La vérité est au prix d’un arrachement à soi-même. Sortir ! Etre contraint de sortir ! Tel est le geste premier dont se fait toute libération véritable. Telle est la condition de la montée vers le calme des reflets, la beauté des astres et la splendeur du soleil. Qu’il s’agisse d’une discontinuité, d’une force qui opère en partie de l’extérieur, c’est ce que les grands philosophes ont toujours dit. Deleuze, par exemple, le prétendu « spontanéiste », qui présente au contraire la pensée comme une poussée dans le dos, qui admet qu’on ne pense que sous la contrainte du Dehors. Pour ma part, je dirai que ce n’est qu’en obéissant à l’imprévisibilité foudroyante d’un événement qu’on a des chances de voir qu’autre chose est possible que ce qu’il y a. Encore faut-il traverser le tunnel crasseux de l’incertitude, encore faut-il tolérer l’éclat étrange, le dé-rangement des nouveaux possibles. Encore faut-il endurer l’angoisse que suscite, après une longue accoutumance au semblant, la force d’abord opaque du réel. Encore faut-il que vous aident quelques militants, parfois rugueux.
Cette rupture subjective d’avec les politiques ordinaires, d’avec le culte des « réalités », cette nécessité de sortir sans garantie, d’affronter un dehors sans loi connue, est une rareté difficile. On conçoit que soient souvent bienvenus ceux qui prêchent qu’on peut s’en dispenser.
nous entrevoyons déjà que « la gauche » est précisément composée de prêches de ce genre. La gauche est un groupe de gardiens intérimaires, qui, lorsque les gardiens titulaires de la droite ont des difficultés à maintenir l’ordre et la continuité du semblant, prétendent qu’on peut changer le monde aliéné sans avoir besoin d’y être forcé, sans avoir à escalader quelque cime que ce soit, ni à surmonter le désarroi que suscite un tunnel puant.
On peut en somme changer sur place et sans effort, nous dit la gauche. Disons même qu’on peut changer sans rien faire. On peut avoir les reflets, les astres et peut-être même le soleil pour rien. Il suffit d’écouter la bonne parole des gardiens intérimaires et de leur faire confiance. Ils connaissent une porte de sortie par laquelle il suffit de passer, la tête haute. Tout ira comme sur des roulettes. Un bulletin dans une enveloppe, bien caché derrière les rideaux, et le tour est joué.
Et comme la passion pour les ombres est tenace, comme sortir est laborieux, comme ne rien avoir à faire est tentant, la gauche peut cajoler sur place une foule de spectateurs. Mythologisons leur action – ce n’est pas très difficile : nous les avons tous les jours sous les yeux, dans nos villes et sur nos écrans.
(…)
Oui, la gauche, ce sont les gardiens intérimaires de la continuité de l’ordre. Sa promesse de sortie est invariablement celle d’une fausse porte. C’est ce qui lui donne à la fois son allure de sphinx (elle déclare connaître, en sommes, une porte secrète par où on sort sans violence, d’un pas tranquille) et sa complète stérilité (car cette « porte » est elle-même un semblant, qui n’ouvre que sur la répétition).
Nous avons vu que la sortie véritable, ouverte par le trauma (de « rudes gaillards ») qui ont déjà l’expérience de la sortie vraie et redescendent – comme Platon déjà l’exigeait de ses philosophes – dans le monde aliéné, pour pousser la porte vers la sortie tous ceux qui, au moins, consentent à se laisser contraindre (Rousseau, cette fois : « On les forcera à être libres. »), que cette sortie, donc, soumet le sujet à la seule évidence progressive du réel, vers quoi ne peut le guider, aidée par quelques embryons d’organisation, que la puissance d’une Idée. Appelons-la l’Idée communiste, ou, pour ne pas introduire de querelle sémantique et historique immédiate, l’Idée émancipatrice.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la gauche est l’Idée réactive que suscite inévitablement l’Idée émancipatrice. Qu’est-ce que cette Idée réactive ? C’est l’Idée que le désir dont se charge une Idée émancipatrice peut devenir réelle à moindre frais. L’Idée, en somme, qui prétend dire la même chose que l’Idée émancipatrice, à ceci près qu’elle s’épargne la sortie.
Avoir le réel sans s’y frotter, avoir la lumière sans l’allumer, être dehors sans sortir, se transformer sans sans endurer l’angoisse, tout changer sans rien casser… tels est le programme invariable et inéluctable des gardiens intérimaires du cinéma capitaliste, de la Gauche éternelle. Ce programme toujours échoue et toujours ressuscite, comme en nous tous, face à un problème aride et difficile, toujours échoue et toujours ressuscite la tentation du moindre effort, le désir magique d’une « solution » qui n’aura rien exigé de nous. Que notre vote…
C’est Antoine Vitez qui soutenait qu’il n’y avait qu’un seul vice véritable, la paresse. Et singulièrement la paresse mentale. Quand elle nous appelle à voter pour elle, la Gauche chatouille en nous ce vice aussi ancien que tenace.
En tant qu’Idée parasitaire de l’idée émancipatrice, la Gauche est éternelle. Ses « échecs » sont les formes opiniâtres de sa survie. Nulle leçon n’en est jamais tirée, car l’espérance de voir le monde s’améliorer sans avoir rien de nouveau à faire est elle-même, an tant que paresse, une structure du Sujet.
Toute sortie du caverneux capitalo-parlementarisme implique une double rupture. Il faut d’abord accéder au réel de l’Idée émancipatrice, ce qui veut dire accepter d’être fidèle aux événements qui originent et ponctuent la dure épreuve de l’altérité, de la puissance du Dehors. Mais une fois cette première rupture acquise, il faut encore rompre avec l’organisation réactive, c’est-à-dire avec l’Idée (la Gauche) qu’on pourrait obtenir la même chose par une amélioration immanente de ce qui existe, par la petite promenade bien éclairée et circulaire sur quoi ouvre la fausse porte.
Ce n’est plus alors, comme dans la première rupture, l’idée contre la réalité et ses gardiens (la droite), c’est l’Idée active contre l’Idée réactive. C’est l’émancipation contre la Gauche. et ce n’est aucunement plus facile.
La politique commence par les gestes séparateurs, où se décline qu’on ne répondra plus que par un froid silence et une indifférence active aux questions qu’incessamment nous pose et aux convocations qu’incessamment nous propose, sous le nom de Gauche, le sphinx du parlementarisme.
(…)
En vérité, la question politique se résume ainsi : comment sortir de la représentation ? Et ce, que la représentation soit sous la forme « démocratique » de la validation électorale du consensus parlementaire et impérial, ou qu’elle soit sous la forme du « Parti de la classe ouvrière », ensemble fermé supposé représenter la voie communiste de l’égalité, de l’abolition de la propriété privée et du déperissement de l’Etat, mais dont l’expérience montre qu’il ne parvient, dans les conditions actuelles de l’Histoire, qu’à créer une nouvelle bourgeoisie d’Etat.
Alain Badiou
Sarkozy pire que prévu / 2012
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J’ai dit, il y a cinq ans, que l’élection de Sarkozy, relevait de ce que je nommais un « pétainisme transcendantal ». Nombre de lecteurs inattentifs, ou qui avaient de bonnes raisons de lire de travers, ont cru, ou feint de croire, que je comparais Sarkozy à Pétain. Il était dès lors facile de dire des choses comme « Tout de même ! Sarkozy ne va pas déporter les juifs ou collaborer avec un envahisseur ! ». Plus généralement, quel rapport entre le vieux maréchal de la guerre de 14-18 et le fringuant comploteur qui s’était emparé à la hussarde de la mairie de Neuilly, centre vital de l’argent et de l’entregent, alors qu’il n’avait que vingt-cinq ans ?
Non, je ne comparais aucunement les personnes. Je désignais une forme historique de la conscience des gens, dans notre vieux pays fatigué, quand le sourd sentiment d’une crise, d’un péril, les fait s’abandonner aux propositions d’un aventurier qui leur promet sa protection et la restauration de l’ordre ancien. Pétain prenait un ton solennel pour dire que la défaite (qui était en réalité la sienne, une capitulation lamentable et sans nécessité) était la conséquence des « fautes » et des légèretés » des Français. Il promettait de leur épargner, en signant un armistice honteux, les efforts requis par la continuation de la guerre tout en leur infligeant, par un coup d’Etat installant l’extrême-droite au pouvoir, le dur labeur d’une « remise en ordre ». Il s’adressait ainsi à une disposition nationale ancienne, qui avait fait ses preuves en 1815 au moment de l’invasion étrangère et de la Restauration, et en 1870 au moment de l’invasion prussienne et de la capitulation des « républicains ». Dans tous ces cas, la fraction réactive et apeurée de la population, hantée par le péril révolutionnaire, préfère s’abandonner aux bons soins de l’étranger, des militaires, des agents de la réaction la plus noire et des calculateurs les plus opportunistes. Ce mélange de peur, de goût de l’ordre, de désir éperdu de garder ce qu’on a et de confiance aveugle en la coalition des aventuriers de passage et des vieux chevaux de retour de la droite extrême, c’est cela que j’ai nommé le « pétainisme transcendantal », et c’est bien ce qui a assuré l’élection de Sarkozy.
Ceux qui prennent le pouvoir dans ces conditions subjectives doivent, qu’ils le veuillent ou non, suivre un chemin de radicalisation réactionnaire. Ils ne peuvent en effet tenir aucune des promesses que leur désir ardent de s’installer dans l’Etat et de le monopoliser au profit de leur clique les a contraints à prodiguer. En fait d’ordre, de retour aux vieilles valeurs, de travail acharné, de fin des gaspillages, de sécurité renforcée, d’autorité des vieux sur les jeunes, d’écoles sages comme des images, de corps constitués protégés, honorés et bien payés, bref de tout ce qui plaît aux consciences infectées par le pétainisme transcendantal, on va avoir le constant désordre des actions incohérentes et vaines, le bling-bling des vies privées tapageuses et de la corruption omniprésente, l’anarchie des dépenses et des déficits, le développement du chômage comme d’un cancer inguérissable, la violence partout, et d’abord la policière, des insurrections nihilistes de la jeunesse, un désastre scolaire généralisé, les corps de l’Etat décimés et méprisés, même la magistrature, même les gendarmes, et tout le reste à l’avenant. Pour dissimuler cette sorte de pillage politique de l’Etat, Sarkozy et sa clique ne peuvent que puiser leur rhétorique dans l’arsenal disponible du pétainisme proprement dit : mettre tout ça sur le dos des « étrangers » ou présumés tels, des gens d’une civilisation « inférieure », des « intellectuels « coupés des réalités », des malades mentaux, des récidivistes », des enfants génétiquement délinquants, des nomades et du laxisme des parents dans les familles pauvres. D’où une succession inimaginable de lois scélérates concernant toutes les catégories exposés et appauvries, des ouvriers étrangers aux psychotiques à l’abandon, des prisonniers aux chômeurs de longue durée, des enfants mineurs dont la famille est sans ossature aux vieux des hospices. On aura aussi droit au développement infâme des thèmes identitaires (les « vrais » Français, l’identité chrétienne de l’Europe, les gens « normaux »…), aux traditionnelles invectives contre les intellectuels qui répandent des savoirs inutiles. On aura bien entendu une surveillance assidue des journaux et de la télévision, progressivement muselés et corrompus, de façon à ce qu’aucun des méfaits du pouvoir ne puisse jamais être mis sur la place publique et jugé pour ce qu’il est. On aura à l’extérieur, pour dissimuler la vassalité atlantique restaurée – ainsi de notre absurde présence dans la guerre américaine en Afghanistan -, quelques coups de menton, parfois ridicules, comme la « médiation » de Sarkozy entre les Russes et les Géorgiens, parfois scandaleux, comme l’installation en Libye, à coups de bombardements, du règne des bandes armées sous le couvert de quoi les puissances se redistribuent la manne pétrolière.
Tout cela dessine une configuration qui, très clairement, déporte la droite classique française, libérée par l’élection de Sarkozy des ultimes résidus du gaullisme, vers une sorte de mélange extrémiste entre l’appropriation de l’Etat par une camarilla politique directement liée aux puissances d’argent et au gotha planétaire et une propagande archi-réactionnaire dont le centre de gravité est une xénophobie racialiste.
Dans la typologie que j’ai précédemment proposée, on dira que la figure conservatrice du consensus parlementaire est tentée de se nouer à son bord fascisant. Dira-t-on que c’est le contraire, qu’il y a une inclinaison vers la gauche, sous prétexte que certains personnages de la figure réformatrice sont passés du côté de Sarkozy ? Certes non ! Les aventures de Kouchner, de Besson, de Bockel, de Mitterrand (celui de la culture), les tentations de Rocard ou de Lang, les exploits réactifs de la « diversité » avec Fadela Amara ou Rama Yade, le copinage avec d’anciens intellectuels maoïstes come André Glucksmann, loin d’être des caprices « progressistes », rappellent un trait important du pétainisme transcendantal : la récupréation par la droite extr^me, à l’occasion de la venue au pouvoir du cacique militaire ou de l’aventurier, d’anciens réformateurs, voire d’anciens révolutionnaires, tels Déat ou Doriot, abritant leur renégation impatient sous les couleurs du salut de l’Etat français. en vérité, ce que ces amalgames esquissent, c’est un pouvoir « au-dessus des partis », ce qui a toujours voulu dire la rupture du consensus parlementaire au profit d’un gouvernement « technique », où fraternisent avec l’extrême-droite divers débris émancipés de la vieille alternance entre conservateurs et réformateurs.
Je ne dis pas que Sarkozy a réalisé ce programme. Je dis seulement que l’homme qui, après que Mitterrand a ouvert la voie en liquidant le PCF, a mis fin aux dispositions parlementaires issues de la Résistance en liquidant le gaullisme, est nécessairement quelqu’un que le consensus, fondement du parlementarisme, impatiente. Et comme à sa droite on entend piaffer Marine Le Pen, personnage tout désigné pour porter les couleurs d’un pétainisme rénové par le féminisme et la laïcité, il semble que l’inclination vers la droite extrême de tout ce qui a porté jusqu’à ce jour le tapage de Sarkozy soit inéluctable.
Contre quoi la gauche porte les espérances craintives de quantité de gens, et singulièrement des intellectuels, dont l’agressivité réactive de la droite extrême menace l’habitude confortable de voir leurs incendiaires propos « critiques » faire partie du paysage consensuel du parlementarisme, sous le nom innocent d’extrême gauche. Je dis « innocent » : il s’agit là de gens fort peu persécutés, puisque nombre d’entre eux furent et espèrent redevenir ministres de la République. Et fort peu dérangeants, puisqu’on ne voit pas qu’ils se soient sérieusement opposés au pire de Sarkozy, nommément la persécution identitaire des ouvriers d’origine africaine, la persécution sécuritaire de la jeunesse populaire et les expéditions militaires néo-coloniales.
Disons que l’anti-sarkozysme de gauche tente désespérément de défendre l’organisation consensuelle du système politique parlementaire, menacée par le surgissement d’une droite nouvelle, d’une droite qui envisage de se passer purement et simplement du vieux consensus. Elle a constaté, cette droite durcie, que, de l’intérieur dudit consensus, Chirac et Juppé n’avaient pas réussi à faire passer la « réforme » antipopulaire des retraites. Mais que, passant outre à ce genre de scrupules, sarkozy et ses affidés de tous bords y sont parvenus. Se pourrait-il, pensent alors le nouveaux extrémistes fascistoïdes, qu’on puisse tout simplement se passer de la gauche ? C’est ce que, en renvoyant Sarkozy, les électeurs de gauche espèrent éviter. Ils veulent à tout prix protéger le vieux consensus, faute duquel, ayant de longue date renoncé, eux, à tout projet indépendant, ils ne sont rien. La gauche a absolument besoin d’une droite de consensus. De là qu’aujourd’hui, vu les excès de Sarkozy, elle doit jouer les deux rôles du jeu consensuel, le conservateur et le réformateur. Hollande est le choix de cette schizophrénie parlementaire. Il incarne une gauche de droite, ou une droite de gauche, comme on voudra. Il incarne à lui seul le consensus historique. il incarne la vieille bénévolence politique de l’Etat.
Au fond, Sarkozy a dessiné les traits d’un pouvoir français de l’époque d’une crise générale des vieilles puissances occidentales. Le consensus parlementaire, même relançé par Hollande, ne pourra indéfiniment dissimuler que la crise est bien réelle, que l’époque dominatrice de ce pouvoir, dont l’apogée fut la longue souveraineté impériale, appartient au passé. Notre unique chance que « France » veuille dire en core quelque chose ne réside ni dans une dégénérescence fascistoïde de la droite, ni dans l’ubiquité droitère de la gauche. Elle réside dans notre capacité à jouer encore une fois le rôle, certes épisodique, mais glorieux, qui fut parfois le nôtre : inventer les formes neuves, théoriques et pratiques, du cheminement de l’idée émancipatrice, ou communiste, et de son expression universelle.
Alain Badiou
Sarkozy pire que prévu / 2012
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Au cours de l’année 2002, la guerre se déchaîne contre les forces du Mal au Moyen-Orient. En Afghanistan, l’armée américaine, qui a envahi le pays six semaines après le 11 septembre, poursuit son entreprise de libération. Une autre libération se profile, celle de l’Irak : militaires et diplomates préparent ouvertement l’invasion du pays pour y implanter la démocratie. En Palestine, où s’est déclenchée la deuxième Intifada, l’armée israélienne réinvestit toute la Cisjordanie et l’opération Rempart balaye ce qui reste de l’autonomie accordée à Oslo. En avril, la prise du camp de réfugiés de Jénine et sa destruction au bulldozer font des dizaines de morts civiles.
Pendant ce temps, en France le premier tour de l’élection présidentielle est marqué par le succès du Front national. Roger Cukiermann, président du CRIF, déclare à Haaretz (23 avril 202) que le résultat de Le Pen « servira à réduire l’antisémitisme musulman et le comportement anti-israélien, parce que son score est un message aux musulmans leur indiquant de se tenir tranquilles. »
C’est dans ce contexte que se développe une campagne dénonçant une « vague d’antisémitisme » en France. « Des synagogues sont incendiées, des rabbins sont molestés, des cimetières sont profanés, des institutions communautaires mais aussi des universités doivent faire nettoyer, le jour, leurs murs barbouillés, la nuit, d’inscriptions ordurières. Il faut du courage pour porter une kippa dans ces lieux féroces qu’on appelle cités sensibles et dans le métro parisien. » (1)
Pourquoi cette campagne ? Il importe d’allumer un contre-feu, car l’opinion publique et même les médias sont choqués de la brutalité avec laquelle l’armée israélienne réprime la deuxième Intifada. Dénoncer la « poussée d’antisémitisme » est un bon moyen pour détourner l’attention de la sanglante opération Rempart ou mieux encore, pour la présenter comme une mesure défensive, dans le contexte d’une « montée générale de l’antisémitisme ».
L’opération se déroule sur un terrain favorable : la détestation montée d’un bout à l’autre de l’Occident contre les Arabes et les musulmans après le 11 septembre. Car la vague d’antisémitisme, ce sont eux, naturellement eux qui en sont les agents propagateurs. « La recrudescence en France et en Europe des agressions antisémites, verbales ou physiques a, depuis l’éclatement de la « deuxième Intifada » à l’automne 2000, incontestablement mis en avant de nouveaux acteurs de la haine antijuive, nommément des agresseurs issus des banlieues ou de l’immigration, des victimes du racisme et de la discrimination qui s’adonnent, envers les Juifs, aux comportements contre lesquels il sont en droit de se voir eux-mêmes protégés. » (2)
La notion d’une « vague d’antisémitisme » n’était pas entièrement dénuée de fondements : il est indéniable que dans ces années 2002-2004, il y eut des insultes proférées contre des juifs, des tags hostiles, des cageots incendiés devant des synagogues, des bagarres entre jeunes… Même si les actes les plus médiatisés, ceux qui déclenchèrent le plus de mâles paroles chez les politiques et le plus d’indignation dans les institutions juives furent le fait d’une mythomane (« l’agression » de Marie L. dans le RER D en juillet 2004) ou d’un pauvre fou, juif de surcroît (l’incendie d’une centre social juif rue Popincourt en août de la même année), la réalité de manifestation d’hostilité contre les juifs à cette époque ne fait aucun doute, et nous ne prenons aucune manifestation de ce genre à la légère. Il ne se passait cependant rien qui puisse paraître d ‘une gravité exceptionnelle, rien d’irréparable, et même Simone Veil critiqua vertement le mot de Finkielkraut faisant de 2002 une « année de cristal ». (3)
Mais pour les initiateurs et les militants de cette campagne, peu importait l’ampleur réelle de « la vague » : l’impulsion était donnée. Parallèlement à la presse dénombrant avec une précision toute policière les « actes à caractère antisémite » dont il s’agissait de montrer la prolifération, on vit sortir en octobre 2004 le rapport Ruffin, commandé par le ministère de l’Intérieur, qui dénonçait « un antisémitisme d’importation, notamment chez des jeunes issus de familles originaires de pays où l’antisémitisme est culturellement banalisé. » Ruffin assimilait « l’antisionisme radical » à un antisémitisme « par procuration » et préconisait une loi qui pénaliserait la critique de l’Etat d’Israël.
Ce fut d’ailleurs l’époque des premiers procès – contre Daniel Mermet, contre La Fabrique éditions, puis contre Edgar Morin, Sami Naïr et Danielle Sallenave – procès intentés pour « incitation à la haine raciale » – par une officine nommée Avocats sans frontières (4). On vit également paraître une série d’ouvrages dénonçant l’antisémitisme des « maghrébins ». Dans les Territoires perdus de la République, ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Brenner et centré sur la question de l’école, l’idée générale est que « l’antisémitisme qui se donne libre cours dans les établissements scolaires de certains quartiers, le peur des adultes responsables devant des propos et des comportements inacceptables, l’affaiblissement intellectuel devant l’offensive islamiste sont inséparables de ce gouffre qui, plus que jamais, sépare en France le peuple de ses élites. » (5) Nicolas Weill, dans la République et les antisémites, accepte comme « un fait » qu’il y ait « un antisémitisme arabo-musulman particulièrement virulent, que celui-ci soit à l’occasion toléré par une certaine extr^me gauche souvent passive – ou fascinée – devant son extrémisme. » (6)
On notera au passage le retour insistant du mot « République », déjà fortement mis à contribution pour soutenir l’interdiction du « foulard islamique » à l’école, ce mot qu’on croyait nourri, au moins abstraitement, par un certain universalisme politique, voire orienté vers la défense du droit « des gens d’en bas », servait désormais d’emblème à l’hostilité envers les ouvriers arabes et musulmans des cités populaires.
Pour sa part, Prêcheurs de haine, de Pierre-André Taguieff, est une longue (968 pages) dénonciation, une véritable liste de proscription des ces « archéo-trotskistes et nouveaux gauchistes antimondialisation, outrancièrement palestinophiles (…) alors que même l’islamisation de la cause palestinienne s’accentue. » (7)
La dénonciation d’une « montée de l’antisémitisme » fut relayée et amplifiée par la presque totalité des médias et de ce qu’on appelle « le monde politique ». Du côté de la gauche, les plus bruyants étaient les habituels ennemis des « arabo-musulmans » français : les dévots de la laïcité et les féministes égarées. (Notons au passage que le syntagme « arabo-musulmans », complété par celui de même farine « islamo-gauchistes », est d’origine policière, comme tous les doublets du même genre, « judéo-bolchévique », « hitléro-titiste » ou plus récemment « anarcho-autonome ».)
Du côté de la droite au pouvoir, il y avait unanimité dans la « détermination sans faille » à lutter contre la renaissance de l’antisémitisme. Il peut paraître étrange de voir les juifs aussi bien « défendus » par un courant idéologique – la droite – qui leur est traditionnellement hostile. Le phénomène ne peut manquer d’évoquer la blague d’origine israélienne : « Qu’est-ce qu’un philosémite ? C’est un antisémite qui aime les juifs ». Au cours de ces années 2002-2003, le nombre et l’activité de ces philosémites-là semblaient s’accroître dans de considérables proportions.
Alain Badiou & Eric Hazan
l’Antisémitisme partout – aujourd’hui en France / 2011
A lire également : la Deuxième mort du judaïsme
A voir : Eyal Sivan
1 Alain Finkielkraut, Au nom de l’Autre, Réflexions sur l’antisémitisme qui vient, Paris, Gallimard, 2003, p.9.
2 Nicolas Weill, la République et les antisémites, Paris, Grasset, 2004, p.15.
3 En référence, évidemment, la Nuit de cristal de 1938, où des centaines de juifs avaient été tués par les nazis.
4 En réalité, ces procès avaient été précédés d’autres actions en justice, menées le plus souvent par la Licra et le Mrap, contre de véritables fascistes / négationnistes (Roger Garaudy, Bernard Anthony…). Elles avaient permis de constituer une jurisprudence, mais dans les années 2000, la cible ayant changé, le Mrap s’était désengagé de ce type d’action.
5 Les Territoires perdus de la République, antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Emmanuel Brenner éd., Paris, Mille et une nuits, 2002, p.17-18.
6 N. Weill, op. cit., p.33.
7 Pierre-André Taguieff, Prêcheurs de haine, traversée de la judéophobie planétaire, Paris, Mille et une nuits, 2004, p.192.