, raciste, essaient de préserver les privilèges qu’ils impliquent, les hiérarchies qu’ils imposent, la domination qu’ils exercent, les subjectivités qu’ils façonnent : l’ordre des corps qui permet actuellement les rapports de pouvoir dans lesquels nous sommes pris.
Il est faux de dire que les revendications portant sur les droits des populations LGBT ne remettent rien en cause et sont la reproduction stricte de l’ordre hétéronormatif : dans la mesure où ces revendications impliquent de nouvelles réalités des corps, des désirs et des plaisirs, dans la mesure où ces transformations du droit rendent possibles de nouvelles visibilités et de nouveaux discours, elles ouvrent des brèches dans l’ordre hétéronormatif des corps et des relations affectives, sociales, politiques, subjectivantes. L’UMP ou le Pape François ont très bien compris cela. Que ces revendications soient l’occasion de mutations sociales, politiques et subjectives, devrait être affirmé et revendiqué, au lieu d’être nié par ceux qui, homos ou hétéros, les déplorent au nom d’une marginalité essentielle des LGBT, d’une conception anhistorique des institutions, du caractère secondaire de ces revendications, ou d’une volonté de se fondre dans un ordre existant : autant de positions qui manifestent le refus de remises en cause de l’ordre hétéronormatif et hétérosexiste, le refus de transformations sociales, politiques et subjectives réelles.
La même importance devrait être reconnue aux revendications des prostitué.e.s, des sans-papiers, des associations de consommateurs de drogues. A chaque fois, il s’agit d’affirmer l’existence de ces corps, d’en revendiquer la visibilité et l’égale dignité. Bien sûr, comme pour les revendications relatives aux droits des LGBT, celles qui sont portées par les groupes de prostitué.e.s ou de toxicomanes (par exemple pour la dépénalisation ou l’institution de salles de consommation) concernent d’abord des individus dont la marginalisation et l’effacement du paysage social ont des conséquences immédiatement violentes et dramatiques : il s’agit de cesser d’avoir peur, de cesser d’être discriminés, de cesser d’être exploités, de cesser de souffrir. Combattre la souffrance subie, n’est-ce pas par définition l’enjeu des luttes sociales et politiques ? Revendiquer le fait de ne pas avoir à souffrir, revendiquer l’égale valeur de sa propre existence – celle des Roms, des sans-papiers, des homos, des trans, des prisonniers, des séropositifs, des handicapés, des SDF – est déjà, en soi, une revendication et un acte politiques contestant l’ordre des valeurs et la hiérarchie des existences qui servent d’appui à la politique oppressive du pouvoir. De telles revendications portent l’exigence d’une mutation des valeurs, des hiérarchies et relations inhérentes à ce pouvoir, et sont en elles-mêmes le moyen de mutations sociales et politiques réelles. A chaque fois, il s’agit d’affirmer que mon corps m’appartient, que le corps est le lieu d’une bifurcation possible par rapport à l’ordre social, que cette réalité de mon corps ne regarde personne d’autre que moi et ceux avec lesquels, par ce corps et les possibilités qu’il déploie, j’entre en relation, que mon corps prostitué, drogué, clandestin, transgenre, voilé ou juif, existe autant et est aussi digne que celui d’une bourgeoise versaillaise ou d’un ouvrier de chez Renault. Et, à chaque fois, il s’agit d’affirmer d’autres subjectivités personnelles, collectives, politiques.
Que la politique s’appuie sur les corps, que le pouvoir soit aussi un investissement des corps, n’est pas une idée nouvelle : les œuvres de Michel Foucault, de Christine Delphy, de Judith Butler, d’Erwin Goffman, de Gilles Deleuze, de Marx, de Gayle Rubin, de Nietzsche, l’ont montré depuis longtemps. Que la prise en compte de cette dimension physique, matérielle, du pouvoir soit une condition de la résistance à ce pouvoir, qu’un travail sur nos corps soit nécessaire pour créer des lignes de fuite, n’est pas non plus une idée nouvelle. Cependant, les discours discriminatoires, les manifestations effectivement violentes, les politiques policières, la bonne conscience bourgeoise, les décisions des institutions étatiques et internationales que nous devons encore subir, rappellent que ce pouvoir est toujours actif, intact car mobile, structurant l’ordre des corps et des psychés selon un dynamisme qui, transformant les productions du pouvoir, maintient celui-ci dans toute son extension et son efficacité.
Il aurait été naïf, voire stupide, de croire que l’ordre de la domination était dissout : il suffit de regarder et nous le voyons partout. Ce qui pourtant pourrait être nouveau, en tout cas en France, ce sont les modalités par lesquelles ce pouvoir produit et diffuse ses discours, ainsi que les relations nouvelles qu’il met en place. Il est surprenant de constater la visibilité acquise par des groupes fascisants qui, d’une manière ou d’une autre, étaient déjà là mais demeuraient apparemment marginaux, comme il est surprenant de constater que les discours qu’ils tiennent semblent devenus audibles, acceptables et efficaces. Que des discours homophobes ou racistes soient également possibles et valables, diffusés à travers les médias de masse ou par les institutions politiques, qu’ils fassent l’objet et l’enjeu de campagnes politiques, qu’ils informent les subjectivités de manière « décomplexée », est peut-être une nouveauté qui serait à analyser. Comme il serait à interroger le fait que le gouvernement de droite espagnol, lorsqu’il rédige un projet de loi anti-IVG, et que le gouvernement socialiste français, lorsqu’il refuse le droit à la pma pour les lesbiennes, font la même chose : investir le corps des femmes, s’approprier leur utérus, discriminer, reconduire la domination, nier que mon corps m’appartient.
Toutes ces pratiques et tous ces discours ne sont peut-être pas nouveaux, mais ce qui peut l’être est le franchissement d’un certain seuil de visibilité et d’acceptation qui en change la nature et le degré d’efficacité : ne s’imposent-ils pas, aujourd’hui, comme des grilles légitimes de lecture, de compréhension du monde, des schémas à partir desquels il est possible d’agir légitimement en donnant une forme nouvelle à la domination (par exemple en justifiant la persécution des immigrés comme une politique légitime) ? Nous avons compris que la crise économique et ce qu’elle implique sont en réalité les moyens pour une bonne santé du capitalisme actuel. Il nous faudrait comprendre ce qui se met en place par ce qui semble être un changement dans l’ordre de la domination, dans l’ordre de la gestion des corps et la production des subjectivités. Il nous faudrait comprendre – par un travail qui ne peut être que collectif – ce que signifient ces visibilités nouvelles, ces discours et leurs effets nouveaux, ces alliances nouvelles que semble rendre possible le pouvoir aujourd’hui : tout ceci apparaissant comme le signe d’une reconfiguration que nous avons du mal à saisir mais qu’il faudrait pourtant saisir pour résister à ce que nous subissons et produire de nouvelles possibilités libératrices pour le corps, la pensée, l’existence, la subjectivité.
Ce qui se passe aujourd’hui semble réaffirmer, mais selon d’autres modalités – lesquelles ? – certains des partages qui structurent la domination. Partages entre les désirs acceptables et ceux qui ne le sont pas, entre les plaisirs valables et les autres, entre ceux dont les corps sont légitimement visibles, dont les paroles sont légitimement audibles, et ceux qui ne peuvent que demeurer dans les zones réservées de l’espace public, qui n’ont qu’à se taire ou parler selon les normes de l’hétérosexisme. Partages également entre les hommes et les femmes, partages entre les sexes et les genres, entre la nature et le social. Entre les bonnes communautés et les communautés nuisibles. Entre le religieux et le laïque, le privé et le public, le normal et le pathologique, le local et l’universel. Entre les existences valables et les existences maudites. Entre ceux dont la mort mérite d’être pleurée et ceux dont la mort est indifférente. Ce sont ces partages, à la fois généraux et individuants, matériels et psychiques, que s’efforcent de maintenir et de reconduire le Printemps français, le président de l’UMP, le ministre Manuel Valls, le cardinal Barbarin, Alain Finkielkraut, Houria Bouteldja, Dieudonné, Marine Le Pen, etc. Ce jeu d’oppositions, nécessaire à la domination, produit une série d’identités par lesquelles cette domination peut s’exercer de manière efficace, peut produire des subjectivités, investir les corps, légitimer des inégalités et des violences.
Par là, ces oppositions et identités construites, relatives, correspondent à une hiérarchisation des individus et des groupes que le discours actuellement dominant s’efforce d’imposer, de justifier par la référence à un ordre naturel inscrit dans les corps ou les psychés, par un modèle pseudo-biologique et naturaliste, essentialisant, qui transforme les existences en destin et justifie les discriminations en retrouvant, sous d’autres formes, la rhétorique et les pratiques racistes, sexistes, psychiatriques, policières, antisémites, homophobes, que la référence politique et sociale à la biologie a fondées et justifiées depuis le XIXe siècle. Ces partages fonctionnent comme un système d’exclusion/inclusion sans alternative, sans dehors, et impliquent une hiérarchisation des valeurs, des conduites, des existences, des individus, des groupes. Chacun est distingué, marqué, portant le signe qui le rend visible aux yeux des autres, montrant sur son visage l’identité qui lui assigne telle place, telle valeur, telles possibilités. Dans tous les cas, je ne m’appartiens pas, mon corps ne m’appartient pas, mon esprit ne m’appartient pas : rien ne peut faire l’objet d’une subjectivation singulière, d’un rapport à soi et aux autres inédit par rapport au système hiérarchique et réglé des corps et des âmes. Ce refus de la variation au nom d’une nature inscrite dans les corps ou dans la psyché – variation dont la réalité est pensée et produite comme dangereuse, morbide, ou marginale – est l’expression actuelle de l’idéologie d’un pouvoir qui se maintient à condition de ne pas reconnaître sa propre idéologie, celle qui domine notre société et fait apparaître comme allant de soi les discours et pratiques sexistes, homophobes, racistes, discriminatoires, auxquels nous sommes confrontés, que nous devons affronter, et par lesquels les sujets se construisent en reproduisant en eux et autour d’eux les conditions de la domination qui les produit.
Par delà le cas ponctuel des rassemblements anti-égalité ou des actions violentes des groupes fascistes, le problème du pouvoir actuel, celui auquel nous avons affaire, est que des individus ou des populations sortent des relations dichotomiques par lesquelles ce pouvoir fonctionne et qu’ils s’affirment en tant que corps singuliers, en tant qu’existences légitimes. Le problème est que l’immigré clandestin ou l’héroïnomane demandent les mêmes droits que n’importe qui, affirment leur propre valeur comme étant égale à celle de n’importe qui. Il est significatif que le gouvernement socialiste français n’ait pu entendre et accepter les revendications des populations homosexuelles que dans la mesure où ces revendications demeuraient dans les limites habituelles du mariage : l’égalité des droits n’a été validée – de manière partielle, laissant demeurer certaines discriminations – que parce que ces droits étaient liés au mariage et parce que le mariage entre personnes de même sexe se conformait aux habitudes du mariage. Toute autre possibilité est exclue, toute reconfiguration non habituelle du modèle familial et de la filiation est jusqu’à présent niée, le refus de la PMA – sans parler de la GPA – n’étant que l’effet le plus visible de la perspective hétérosexiste dont ce gouvernement ne sort pas et que nombre d’homosexuels comme d’hétérosexuels partagent. Les nouvelles relations ne sont ici possibles qu’à condition de pouvoir être rapportées aux anciennes, les corps avec leurs désirs et plaisirs ne peuvent être reconnus qu’à condition de pouvoir se superposer aux habitudes normées et normatives des corps.
Le fait est que les droits des trans sont restés dans les oubliettes dont ils ne sont jamais sortis, que les salles de consommation de drogue sont refusées, que la volonté de chasser les Roms de l’espace public n’a jamais faibli, que le droit de vote des étrangers a été une fois de plus enterré, que l’hétérosexisme imprègne toujours autant la culture gay, les médias de masse, la visibilité commune, que les corps des femmes musulmanes voilées, que les corps juifs, arabes, clandestins, transgenres, sont non seulement toujours aussi invisibles mais sont, de manière nouvelle, l’objet d’une invisibilisation, d’une dénégation, d’un refus, d’une assignation à résidence à l’intérieur des hiérarchies toujours présentes du pouvoir : « Vos corps ne vous appartiennent pas ».
Il faudrait, à chaque fois, pour chacun, affirmer la légitimité de dire « mon corps m’appartient », de dire que l’on ne se reconnait pas dans les identités assignées, les dichotomies imposées, les relations instituées. Si, par exemple, le travail de Judith Butler rencontre en France autant de résistance, c’est parce qu’il affirme cette légitimité. Et qu’il l’affirme comme le moyen d’une action sur l’ordre hétéronormé du pouvoir, sur l’ordre raciste, sexiste, néolibéral, qui règle les corps, mais aussi comme le moyen de subjectivités nouvelles. Affirmer que mon corps m’appartient revient à dire que le corps n’existe pas mais qu’il est créé et à créer, dans des conditions relatives et changeantes, qu’il ne relève pas d’une réalité biologique qu’il actualiserait ou effectuerait, pas plus que d’une réalité sociale ou culturelle à laquelle il devrait nécessairement correspondre. Affirmer que mon corps m’appartient revient à dire qu’en tant qu’il est à créer, le corps est aussi une source d’invention pour de nouvelles relations amoureuses, familiales, politiques. Affirmer cela revient également à dire que nous n’avons rien à faire de ce que nous disent la psychanalyse, la biologie, la génétique, le droit, l’Eglise, l’Etat – que nous ne sommes pas concernés par ce qu’ils prétendent nous dire sur la façon dont nous devons avoir un corps, dont nous devons désirer et avoir du plaisir, dont nous devons aimer et mener nos existences, dont nous devons établir des relations et avec qui. Reprendre aujourd’hui le slogan « Mon corps m’appartient », c’est aussi en faire la formule de nouvelles possibilités de subjectivation qui ne respecteraient pas les sens interdits de l’hétérosexisme et de ses relais scientifiques, médicaux, culturels, médiatiques, technologiques, politiques et institutionnels. Cette formule, en elle-même, implique la nécessité d’inventer des conditions nouvelles de désidentification et de subjectivation – invention qui n’est possible qu’en créant, au minimum, d’autres possibilités collectives d’analyse, d’action, d’existence.
Jean-Philippe Cazier
Nos corps nous appartiennent
Publié sur blog Mediapart le 17 février 2014
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« Nous nous tenons poreux, incertains, joyeux, sur le seuil des transductions, oscillant entre le mouvement et l’image, entre un corps et un autre, entre visible et invisible. Nous habitons l’interface mouvante entre humain et animal, culture et nature, lointain et proche… Nous sommes traversés et nous traversons. Et nos corps sont réels. »
Photo : Xavier Le Roy / Floor Pieces