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Gaza dans ma tête / Jean-Philippe Cazier

israel-pacifistes

Nous en sommes à combien de morts ? 800 morts ? 900 ? Mille morts ? 1500 morts ? Il semble que Gaza soit le nom d’une terre peuplée de morts. Quelqu’un a-t-il calculé quel nombre de morts il fallait atteindre pour – pour quoi au juste ? Le nombre de morts augmente chaque jour, chaque heure. Et ce comptage paraît absurde, vide, tournant à vide comme une mécanique sans but. S’agit-il seulement de tuer, de tuer des gens ? On ne sait pas. On nous dit qu’il y a eu mille morts à Gaza depuis le début des bombardements israéliens. Nous ne savons pas qui sont ces morts. Leur nom ? Leur visage ? Le visage et le nom de chacun d’eux, parce que je suis dans une civilisation où le nom et le visage sont ce qui demeure d’un vivant – jusqu’à ce qu’il soit oublié, qu’il disparaisse, comme s’il n’avait jamais existé. Dire « il y a eu mille morts », « il y a mille morts », est-ce que cela veut dire : ces morts n’existent pas, ces mille vivants n’ont jamais existé ? Le chiffre 1000, l’idée qu’il y a eu « mille morts » laissent sans idée, sans représentation, sans existence.
Depuis que je suis enfant, je sais qu’il y a un conflit, une guerre (comment l’appeler ?). Je le sais parce que depuis 48 ans des images de ce conflit traversent régulièrement, parfois quotidiennement, les écrans de télévision. Les journaux font leur « une » sur ce conflit qui, pour moi, a toujours été là. Je sais aujourd’hui par les médias qu’il y a eu 1000 morts à Gaza depuis le début des bombardements de l’armée israélienne, depuis le début du mois de juillet 2014. Mille morts – plus sans doute – en 20 jours. Depuis 48 ans, combien y a-t-il eu de morts ? Depuis 48 ans que ma vie est régulièrement traversée par ce conflit – cette guerre ? –, combien y a-t-il eu de morts ? De combien de morts lointains, proches, ma vie est-elle ainsi entourée ? Combien de morts palestiniens ? Israéliens ? Combien de milliers, peut-être de millions de morts ? Et combien, parmi ceux qui sont encore en vie, ont vu et voient leur vie massacrée ? Les chiffres recouvrent tout, la mort et la vie de chacun. La grandeur de ces chiffres laisse la tête vide. Laisse un peu hébété. On ne comprend pas : mille morts, dix-mille morts, 500000 morts ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Quel est le but de cette addition sans fin depuis tant d’années ?
On se souvient d’Auschwitz. On se souvient que six millions de Juifs ont été assassinés dans les camps de la mort nazis. Je ne dis pas cela pour identifier l’État israélien actuel aux dirigeants nazis, pour identifier la politique israélienne actuelle au nazisme. L’équation Israël = nazisme ne veut historiquement rien dire, n’a aucune efficacité politique, mais est surtout une idée antisémite, l’idée actuelle d’un révisionnisme antisémite. Auschwitz est le nom qui vient à l’esprit lorsque l’on pense à ce fait : six millions de Juifs ont été assassinés dans les camps de la mort nazis. Dans les camps d’extermination, comme on dit. « Mort » ? « Extermination » ? Est-ce que ce sont les mots qui conviennent ? Est-ce que ce sont les mots qui correspondent à ce chiffre, qui sont à la hauteur de ça : six millions de Juifs sont morts assassinés par les nazis ? Là encore on reste seul devant ce chiffre, devant l’énormité de ce chiffre qui recouvre tout – tous les noms, les visages, les pleurs, les cris, les regards – et qui ne dit rien d’autre que cette mesure inimaginable du meurtre de six millions de Juifs, assassinés parce que Juifs. Mais que dit ce chiffre, également, sinon que ces Juifs n’ont jamais existé ? Est-ce que ce n’est pas cela que voulaient les nazis : tuer des millions de Juifs pour que l’immensité du nombre efface l’existence même de ceux qui ont été assassinés ? Tuer en masse pour supprimer de la surface de la Terre, mais surtout pour que ces millions d’individus n’aient jamais existé ? Est-ce que ce n’est pas cela que fait aujourd’hui l’État israélien, qu’il fait depuis des années : nier l’existence des Palestiniens, les tuer en masse parce que pour l’État israélien les Palestiniens n’existent pas ?
Il semble que les guerres actuelles produisent une mort de masse et surtout produisent des chiffres. Mort industrielle, si l’on veut, puisqu’un des buts de l’industrialisation est de produire des quantités nombrables. Ainsi, la mort devient abstraite, mais la vie aussi. Bombarder une ville, ce n’est pas tuer, c’est atteindre un certain chiffre. Tuer six millions de Juifs, ce n’est pas tuer, c’est remplir un cahier des charges. Tuer mille Palestiniens, ce n’est pas tuer, c’est continuer l’addition de morts qui n’ont jamais existé. La mise à mort, ici, est autant suppression de la vie que négation de la vie – un négationnisme qui devient le principe d’une politique pour laquelle certains vivants sont éliminés parce qu’ils n’existent pas. Ce négationnisme est le principe de la politique d’Israël depuis le début – les Palestiniens n’existent pas – et les bombardements actuels de la population de Gaza n’en sont que la forme la plus visible, le prolongement militaire et médiatique. Une politique où l’industrialisation de la vie et de la mort est le principe de gestion des peuples – peuples dont l’existence est dans tous les cas et de toute façon niée. Et l’idée même de peuple relève de cette logique : un peuple, ça n’existe pas. Vivants, vous n’existez pas. Et morts, vous n’existez pas non plus. Chiffres à la chaîne, comptabilité d’entreprise. Ça a commencé avec Auschwitz, ça continue aujourd’hui, à Gaza.
Cet accroissement du nombre de morts palestiniens dit aussi autre chose : l’absurde mécanique, la surenchère de l’assassinat de masse montrent que, dans ce cas, le gouvernement et l’armée d’Israël n’ont pas de but sinon celui de tuer encore, d’accroître encore le nombre de morts. Pourquoi? Dans quel but tous ces morts – ces cadavres anonymes, ces vies rendues anonymes par la mort de masse –, dans quel but tous ces morts palestiniens et israéliens ? On ne sait pas, parce qu’au fond il n’y en a pas. Le but n’est pas simplement de tuer, mais de tuer le plus possible, encore. De tuer jusqu’à quand ? Jusqu’où ? Jusqu’à quelle limite qui donnerait un sens à ces milliers de cadavres et de vies massacrées – des vies palestiniennes et israéliennes ? L’État israélien justifie ces morts par la nécessité de se protéger. Mais on ne voit pas le rapport qu’il pourrait y avoir entre cet impératif de protection d’un État, de ses habitants, et ces milliers de morts depuis des années – et pour combien d’années encore ? Pour toujours ? Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Palestinien ? Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Israélien ? On ne comprend pas quelle équivalence mathématique permettrait de penser que des milliers de morts civils, que l’assassinat de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, garantissent la protection d’un État. On ne comprend pas comment bombarder une population sans défense, enfermée dans les frontières d’un territoire minuscule, comment bombarder des enfants sur une plage, comment bombarder des écoles et des hôpitaux, pourrait être le moyen d’une politique de défense pour un État. On ne le comprend pas parce qu’il n’y a pas de rapport, parce que ces bombardements et ces morts ne servent pas à défendre quoi que ce soit. Parce que tous ces morts depuis des années ne servent à rien, sinon à augmenter le nombre de morts palestiniens et le nombre de morts israéliens. C’est cela que fait l’État d’Israël : tuer la population palestinienne au nom de sa propre survie, mettre la population israélienne dans la situation d’être tuée au nom de sa propre protection. Se protéger en éliminant une population sans défense, sans armée, pour un État, est-ce vraiment se protéger ? N’est-ce pas plutôt une forme de génocide ? Protéger sa propre population en la maintenant dans le danger, en envoyant sa jeunesse se faire tuer, est-ce vraiment la protéger ? N’est-ce pas plutôt une forme, là aussi, de mise à mort ? C’est cette absurdité d’une mort générale et pour tous, une mort industrielle et aveugle, qui se déroule sous nos yeux depuis des années et qui tient lieu de principe et de finalité politiques pour l’État d’Israël. La mort est leur métier…
Je peux dire tout cela parce que je ne suis pas sous les bombardements et que je ne suis pas depuis des années soumis à la politique folle d’Israël. Je ne suis pas Israélien, je ne suis pas Palestinien. Je vis loin du conflit, géographiquement éloigné de ce qui se passe quotidiennement depuis des années dans cette région du monde. Si j’étais Palestinien et vivant à Gaza, peut-être que je distinguerais entre les morts palestiniens et les morts israéliens. Et peut-être que j’aurais raison. Parce que, aussi, cela me permettrait de survivre, et serait ma façon de trouver une logique et d’espérer. Je ne sais pas. Je ne peux parler que de mon point de vue.
Je sais qu’il y a un conflit, une guerre – comment appeler ça ? – car en un sens, depuis 48 ans, je vis avec ce conflit. Mais qu’est-ce cela signifie ? Je devrais dire : je sais qu’il y a un conflit parce que depuis 48 ans j’en vois des images, des photographies, j’entends des discours qui en parlent. Je me souviens des images de Yasser Arafat. Je me souviens des images de Sabra et Chatila. J’ai lu le texte si fort de Jean Genet sur ce massacre. J’ai lu des articles, j’ai parlé avec des gens. J’ai vu des images de jeunes soldats israéliens et des images de jeunes « martyrs » du Hamas. J’ai vu des photographies de cadavres d’enfants palestiniens. Des photographies de soldats israéliens de 18 ans, de 20 ans, faits prisonniers et exécutés. J’ai vu des reportages sur les colonies israéliennes et la haine de ces colons à l’égard des Palestiniens. J’ai vu des reportages sur des familles de colons désemparées, terrorisées. J’ai vu des photographies de mères palestiniennes déchirées par la mort de leurs enfants. Je me souviens de la poignée de mains entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin et de l’assassinat d’Yitzhak Rabin par un jeune Juif israélien. Je me souviens de ces images, de ces discours qui pour moi – et pour tous ceux comme moi – non seulement constituent ce que je sais de ce conflit, mais sont le conflit lui-même. Ce conflit est pour moi, de manière directe, un ensemble de photographies et d’articles. Et rien de tout ceci ne me permet de parler comme si j’étais un Palestinien vivant à Gaza ou un Israélien vivant à Jérusalem.
De quoi parler alors ? Et pourquoi parler ? Pourquoi écrire ce texte, sinon parce que je peux parler de la douleur et de l’incompréhension que ces images et ces discours sur le conflit produisent en moi. Et parce que cette douleur, cet effroi, cette incompréhension sont ce qui me relie à Gaza et à Israël, aux gens de Gaza et du territoire israélien – sont ce qui me relie à quelqu’un, quelque part à Gaza ou à Jérusalem, et qui doit lui aussi, vivant ce qu’il vit, sur place, avec les siens, connaître cette douleur, cet effroi, cette incompréhension face à une course folle au massacre et à la mort. À travers ces images, à travers ma mémoire, par cette douleur et cette indignation, je peux parler non à la place des Israéliens ou des Palestiniens, mais avec quelque chose qui nous lie. C’est cela, ici, ce que je peux faire pour ne pas en rester au spectacle médiatique permanent, pour ne pas en rester au comptage des morts, pour ne pas être abruti par le déferlement de photographies atroces, de discours simplificateurs, truqués, racistes, antisémites. Et essayer de dire, aussi, quelque chose de ce qui se passe. Ailleurs. Loin. Ici.
Jean-Philippe Cazier
Gaza dans ma tête / 2014
Publié sur son blog Mediapart le 27 juillet 2014
À lire sur le Silence qui parle :
Si nous le voulons / Mahmoud Darwich / Indiens de Palestine / Gilles Deleuze
Photo : Intervention divine / Elia Suleiman / 2002

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Chimères 82 : L’herbe / Edito : Le désir de l’herbe/ Jean-Philippe Cazier / Présentation du numéro au Palais de la porte Dorée dimanche 29 juin

La nature de l’herbe implique une tension vers un futur sans fin, celui de la croissance, de l’extension. Par là, l’herbe ne cesse de transformer ce qui apparaît comme ses limites provisoires, vagues, même si, dans nos villes ou nos campagnes urbanisées, l’herbe est entourée de murs, assignée à des zones limitées circonscrivant l’espace défini où l’herbe existe ici, à telle place – herbe sous surveillance, entretenue, fantasmée. Cette herbe humanisée implique un espace distinct d’un extérieur autre, une altérité à laquelle le désir de l’herbe est pourtant indifférent.
L’herbe n’a pas de murs, pas de frontières, elle ne se définit pas selon une altérité à laquelle elle s’opposerait. L’extension qui est son mouvement la prolonge au-delà d’elle-même mais transforme aussi ce qui l’entoure, l’intégrant à des rythmes confus de tiges et de feuilles, l’additionnant à tout un réseau herbeux, un entrelacs fragile de racines, un rhizome toujours plus large. Le monde selon l’herbe ne se divise pas en zones distinctes et circonscrites : l’herbe tend à devenir coextensive au monde, à s’étendre à la surface du globe jusqu’à le recouvrir d’un inimaginable réseau de milliards de kilomètres carrés. Le fait que dans nos espaces urbains l’herbe soit rare et pousse où elle peut, comme elle peut, dans les espaces les plus improbables et clandestins, signifie son illimitation, indique son désir et ce que ce désir ouvre dans le monde.
Jean-Philippe Cazier
Extrait de l’éditorial de Chimères 82 / L’Herbe / juin 2014

En partenariat avec la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration,
les éditions érès et Chimères vous invitent à la présentation du numéro 82 : L’Herbe, coordonné par Anne Querrien
dimanche 29 juin de 15h à 18h
en présence des auteurs au Palais de la Porte Dorée
Salle du Forum – entrée libre

l’après-midi sera clôturée à 17h30 par une intervention du Mécanoscope
Sucs / Performance pour deux voix multiples et une machine
Alain Engelaere – composition électroacoustique
Aude Antanse – voix
Marco Candore – voix et texte
Installation : Francine Garnier

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Judith Butler : Qu’est-ce qu’une vie bonne ? / Jean-Philippe Cazier

Qu’est-ce qu’une vie bonne ? est le texte du discours que Judith Butler a prononcé en 2012, en Allemagne, lorsque lui a été remis le prix Adorno. Ce texte de circonstance examine pourtant une question qui concerne des problèmes et enjeux centraux dans son œuvre : « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise » ?

Pour Butler, qui rencontre cette question chez Adorno, il s’agit moins de répondre ou de rappeler des réponses apportées par d’autres philosophes que de faire émerger ses conditions et son sens actuels. Il n’est pas répondu ici à cette question car personne ne peut dire à la place des autres comment mener une vie pour qu’elle soit bonne : « comment pouvons-nous penser à une vie vivable sans poser un idéal unique ou uniforme » ? Comme Kant l’a montré, vouloir dire aux autres comment bien vivre, qu’un Etat veuille penser pour tous un idéal unique et uniforme de la vie bonne, est un despotisme. Pour Butler, dire aux autres ce que doit être leur vie pour qu’elle soit bonne reviendrait sans doute à nier la pluralité des vies, à dévaloriser certaines vies au profit d’autres, à faire ce que fait le type de pouvoir actuel qui repose précisément sur la hiérarchisation des vies et la négation de certaines d’entre elles. Il faudrait trouver pour cela un autre mot que celui de « despotisme » qui ne convient plus à ce que fait le pouvoir lorsqu’il gère, hiérarchise ainsi les vies et en efface certaines qui dès lors n’existent plus.
S’il ne s’agit pas pour Judith Butler de donner une réponse qui délimiterait a priori une définition universelle de la vie bonne, il n’est pas non plus question d’affirmer un individualisme qui couperait chacun de son rapport aux autres et séparerait l’éthique du politique. Réfléchir au sens actuel de la question et aux conditions actuelles d’une vie bonne implique d’admettre la nécessité de penser le rapport de chacun aux autres, d’inscrire l’individu dans des relations collectives dont il n’est pas séparable, de reconnaître l’impératif d’un cadre général des relations à l’intérieur duquel chacun pourrait être capable de mener une vie bonne. Par l’analyse du sens et des conditions actuelles de cette question, Judith Butler met en évidence la nécessité d’un cadre collectif qui, n’imposant aucun modèle de vie, n’en est pas moins normatif, réfutant un individualisme qui ne serait que l’expression du règne de l’opinion commune ou l’argument apparemment libérateur d’un système qui est en réalité de domination.
S’il n’y a pas de réponse a priori et universelle à cette question, l’existence de celle-ci conduit cependant à reconnaître la nécessité d’un cadre politique par lequel chacun pourrait être capable de se demander comment mener sa vie pour qu’elle soit bonne, pourrait se représenter lui-même comme étant capable de mener sa vie, d’avoir une vie, d’être en vie : ce qui présuppose que la vie de chacun soit reconnue comme valable, vivable, vivante. Un tel cadre politique aurait pour finalité la vie, non pour la nier, en hiérarchiser les modes, rejeter au-delà du vivant les modes de vie dévalorisés – un tel cadre politique doit donc être différent de ceux que nous subissons actuellement. Une politique qui rendrait possible que des subjectivités puissent se demander pour elles-mêmes ce que peut être leur vie doit œuvrer à l’existence de telles subjectivités, et par là est inséparable d’une dimension éthique.
Le but n’est pas de parler et penser à la place des autres, mais de faire émerger des conditions rendant chacun capable de se poser cette question et d’y répondre pour lui-même. L’enjeu est de penser la nécessité du lien entre éthique et politique, lien qui implique d’interroger et de repenser l’individu, le sujet, la norme, le pouvoir, la liberté, le politique, etc. – autant de notions qui, dans ce texte pourtant bref, entrent dans des relations complexes et qui, conformément aux partis pris récurrents de Butler, sont d’une part réélaborées à partir de ceux qui subissent négativement les effets des systèmes de domination dans lesquels nous existons et, d’autre part, ont pour finalité pratique la résistance à ces systèmes, la possibilité de mutations positives.
La question « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? » demande que soit interrogé ce qu’est une « vie bonne » et une « vie mauvaise » pour nous, ce qu’est pour nous « une vie », ce que signifie pour nous « mener sa vie », que soit demandé qui peut se reconnaître dans ce « nous » qui interroge, dans ce « moi » qui s’interroge sur les conditions et possibilités de sa propre vie. Le sens et les conditions de la question ne se rattachent pas à une éternité des problèmes et questions mais concernent nos conditions d’existence présentes (la détermination de ce présent étant en soi problématique). Habituellement, soit cette question n’est pas posée, soit elle ne peut pas l’être : parce que des réponses existent déjà, sont répétées sans interrogation préalable, et que les conditions pour que la question soit posée ne sont pas réunies, celles qui existent excluant au contraire la possibilité de cette question. Dans les deux cas, l’absence de la question est liée aux dispositifs et effets de relations de pouvoir qui conditionnent notre pensée, nos existences, le rapport de chacun aux autres et à lui-même, le rapport du collectif aux individus ou aux populations minoritaires – dispositifs et effets qui conditionnent donc notre présent, notre histoire, nos subjectivités, le présent pluriel dont nous sommes inséparables.
Si nous nous demandons, au présent, « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise », c’est que les réponses existantes sont perçues comme insuffisantes et qu’un diagnostic du présent rend problématique le fait de mener une vie bonne dans un monde où « la bonne vie est structurellement ou systématiquement interdite au plus grand nombre », et où « ceux qui prétendent vivre une bonne vie le font en profitant du travail des autres, ou en s’appuyant sur un système économique qui produit de l’inégalité ». Si des réponses plurielles et contradictoires existent dans l’opinion commune – sans parler de la tradition philosophique –, elles ne nous permettent pas de penser les conditions actuelles d’une vie réellement bonne et s’ancrent dans un système politique, économique et culturel « structuré tout entier par l’inégalité, l’exploitation et les diverses formes d’effacement ». Les conditions et représentations actuelles de la vie bonne, assimilée par exemple au bien-être économique, à la prospérité, à la sécurité, nécessitent un monde assujetti et douloureux – « une vie mauvaise » – dont elles sont la reproduction et la justification. Si la vie bonne ne peut exister que pour quelques-uns au détriment de la vie des autres, peut-on considérer qu’il s’agit d’une vie véritablement bonne? Si le bien qui correspond à la vie bonne n’est pas universel, valable pour tous, est-il un véritable bien ? Si ma vie nécessite la souffrance des autres, la négation de leur propre vie, cette vie peut-elle être dite bonne ? A travers ces interrogations, Butler retrouve des propositions et problématisations de l’histoire de la philosophie – Aristote, Hobbes, Rousseau, Kant –, mais pour en faire un usage critique, pragmatique et actuel : le monde qui est le nôtre est mauvais, l’idéologie présente du bien vivre est un masque pour une exploitation et une aliénation généralisées, y compris pour ceux qui, profitant du monde tel qu’il est, y trouvant l’occasion d’y satisfaire des intérêts particuliers dont ils n’ont d’ailleurs pas réellement décidé, ne voient pas que ce monde les assujettit et pourrait aussi bien les détruire ou détruire ceux qu’ils aiment. Ce monde doit donc être changé.
Les conditions et représentations actuelles de la vie bonne impliquent l’existence d’un système d’exploitation et de négation de certaines vies, et donc une séparation entre morale, éthique et politique. Si Butler évoque, pour définir cette vie mauvaise – pour les autres et pour soi – inséparable de ce que l’on croit être la vie bonne, l’exploitation capitaliste de la planète, elle se concentre sur le mode actuel d’un pouvoir irréductible à des dimensions économico-politiques. Ce mode correspond à ce que Michel Foucault a nommé la biopolitique, et que Butler redéfinit ainsi : « Par biopolitique, j’entends ces pouvoirs qui organisent notre vie, ainsi que ceux qui rendent certaines vies plus précaires que d’autres, qui relèvent plus largement d’une gestion gouvernementale ou non des populations, et qui prennent des séries de mesures pour l’évaluation différenciée de la vie elle-même ». La biopolitique désigne cette modalité du pouvoir actuel dont la finalité est la gestion de la vie soumise à des intérêts qui sont ceux non de la vie ou des vies mais, par exemple, du néolibéralisme, de l’hétérosexisme, ou encore de l’occidentalocentrisme. La biopolitique définie comme action sur la vie implique une différenciation et une hiérarchisation par lesquelles toutes les vies n’ont pas la même valeur, et si certaines – les vies blanches, hétérosexuelles, masculines, etc. – sont valorisées, d’autres au contraire sont dévalorisées, voire niées en tant que vies vivables et avec lesquelles rendre effectif un rapport juste : vies pauvres, transgenres, irakiennes, vies tiers-mondialisées, exilées, réfugiées – toutes ces vies qui existent dans « une sorte de pénombre de la vie publique », et dont la mort n’est pas collectivement reconnue comme étant digne d’être pleurée, de faire l’objet d’un deuil, c’est-à-dire dont l’existence n’est pas reconnue comme valable. La biopolitique, en différenciant et hiérarchisant les vies, se rapporte à une représentation de la vie bonne indissociable de dimensions matérielles, économiques, juridiques, politiques, etc., à l’intérieur desquelles certaines vies tirent profit de la négation d’autres vies, de leur effacement, de leur souffrance, de leur exploitation. Par la biopolitique, la vie bonne nécessite la vie mauvaise, et ce lien prend place à l’intérieur de relations générales d’exploitation, d’appauvrissement, de mise à mort impliquant, à nouveau, que l’éthique, la morale et la politique soient dissociées. On voit mal pourquoi ceux dont les vies sont ainsi niées devraient accepter un tel ordre du monde.
Les conséquences de tout cela sont multiples, mais deux d’entre elles peuvent être soulignées du fait de leur portée critique et pratique : la hiérarchisation des luttes se situe elle-même dans la logique de la biopolitique dont elle est complice ; l’invisibilisation des minorités et des groupes dont la vie est niée (prisonniers, prostitués, toxicomanes, SDF, sans-papiers, trans, etc.) est autant politique que l’exploitation capitaliste : la violence symbolique et matérielle de la condition des femmes, des homosexuels, des précaires, des populations racialisées, n’existe pas hors du réseau d’un pouvoir globalement destructeur et dominateur. Si la résistance à ce pouvoir n’est pas elle-même transversale et globale, alors elle n’est qu’un simulacre de résistance, une complicité qui perpétue la réalité et les effets sociaux, économiques, culturels, législatifs, environnementaux, psychiques, du biopouvoir : si « il ne nous est pas possible de lutter pour une vie bonne, une vie vivable, sans satisfaire les exigences qui permettent à un corps de subsister (…), cette revendication ne nous suffit pas, précisément parce que nous survivons pour vivre ».
Comment ceux dont la vie n’est pas reconnue, ceux auxquels on ne reconnait pas d’être en vie, pourraient-ils se demander comment mener une vie bonne ? Pour se poser cette question, ne faut-il pas déjà que l’on vous reconnaisse et que l’on se reconnaisse comme étant une vie et capable de mener sa vie, c’est-à-dire d’en décider soi-même ? Si la question « comment mener une vie bonne ? » a un sens aujourd’hui, l’analyse qu’en fait Butler amène à penser que ce sens n’existe immédiatement que pour ceux dont la biopolitique valorise et reconnait la vie, pas pour les autres. Ces mêmes analyses amènent à reconnaître que la position de cette question fait émerger le problème de la biopolitique, la hiérarchisation des vies qu’elle implique, la négation de certaines vies qu’elle effectue, les subjectivités niées et négatrices d’elles-mêmes qu’elle produit. Les analyses de Butler aboutissent donc à l’idée que si cette question doit être posée et avoir un sens pour nous aujourd’hui, elle appelle, d’une part, la reconnaissance de la biopolitique et de ses effets et, d’autre part, le dépassement de la biopolitique vers un autre type de politique dont la vie serait également la finalité mais une vie non différenciée selon des hiérarchisations négatrices et meurtrières, une politique qui affirmerait et rendrait possible, au contraire, la pluralité des vies également vivantes et valables. Ce qui signifie que cette politique devrait rendre possible et protéger les vies plurielles, de manière universelle, et associer, à l’inverse de la biopolitique, l’éthique, la morale et le politique : une politique inclusive, égalitaire, une politique de la reconnaissance, mais en même temps normative, excluant en elle-même le repli sur un individualisme égoïste ou le seul intérêt de groupes particuliers.
On voit ici comment ce travail de Judith Butler peut croiser et relancer les thèses classiques des théoriciens du contrat social, mais aussi les recherches de philosophes comme Arendt ou Derrida, occupés à une nouvelle pensée du commun, de la communauté et de la différence : une communauté qui ne serait pas confondue avec l’identité, qui n’inclurait pas des différences qui lui seraient extérieures, mais qui se constituerait elle-même de différences demeurant telles.
Loin d’être abstraites, ces théories se présentent comme les principes d’une pensée éthique et politique concrète. Les variations proposées par Butler autour de la question « comment mener une vie bonne ? » reprennent de manière resserrée les travaux qu’elle mène dans tous ses livres, ceux portant aussi bien sur le genre que sur la guerre en Irak, sur la violence des institutions politiques, sur le rapport à soi et aux autres, etc. – jusqu’à son précédent livre traduit en français, Vers la cohabitation, consacré aux rapports entre Israéliens et Palestiniens. Qu’est-ce qu’une vie bonne ? épure la logique d’ensemble de ces travaux et accentue leurs articulations les plus générales, ce qui appuie leur puissance critique qui s’exerce contre un pouvoir centré sur la précarisation et la négation de la vie. Cette critique de notre présent implique en elle-même l’évidence de la nécessité de changer ce présent pour un autre présent, inclusif et commun, pour une politique de la communauté, une communauté non uniforme et identitaire mais en elle-même plurielle, multiple, divergente, vivante – cette évidence s’imposant d’abord à l’intérieur du point de vue de ceux dont la vie étant niée cherchent à résister à cette négation : « je ne saurais affirmer ma propre vie sans évaluer de manière critique ces structures qui évaluent différemment la vie elle-même ».
On le voit, ce texte de Judith Butler affirme de manière centrale les finalités politiques de son travail. Si elles impliquent une nouvelle analyse des relations de pouvoir ainsi qu’une redéfinition et une nouvelle pratique des rapports entre éthique, morale et politique, ces finalités appellent tout autant une nouvelle pensée des conditions de la vie humaine – et non humaine –, une nouvelle pensée des corps, des subjectivités, du discours, de la reconnaissance, de l’interdépendance première entre chacun et chacun, ce qui conduit Butler à privilégier et à reformuler des notions telles que celles de précarité et de vulnérabilité.
Ce travail mené par Judith Butler conduit également à poser la question de la transformation des relations à l’intérieur desquelles nous existons, et donc la question de la résistance : comment produire des mutations positives de l’ordre biopolitique des corps, des subjectivités, du monde ? Cette question implique immédiatement un important travail critique comme celui que, livre après livre, construit Butler, comme elle semble appeler un nécessaire travail critique sur soi-même, sur les conditions de sa propre pensée, de son propre rapport aux autres, sur les conditions et conséquences de sa propre existence et de son propre bien.
Mais Butler souligne les limites et insuffisances de ce travail critique qui, s’il se satisfait de lui-même, contient le risque de demeurer privé, d’être exclusivement le fait de groupes privilégiés et de reconduire l’idée stérile et complice de l’intellectuel guidant le peuple. Une résistance effective au biopouvoir, une résistance réelle au monde produit par la biopolitique impliquent une lutte pour la visibilité de ceux que la gestion biopolitique des vies efface, une lutte pour l’affirmation et la mise en avant de ces vies qui sont niées – impliquent de ne pas parler à la place de mais avec ceux dont la voix n’existe pas, d’être avec et d’exister avec ceux qui n’existent pas, c’est-à-dire de construire une communauté incluant la vie, la visibilité, les corps, la parole de ceux dont l’effacement est la condition de la vie « bonne » des dominants et qui sont d’ailleurs eux-mêmes, de plus en plus, dans des pratiques de résistance.
Une résistance effective ne peut être qu’une pratique collective et inclusive, elle doit avoir pour condition que les pratiques collectives de résistance intègrent effectivement la visibilité et l’affirmation de la multiplicité des vies, qu’elles soient en acte la réalisation de rapports justes, égalitaires, qu’elles réalisent déjà une communauté différentielle et affirment dans leur mode d’être le lien entre éthique, morale et politique : « Un mouvement social est lui-même une forme sociale » ; « la résistance doit être plurielle et incarnée dans des corps », elle consiste immédiatement « à créer un nouveau mode de vie, une vie plus vivable qui s’oppose à la distribution différenciée de la précarité ». Résister n’est pas seulement refuser l’ordre biopolitique, car ce refus n’est réellement possible que par la création de communautés politiques, inclusives et transversales qui, contrairement aux formes actuelles du pouvoir, affirment en elles-mêmes la vie, c’est-à-dire les vies.
Jean-Philippe Cazier
Judith Butler : Qu’est-ce qu’une vie bonne ? / 2014
Publié sur son blog Mediapart le 29 mai 2014

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