Archive pour la Catégorie 'Badiou'

Page 7 sur 8

L’Etre, l’événement, la militance / entretien avec Alain Badiou

Alain Badiou – Il est indispensable, avant de vous répondre dans le détail, que je fasse ici une déclaration. Car sur des sujets aussi fondamentaux, le malentendu doit être pourchassé, surtout s’agissant d’une revue qui a pour titre ce « futur antérieur » dont vous savez que je fais le temps ontologique de toute vérité.
Pas un seul instant je n’ai cessé d’être un militant. Non seulement mon entreprise philosophique depuis dix ans n’atteste aucun « reniement », aucune cessation de l’action politique, mais – conformément à la conviction où je suis que la philosophie est sous conditions, en particulier sous condition des figures successives de la politique d’émancipation – cette entreprise a pour enjeu de déployer une pensée compatible avec ce qu’exige la poursuite d’une telle politique.
Je voudrais dire, sans aucune agressivité, qu’il est paradoxal de chercher chicane sur ce point à – tout de même ! – un des rares philosophes connus – et souvent vilipendé – pour n’avoir jamais cédé, ni aux sirènes de la conversion au capitalo-parlementarisme, ni à la règle d’abandon de tout principe qui a, en dix ans, dévasté l’intellectualité française.
Je suis et demeure fondamentalement attaché, dans la pensée comme dans l’acte, à des choses aussi peu courantes aujourd’hui que l’usine comme lieu politique, la figure ouvrière, le processus démocratique intra-populaire. Mon horizon reste celui du dépérissement de l’État. Enfin, tout cela n’est pas une prose ineffective, mais trouve son espace de pensée-pratique dans l’Organisation Politique, fondée en 1984, et dont la maxime centrale est l’idée d’une « politique sans parti ». Pour que ce propos politique soit philosophiquement accueilli, il est certes indispensable de se détacher du dispositif matérialiste dialectique, qui cimentait la vision « classiste » de la politique. C’est un immense travail que d’établir la ressource philosophique dans une vision radicale entièrement reformulée. Mais il ne s’agit en aucune façon d’une mise à distance, ni même d’une pause, dans l’action « politique contre politique », soit, pour le dire philosophiquement, politique égalitaire contre politique de soumission (ou, ce qui revient au même : politique pensée contre politique impensée).

Nicole-Édith ThéveninDans Théorie de la contradiction et Théorie du sujet, le prolétariat est pour vous sujet de l’histoire, surgissement de la vérité. Vous énoncez dans Théorie du sujet « l’affaire sérieuse, c’est le communisme ». Avec le communisme, l’idée de destruction de l’État, de dialectique, est au fondement de la relation philosophie-politique, où la politique, je dirai, surdétermine la philosophie. La violence fait partie de cette dialectique parce que le mouvement est affrontement de classes. Peut-on penser la politique marque le tournant et la crise pour vous. Vous développez une nouvelle analyse : la fin du marxisme classique donc la fin des classes, la fin des affrontements. Dès lors se remarque un renversement qui s’accentue dans l’Être et l’Événement et le Manifeste philosophique : la philosophie y surdétermine la politique malgré votre affirmation « la philosophie est sous condition de la politique » en ce qu’elle serait « homogène » à la stabilisation politique. Mais seule la philosophie énonce la possibilité, l’essence de la politique, en donne les catégories. On passe dès lors de la destruction à la pensée de la soustraction, de la violence au « traitement des conflits », où la politique semble se retirer dans la nomination philosophique, la pensée au futur-antérieur, la fidélité d’une vigilance subjective venant à la place de l’action, ce qui, il faut le reconnaître, sert de garde-fou. « La consistance politique ouvrière, écrivez-vous dans Peut-on penser la politique ? l’emporte définitivement sur la capacité d’assaut ». Cette thèse va avec une conception nouvelle de l’État : l’État serait a-politique. Dès lors se trouve évacuée la pensée du pouvoir, de la prise de pouvoir. Pourriez-vous reprendre votre itinéraire philosophique et politique, expliquer le pourquoi et le comment de votre évolution, ce que vous entendez par soustraction lorsque cette opération tirée des mathématiques est appliquée à la politique ? Quelle serait dès lors « l’affaire sérieuse » d’aujourd’hui ? Y a-t-il une autre perspective que celle de l’attente ?

Les catégories de l’Etre et l’événement sont des catégories philosophiques. Elles ne constituent par elles-mêmes aucune détermination de l’essence de la politique. La meilleure preuve en est que ces catégories (situation, événement, nomination, fidélité, générique… ) valent pour toute procédure générique, toute vérité, qu’elle soit scientifique, amoureuse, politique ou artistique. Par conséquent, le propre de la procédure politique n’est pas abordé par ces catégories. Qu’est-ce qui (et sur ce point, un certain marxisme a pratiqué de violentes sutures) distingue, par exemple, la science de la politique ? Aucune des catégories formelles que je propose pour penser l’essence d’une vérité ne peut répondre à cette question. Il est essentiel de bien voir que je pense la politique comme étant elle-même une pensée (tout comme la poésie, ou la mathématique). Cette pensée est aussi – le problème est du reste central – pensée de sa pensée. De ce point de vue, il faut admettre que toute vraie politique (c’est-à-dire toute politique de rupture, toute politique révolutionnaire, disait-on) dessine le protocole interne d’identification de la pensée qu’elle est. Ce qui est propre à la philosophie, c’est de spécifier la pensée de la politique comme procès de vérité. « Vérité » n’est pas une catégorie possible de la politique. C’est une catégorie spécifiquement philosophique. Disons que la politique s’identifie elle-même comme politique (donc comme figure singulière de la pensée) sans passer par une définition de la politique. En revanche, la philosophie peut (je ne l’ai pas encore fait, mais j’y travaille) proposer une définition de la politique pour autant qu’elle ordonne cette définition à la singularisation de la politique comme procédure de vérité. Il est certain que cette définition ne recoupera pas la définition classique, reprise telle quelle par le marxisme et par Lénine lui-même, puis par Mao, qui fait de la question du pouvoir d’État (ou du pouvoir « en général ») l’essence de la politique. Je propose dans L’être et l’événement une théorie formelle de l’État (et plus généralement de tout « état d’une situation ») qui, je crois, éclaire sur le fond la distance qu’il s’agit d’établir entre le processus subjectif (quoique entièrement matériel) de la politique, et la structure objective de l’État comme re-présentation des multiplicités. Certes, l’État est dans le champ de la politique, la politique rencontre l’État. Mais toute singularisation conceptuelle de la politique distingue radicalement la pratique politique , de la pratique étatique, qu’il s’agisse de l’exercice du pouvoir ou de sa prise. Ceci étant, il faut bien voir que cette singularisation reste immanente à la philosophie. Il n’y a pas lieu de penser que « l’essence » de la politique est autre chose que la politique même, dans l’effectuation singulière de son procès. Si la philosophie énonce que la politique est tel type de procédure de vérité, diffèrent de tel autre (la science, l’art…) en raison de tels ou tels traits formels, elle ne fera qu’inscrire la politique dans le champ de ses propres questions, qui sont organisées, depuis les Grecs, autour du thème de la vérité. Que la philosophie inscrive la politique dans l’espace de pensée qu’elle ouvre à partir de la catégorie de vérité – et elle a toujours proposé une telle inscription – ne signifie nullement qu’elle la subsume.

Vous passez de Hegel, Marx, Mao et Lacan aux mathématiques, de la théorie des processus et de la contradiction à celle de la multiplicité, théorie que vous critiquez d’ailleurs chez Deleuze dans vos premiers écrits, dénonçant dans le multiple. le présupposé de l’Un ? Pourquoi ce changement ?

Alain Badiou – Je ne « passe » pas de la théorie des processus et des contradictions à la théorie des multiplicités. Le cheminement de pensée est – très grossièrement – le suivant.
1) La détermination de l’être en tant qu’être n’est pensée que dans la mathématique (c’est à mon sens un grand progrès matérialiste que de s’apercevoir que l’ontologie pure existe historiquement comme science). La mathématique parvient à la fin du siècle dernier- avec la création de Cantor- à une forme de pensée de la pensée qu’elle est, donc à une présentation de l’ontologie, qui n’existait jusqu’alors que dans la forme « pratique » de la mathématique historique. Nous savons désormais que l’être se laisse penser comme multiplicité de multiplicités, ultimement tissée du seul vide.
2) Mais ce qui est ainsi visé n’est que l’être dans l’inertie-multiple des situations structurées. L’événement est comme tel soustrait à la loi, mathématiquement déchiffrable, de telles situations. Le sens premier (et fondamental) de la soustraction est là : un « surgir » en éclipse-de-soi déroge à au moins un principe essentiel de la mathématique de l’être (le principe dit de fondation : en ce sens, l’événement est in-fondé).
3) S’engage alors un processus intra-situationnel, qui n’est pas réductible à l’état de la situation. Il y a bien là, j’y insiste, processus, et même processus infini. Que certains de ces processus soient représentables, et aient été présentés, dans la forme de la dialectique est tout à fait assuré.
Permettez-moi ici une parenthèse sur la violence. Je n’ai, soyez-en sûr, aucun angélisme dans la vision des situations. Je n’ai jamais dit que la violence était exclue. J’ai seulement remarqué que, dans Théorie du sujet, que j’attribuais à la destruction un pouvoir général de vérité, ou de vérification, qu’elle ne possède pas. Finalement, elle n’est qu’instrumentale, et son rapport aux processus de vérité est tel qu’il vaut mieux – plutôt que de l’exalter – en mesurer l’usage au plus juste.
J’ajoute que nous devons penser le problème : qu’en est-il de la politique d’émancipation en temps de paix ? Quand elle n’est ni le solde d’une guerre impérialiste, comme Octobre 17, ni celui d’une résistance à l’envahisseur, comme la guerre populaire chinoise. Force est de constater que nous n’avons sur ce point aucune référence historique. Ni Mai 68 et ses suites, ni la Révolution Culturelle, ni les expériences italiennes, ni 1980 en Pologne n’ont apporté de conceptions clairement universalisables.
Pour ce qui concerne la pouvoir d’État, il faut d’abord, et de toute urgence, non seulement séparer philosophiquement, comme je le disais, la politique de l’État, mais aussi, cette fois politiquement, distinguer l’histoire de la politique de l »’histoire de l’État ». L’horizon « absolu » de toute politique d’émancipation est certes le dépérissement de l’État. L’insurrectionalisme a été une version tactique – admirable – de cette idée. Mais il est probable qu’Octobre achève cette vision, qui remonte à la Commune, voire à 1792. Il est certain qu’aujourd’hui le problème est de doter la subjectivité politique d’une consistance intrinsèque qui la tient à distance de l’État, ce qui est en soi très difficile, car l’État parlementaire est captieux. Ceci exige que la prescription politique fixe ses lieux, qui ne peuvent être, dans la séquence en cours, de dimension étatique.
Je poursuis. Le processus post-événementiel « évalue » les termes de la situation du point de l’événement. Je l’appelle une fidélité. Politiquement, il s’agira évidemment de la fidélité militante, pratique, aux événements de type « révolutionnaire » (le nom importe beaucoup, mais comme ce nom est lui-même une invention tirée du vide, il change).
5) Le processus fait advenir, au futur antérieur, une vérité de la situation tout entière, vérité qui est un multiple « quelconque », sans qualité, ou insoumis au regard de tous les prédicats disponibles dans la situation. Je ne vois aucune objection à ce qu’un tel multiple « générique » soit appelé le communisme, par exemple – dans le cas de la procédure politique.
Il n’y a rien dans tout cela qui vienne contredire l’engagement ou l’action. C’est tout le contraire : il n’y a de vérité que pour autant qu’il y a des militants (fidèles) de cette vérité, qu’on les nomme des artistes, des scientifiques, des politiques ou des amants.

Il y avait avant pour vous de la vérité politique en tant qu’existence des masses et du prolétariat, et du réel historique, concept que vous tiriez de Lacan, en tant que répétition et hasard, existence d’une objectivité matérielle, rencontre avec la loi. Aujourd’hui, les concepts de réalité et de réel disparaissent au profit du seul concept de vérité. Plus précisément, la référence à la vérité devient référence à des vérités (il y a des vérités) et ces vérités s’installent dans le transcendantal, ne valent que pour elles-mêmes. Cette conception s’ordonne autour de la thèse philosophique de l’existence d’un sujet sans objet, seul énonciateur de cette vérité. Si je suis sensible à votre démarche anti-dogmatique, à votre patience pour désarrimer des concepts trop figés, déplacer les questions, et du coup à votre tentative pour récuser le rapport sujet/objet (rapport idéologique en effet), je m’interroge sur la disparition de toute référence extérieure (que ce soit l’inconscient ou la réalité historique). Quels sont les enjeux mais aussi les dangers d’un tel tournant philosophique et idéologique ? Ne confondez-vous pas disparition de la catégorie d’objet et disparition de la question de la réalité et du réel, de tout « critère » matérialiste ? Ne tombe-t-on pas dans l’idéalisme lorsque la vérité n’est pas conçue comme liée à l’événement (politique) mais se trouve définie après-coup comme « post-événementielle » relevant dès lors de la seule nomination philosophique, de la seule conscience, de la seule volonté ?

Il n’y a non plus aucune « disparition de toute référence extérieure » ! On pourrait dire (mais ces traductions sont toujours hasardeuses) que la situation est en position de réalité, et que lui correspond toujours un savoir ; que l’événement est en position de réel, et que lui correspond, dans le medium premier d’une nomination, le procès d’une vérité. On pourrait dire aussi que le langage de la situation (il y en a toujours un), soumis à la loi du compte, est dans la position du signifiant, cependant que la langue-sujet (langue de forçage) réalise l’instance de la lettre. Oui, on pourrait dire tout cela.
Mais ce qu’on ne peut pas dire, c’est qu’une vérité relève « de la seule nomination philosophique, de la seule conscience, de la seule volonté ». Encore moins renvoyer les vérités au « transcendantal » ! Le procès de vérité est matériel, il n’y a aucune place dans ma philosophie pour « la conscience » (le mot n’est pratiquement jamais employé). Les décisions (nominations, axiomes…) ne supposent aucun sujet, puisqu’il n’y a de sujet que dans l’effet de telles décisions. Ou : le sujet est un effet du procès de vérité, et non l’inverse. Je souligne du reste constamment que le sujet est rare, et toujours singulier.
Quant aux noms de l’événement, ils n’ont rien à voir avec la philosophie. Les noms de la politique relèvent de la politique, les noms de l’art relèvent de l’art, etc.
La critique que je conduis de la notion d’objet ne concerne pas l’existence d’un référent, ou la matérialité des situations. Elle vise l’objectivisme – ou en politique le « réalisme » – qui utilise le philosophème de l’objet (en son sens kantien) pour soumettre et la connaissance et la pratique à un consensus uniforme.

Vous reprochez à Althusser d’avoir « suturé » la philosophie à la politique et à la science, comme vous reprochez à Heidegger d’avoir suturé la philosophie au poétique. Votre tentative est de rendre à la philosophie sa pleine indépendance, sa distinction par rapport à tout objet de recherche. Reprenant (dans une intervention) la thèse d’Althusser d’une philosophie sans objet ne travaillant que dans le tracé de lignes de démarcation, vous pensez que le propre de la philosophie sera de « proposer » un accès aux vérités, un « site conceptuel », de « prononcer » non la vérité mais la « conjoncture », la « conjoncture pensable » des vérités relevant de ce que vous appelez les quatre procédures génériques Poème, mathème, politique et amour. Le propre de la philosophie serait donc d’accueillir des vérités multiples. Mais votre livre l’Être et l’Événement ne suture-t-il pas la philosophie aux mathématiques et en dernière instance au poétique, à la « désobjectivation poétique », comme vous l’écrivez, cultivant ainsi un mythe de la pureté au-delà du réel ?

La place particulière des mathématiques dans l’Etre et l’événement tient au projet de ce livre, qui est de dégager le concept générique de la vérité, ce qui exige de libérer la pensée de l’être de toute corruption herméneutique. Rien n’est plus essentiel aujourd’hui, y compris en politique, que de penser ceci : l’être, en tant qu’être, n’a aucun sens. L’Histoire ne saurait faire exception à cette dure maxime. Nous ne pouvons nous confier à l’être. Nous dépendons de l’événement, quant à nos capacités d’inscription dans un procès de vérité. La mathématique montre exemplairement, dans cette sorte d’exercice ontologique qui la caractérise, une puissante pensée au travail qui n’a à aucun moment besoin de faire des hypothèses sur le sens, ou « d’interpréter » l’expérience.
Le poème ? Il me semble plutôt manifester à son égard – moi qui suis un amoureux du poème – une certaine dureté. Polémique de circonstance, puisque précisément Heidegger confie à la parole poétique la fonction d’un gardiennage du sens de l’être.

La pureté est attachée pour vous à la puissance de la décision qui caractérise le pur sujet transcendantal à qui vous confiez désormais la possibilité de l’histoire. La décision est, me semble-t-il, le concept central (vous en faites un concept par la fonction que vous lui faites jouer) de votre philosophie. Il est tiré des mathématiques et justifié par les mathématiques, par la procédure mathématique où l’on peut en effet « décider » que x par ex. est un indécidable. La notion d’indécidable est ainsi attachée à celle de la décision et au concept du sujet. Que le concept d’indécidable soit aujourd’hui requis pour penser la politique contre la dogmatique de la nécessité qui a prévalu métaphysiquement dans le marxisme ou dans la politique programmatique (qui est le contraire de la politique comme vous le dites très bien) qui prévaut en démocratie ou dans les pays de l’Est, je suis d’accord. Mais en mettant par là même l’accent sur le sujet ne sommes-nous pas en pleine idéologie, une idéologie de la volonté qui vient pallier l’impossibilité de penser un processus révolutionnaire ? Devant ce présent impossible à penser ne resterait alors pour nous que notre seule conscience de sujet décidant que « malgré tout » il y a un indécidable donc un avenir ouvert « égalitaire et anti-étatique ». N’est-ce pas se risquer dans l’utopie et le pur geste d’une dogmatique de la décision ? Dès lors le forçage ne serait-il pas violence faite au sujet et à l’histoire ? Si c’est une manière de se garder fidèle à la possibilité politique, n’est-ce pas en même temps se tromper gravement sur la puissance d’un sujet détaché de ses conditions historiques ? Que devient dès lors l’engagement ? Reste-t-il possible, ou aujourd’hui sans intérêt ? Comment vous-même vous sentez-vous ou êtes-vous engagé ?

La « pureté de la décision » ? Il n’y a rien de tel. Reprenons. L’Histoire ne nous promet rien. La seule possibilité est de s’inscrire dans quelque fidélité événementielle, ce qui exige un labeur extrême de la pensée et de l’action. La nomination événementielle a toujours déjà eu lieu. Aucun « sujet transcendantal » n’est ici requis : le fait est qu’un événement n’est décidé dans la situation que par son nom. S’il n’y avait pas déjà un tel nom, nous ne serions pas contemporains d’un processus de vérité (politique ou autre). Ce « déjà » est notre seule garantie. Le reste relève en effet du pari, car l’ »objectivité », ou la loi de l’objet, ne fait que reconduire à la situation sans vérité.
Le problème fondamental n’est jamais d’être requis par l’événement, car – en politique – l’événement se signale précisément par le caractère massif de cette réquisition. Le problème est la fidélité. Il m’importe peu de sonder la psychologie militante. Le fait est que l’avenir d’une vérité se décide par ceux qui continuent, ce qui implique toujours de grandes modifications dans la pensée et dans l’action (car ce n’est pas la même chose de continuer quand il y a des millions de gens dans les rues, ou quand le capitalo-parlementarisme a rallié à peu près tout le monde). Tant qu’une relève événementielle ne change pas la conjoncture de la vérité, il est vrai que le sujet n’est tenu dans le processus que par sa propre prescription. C’est ce qu’on voit tous les jours.
Les « conditions historiques » ne sont rien d’autre que la situation elle-même. Bien entendu, la fidélité suppose l’analyse minutieuse et constante de cette situation. Mais cette analyse elle-même, vous le savez bien, est prise dans la prescription militante. C’est la matérialité des enquêtes qui l’alimente. Sinon, pourquoi serait-elle différente des opinions parlementaires ou journalistiques ? Si c’est l’analyse objective qui commande, on ne comprend pas (sauf idéalisme impénitent) pourquoi il y a des révolutionnaires. Si en revanche ce « il y a » renvoie à un processus singulier qui est en cours, et qui, dépendant de l’événement et traçant dans la situation une généricité, ne coïncide cependant pas avec cette situation, alors on a une base matérialiste pour penser l’existence de la politique d’émancipation.
Fondamentalement : on ne comprend l’existence de la pensée que si on comprend où s’origine qu’il puisse y avoir rupture avec la loi de l’être.

Si vous avez été lacanien, vous êtes désormais anti-Lacan. Vous écrivez qu’il faut aller « au-delà de Lacan ». Vous passez ainsi de la conception d’un sujet évanouissant divisé, à un sujet « rare » dont la caractéristique est en effet de ne plus être divisé, mais compact sur son surgissement, sa décision, c’est-à-dire un sujet de part en part conscient de lui-même. La conscience ainsi revient en force dans la philosophie et la scène de l’histoire. est-ce vraiment aller au-delà de Lacan ou en deçà ? Avec la conscience vous insistez sur la nécessité d’évacuer la pensée de la mort, de notre être mortel. La philosophie, dites-vous, nous tourne vers l’éternité (l’éternité des vérités), l’infini (multiple de multiple, rien ne nous confronte apparemment à la limite). « L’homme, écrivez-vous, est cet être qui préfère se représenter dans la finitude dont le signe est la mort, plutôt que de se savoir entièrement traversé et encerclé par l’omniprésence de l’infini. Du moins reste-t-il cette consolation de découvrir que rien ne l’oblige en effet à ce savoir, puisqu’en ce point la pensée ne peut être qu’à l’école de la division » (EE, 168). « Consolation » de la perte d’un monde, ne serait-ce pas le secret de votre démarche philosophique ? N’y a-t-il pas là la trace d’une angoisse ?

Je ne suis, ni n’ai été, lacanien, ou anti-lacanien. Être « lacanien » n’a qu’un seul sens : participer de son combat, théorique et organisationnel, contre l’Internationale de Chicago. N’étant ni analyste, ni analysant, ni analysé, je ne suis pas directement de ce processus, quoique ma sympathie aille évidemment à ceux qui le poursuivent. Être « anti-lacanien » veut dire tenir Lacan pour un histrion. Or j’ai pour sa pensée l’admiration la plus vive, et je l’étudie constamment.
Ce qui m’intéresse est l’intrication de Lacan et de la philosophie. Quand je dis « au-delà de Lacan », il ne s’agit en rien de l’analyse, sur quoi je n’ai nulle compétence, mais précisément de ce qu’il supposait pouvoir en tirer dans l’ordre de l’anti-philosophie. Bien entendu, je suis anti-anti-philosophe. Mais pour pouvoir l’être, il faut, sur des questions cruciales (le Sujet par exemple, ou la vérité), penser au-delà des critiques et élaborations anti-philosophiques de Lacan. C’est un rude travail, au cours duquel mon admiration pour Lacan ne fait que croître, en même temps que je balise les distances que je prends avec lui.
Sur la mort, je pense comme Spinoza : « homo liber de nulla re minus quam de morte cogitat ». La mort atteste seulement notre inscription dans le vide de l’être elle n’est que la dissolution du multiple qui sous-présente. Il n’y a rien en elle qui relève du pensable, sinon la mathématique générale du multiple. Notre grande affaire, c’est l’infini. Car aussi bien les situations que les vérités sont infinies. Une des limites de l’historicisme « classiste » (très grande pensée, dont j’ai partagé, jusqu’à sa saturation expérimentale, la prescription politique) était – en cela victime de la finitude autant que de l’objectivisme – de se représenter les situations comme finies (dialectique du Deux). Il n’est pas étonnant (je ne le dis encore une fois que rétrospectivement : il fallait être « classiste ») qu’à la fin, en effet, on trouve la mort.
Pour ma part, établi dans la nouvelle rupture d’une politique inventée – sous l’effet des événements, longtemps innommés, de la période 1965-1980 -, fondant la philosophie compatible avec cette invention, je n’ai besoin, vous vous en doutez, d’aucune consolation.
Alain Badiou (entretien avec Nicole-Édith Thévenin)
Article publié dans Futur antérieur n°8 / 1991
coinrouge.jpg

Sarkozy, l’homme aux rats / Alain Badiou / Nosferatu / Friedrich Wilhelm Murnau / Phil Glass

Je dois vous dire que je ne respecte absolument pas le suffrage universel en soi, cela dépend de qu’il fait. Le suffrage universel serait la seule chose qu’on aurait à respecter indépendamment de ce qu’il produit ? Et pourquoi donc ? Dans aucun autre domaine de l’action et du jugement sur les actions on ne considère qu’une chose est valide indépendamment de ses effets réels. Le suffrage universel a produit une quantité d’abominations. Dans l’histoire, des majorités qualifiées ont légitimé Hitler ou Pétain, la guerre d’Algérie, l’invasion de l’Irak… il n’y a donc aucune innocence dans les majorités « démocratiques ». encenser le nombre parce que les gens sont allés voter, indépendamment de ce que ça a donné, et respecter la décision majoritaire dans une indifférence affichée à son contenu est une chose qui participe de la dépression générale. Parce qu’en plus, si on ne peut même pas exprimer son dégoût du résultat, si on est obligé de le respecter, vous vous rendez compte ! Non seulement il faudrait constater la récurrente stupidité du nombre, mais il faudrait avoir pour elle le plus grand respect. C’est trop !
En réalité, ce qui est là pressenti, sans que les gens puissent vraiment faire le pas, c’est que les élections sont au moins autant un instrument de répression que l’instrument d’expression qu’elles prétendent être. Rien ne produit une plus grande satisfaction des oppresseurs que d’installer les élections partout, que de les imposer, au besoin par la guerre, à des gens qui ne les ont pas demandées. Notre président n’a pas manqué de dire que, pour ce qui était de la grève, par exemple, on allait voir ce qu’on allait voir. Grâce à Sarkozy, cela va être terriblement électoral la grève, il faudra une majorité absolue, avec des bulletins secrets, des huissiers derrière les urnes, etc. Est-ce pour « démocratiser » les grèves ? Allons donc ! C’est pour les rendre aussi difficiles que possible, en prenant les « usagers » comme prétexte, du reste mensonger. Sur ce point, il faut quand même se souvenir de Mai 68. On a des millions de grévistes, des manifestations tous les jours, une alliance sans précédent entre des jeunes qui ont des trajets différents, ouvriers et étudiants. tout le monde est emporté par une nouveauté massive. On voit même des drapeaux rouges chez les habitants de certains beaux quartiers ! Partout l’extravagance, en somme, partout l’espoir d’une diminution des asservissements. Eh bien, il a suffi que les gens au pouvoir, nommément De Gaulle et surtout Pompidou, arrivent à organiser des élections : on a eu la chambre la plus massivement réactionnaire qu’on ait vue depuis 1919, une chambre bleu horizon. Il n’y a aucun doute que l’élection a été le recours essentiel pour la dissolution et l’écrasement du mouvement. Et ce n’est certes pas par extrémisme, mais dans la lucidité la plus complète, que les militants criaient alors dans les rues : « Elections, piège à cons ! » Je ne dis pas que l’essence des élections est répressive. Je dis qu’elles sont incorporées à une forme d’Etat, le capitalo-parlementarisme, appropriée à la maintenance de l’ordre établi, et que, par conséquent, elles ont toujours une fonction conservatrice, qui devient, en cas de troubles, une fonction répressive. Tout cela, qui est aujourd’hui représenté de façon plus claire, provoque un sentiment accru d’impuissance : si l’espace de la décision étatique ne nous laisse comme part, à nous citoyens ordinaires, que le vote, alors on ne voit plus très bien, du moins pour le moment, quelles sont les voies de passage pour une politique d’émancipation.
Et donc, au terme de toutes ces considérations, je crois qu’on peut analyser la situation subjective des débris de la gauche en France, et plus généralement des hommes et des femmes de bonne volonté, sous l’effet du triomphe de Sarkozy, comme un mélange de pulsion négative, de nostalgie historique et d’impuissance avérée.
(…) mon diagnostic, si vous voulez : une asthénie dépressive. C’est donc le moment de s’appuyer sur la définition que Lacan donne de la cure analytique. Puisque nous sommes tous déprimés, la cure s’impose. Lacan disait que l’enjeu d’une cure c’est « d’élever l’impuissance à l’impossible ». Si nous sommes dans un syndrome dont le symptôme majeur est l’impuissance avérée, alors nous pouvons élever l’impuissance à l’impossible. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Beaucoup de choses. Cela veut dire trouver le point réel sur lequel tenir coûte que coûte. N’être plus dans le filet vague de l’impuissance, de la nostalgie historique et de la composante dépressive, mais trouver, construire, et tenir un point réel, dont nous savons que nous allons le tenir, précisément parce que c’est un point ininscriptible dans la loi de la situation. Si vous trouvez un point, de pensée et d’agir, ininscriptible dans la situation, déclaré par l’opinion dominante unanime à la fois (et contradictoirement…) absolument déplorable et tout à fait impraticable, mais dont vous déclarez vous-mêmes que vous allez le tenir coûte que coûte, alors vous êtes en état d’élever l’impuissance à l’impossible. Si vous tenez un tel point, alors vous devenez un sujet enchaîné aux conséquences de ce qui, unanimement tenu pour une désastreuse lubie heureusement tout à fait impossible, vous accorde au réel et vous constitue en exception au syndrome dépressif.
Toute la question est : que veut dire « tenir » un point réel de ce type, à supposer qu’on le trouve ? Tenir un point, c’est exposer l’individu animal que l’on est à devenir le sujet des conséquences du point. C’est s’incorporer à la construction de ces conséquences, au corps subjectivé qu’elles constituent peu à peu dans notre monde. Ce faisant, c’est aussi construire, dans la temporalité d’opinion, une autre durée, distincte de celle à laquelle on a été acculé par la symbolisation étatique.
Si vous êtes prisonniers de la temporalité d’opinion, vous allez vous dire, comme tant de caciques ou d’électeurs socialistes, « Nom de Dieu ! On subissait Chirac depuis douze ans, et maintenant il va falloir attendre le prochain tour ! Dix-sept ans ! Peut-être vingt-deux ! une vie entière ! Ce n’est pas possible ! » Et alors, au mieux vous êtes déprimé, au pire vous devenez un rat. Le rat est celui qui, interne à la temporalité d’opinion, ne peut supporter d’attendre. Le prochain tour commandé par l’Etat, c’est très loin. Je vieillis, se dit le rat. Lui, il ne veut pas mariner dans l’impuissance, mais encore moins dans l’impossible ! L’impossible, très peu pour lui.
Il faut reconnaître à Sarkozy une profonde connaissance de la subjectivité des rats. Il les attire avec virtuosité. Peut-être a-t-il été rat lui-même ? En 1995, quand, trop pressé, d’en venir aux choses ministérielles sérieuses, il a trahi Chirac pour Balladur ? En tout cas, trouvant les usages d’Etat de la psychologie du rat, il mérite un nom psychanalytiquement fameux. Je propose de nommer Nicolas Sarkozy « l’homme aux rats ». Oui, c’est juste, c’est mérité.
Le rat est celui qui a besoin de se précipiter dans la durée qu’on lui offre, sans être du tout en état de construire une autre durée. Le point à trouver doit être tel qu’on puisse lui annexer une durée différente. N’être ni rat ni déprimé, c’est construire un temps autre que celui auquel l’Etat, ou l’état de la situation, nous assigne. Donc un temps impossible, mais qui sera notre temps.
Alain Badiou
De quoi Sarkozy est-il le nom ? / 2007

Image de prévisualisation YouTube

Friedrich Wilhelm Murnau
Nosferatu / 1922
Music by Phil Glass

Qui sont les terroristes, qui terrorise qui ? / Alain Badiou & Eric Hazan

 

 

« Entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ».

C’est la définition du terrorisme dans le code pénal. Une telle entreprise, concertée et de grande ampleur, est menée sous nos yeux depuis des mois. Pour l’intimidation, les moyens sont nombreux et variés : contrôles au faciès dans la rue, rondes menaçantes des GPSR (Groupes de protection et de sécurisation des réseaux) avec leurs chiens d’attaque dans le métro, filtrage des issues des cités par la police, surveillance des banlieues depuis le ciel par des drones à vision nocturne. Sans compter l’intimidation des journalistes, menacés de perdre leur place sur appel téléphonique d’en haut.

Pour ce qui est de la terreur, la récente irruption des forces spéciales cagoulées et surarmées, à l’aube, dans un petit village de Corrèze a été filmée et photographiée, si bien que la France entière a pu imaginer l’effroi des enfants devant le surgissement de ces extra-terrestres.

On n’a pas oublié la mort de Chulan Zhang Liu, cette fillette chinoise qui s’est jetée par la fenêtre, l’an dernier, tant elle était terrorisée par un contrôle de police à la recherche de sans papiers.

Ni les adolescents qui poussent l’indiscipline jusqu’à se pendre dans leur prison.

Ni les fillettes du collège de Marciac terrorisées par les chiens renifleurs.

Sans oublier la terreur des malades mentaux qui peuplent les prisons et les bancs publics par grand froid, et auxquels le chef de l’État a promis des mesures techno-médicamenteuses appropriées à la menace qu’ils représentent.

La lutte antiterroriste, avec ses sœurs cadettes que sont la lutte contre l’immigration clandestine et la lutte contre la drogue, ces luttes n’ont rien à voir avec ce qu’elles prétendent combattre. Ce sont des moyens de gouvernement, des modes de contrôle des populations par l’intimidation et la terreur. Ceux qui tiennent aujourd’hui en mains l’appareil d’État ont conscience de l’impopularité sans précédent des mises à la casse qu’ils appellent des réformes. Ils savent qu’une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine. Ils mettent en place un système terroriste pour prévenir et traiter les troubles graves qu’ils prévoient. Les événements de Grèce viennent encore renforcer leurs craintes, dont on peut penser qu’elles sont assez fondées. Car, comme il est écrit à l’article 35 de la constitution de 1793 :
« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
Alain Badiou et Eric Hazan
Tribune publiée dans Politis / 24 décembre 2008

08chinprep.jpg

1...45678



boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle