Le philosophe Paul B. Preciado, figure des queer studies, est un observateur enthousiaste des mutations politiques de l’Espagne. Après la victoire de plusieurs candidatures citoyennes et « indignées » aux municipales, en particulier à Barcelone, l’un de ses lieux d’attache, l’auteur de Testo Junkie (Grasset, 2008) revient sur la genèse de ces mouvements inédits, qui « repolitisent les classes moyennes appauvries par la crise » et rompent avec une culture politique née de la transition post-franquiste.
Qu’est-ce qui vous séduit le plus, dans la plate-forme citoyenne qui a remporté les élections dimanche à Barcelone ?
Je trouve tout excitant. Ce sont des partis politiques nouveaux, qui ne reproduisent pas la structure des professionnels de la politique, qui n’ont ni l’argent, ni les réseaux des partis « installés ». Dans la victoire d’Ada Colau, il y a plusieurs choses qui ont compté, et qui sont assez extraordinaires. D’abord, la mobilisation des classes moyennes appauvries, précarisées par la crise après 2008. Cette politisation est le résultat d’un travail extraordinaire, mené par Ada Colau et la PAH [la plateforme anti-expulsions immobilières lancée en 2009 en Catalogne – ndlr] qui a su élargir cette expérience et sa force de transformation au-delà de ce réseau d’activistes.
Avec la PAH, on touche à la question du logement, de l’habitat, de la survie, de la vulnérabilité du corps. La PAH a su organiser la vulnérabilité pour la transformer en action politique. La comparaison est trop forte, mais pour moi, il s’est passé un tout petit peu quelque chose comme les luttes pour les malades du sida dans les années 80. Cela a servi de levier pour repolitiser toute une classe qui traversait une énorme dépression politique. La capture des désirs par le capitalisme néolibéral produit une déprime collective, qui s’exprime sous la forme d’une dépolitisation totale. En inventant des techniques politiques nouvelles, comme le scratche, Ada Colau et d’autres ont réenchanté le domaine de la politique. C’est sans doute ce qu’il y a de plus beau dans leur victoire. Les corps sont sortis dans les rues, et la ville entière a été repolitisée par leur présence.
Vous parlez des scratches, ces actions menées par Ada Colau et les activistes de la PAH pour dénoncer, un à un, devant leur domicile, les députés « complices » des expulsions immobilières. Ce sont des actions radicales, qui ont divisé les Espagnols. À l’époque, il était difficile de prévoir qu’Ada Colau allait trouver une majorité sur son nom dans les urnes…
Oui, ce sont des techniques radicales, mais elles ont surgi à un moment où la corruption politique était très forte, et la faillite du système démocratique, considérable. C’est pour cela que la Grèce et l’Espagne constituent deux pôles intéressants à suivre, engagés dans des processus de transition démocratique récents. En Espagne, on a eu 40 ans de dictature, puis 40 ans de démocratie. Nos institutions démocratiques sont quasi inexistantes. Elles sont de simples décors morts. La démocratie se cherche encore, on pourrait dire qu’elle est très expérimentale. Il y a une fragilité démocratique que la France ne connaît pas, où tout est plus installé. Mais cela offre une possibilité d’expérimentation institutionnelle plus grande – ce que l’on appelle des “nouvelles institutionnalités”.
Tout cela s’inscrit aussi dans une tradition politique très forte, en Espagne et en Catalogne, depuis le XIXe siècle : celle d’un communisme libertaire, d’un anarchisme, toujours marqués par une dimension très utopique. On le voit très bien avec Ada Colau, qui en même temps, est la plus pragmatique de toutes. C’est aussi très net chez Teresa Forcades, avec une dimension supplémentaire, un peu mystique [Teresa Forcades est une religieuse hypermédiatisée, connue du grand public pour avoir dénoncé les profits de l’industrie pharmaceutique pendant l’épidémie de grippe aviaire, et qui a soutenu la campagne d’Ada Colau – voir vidéo ci-dessous].
Et l’on en retrouve des traces dans toute une tradition espagnole, je pense à des femmes comme Clara Campoamor [féministe qui a contribué à la rédaction de la Constitution espagnole, en 1931 – ndlr], Federica Montseny [la première femme ministre de la République, en 1936, anarchiste, féministe – ndlr] ou encore Dolores Ibárruri, la Pasionaria [secrétaire du parti communiste espagnol entre 1942 et 1960 – ndlr]. Cette juxtaposition improbable de l’anarchisme, du communisme libertaire et d’un mysticisme utopique, totalement extraordinaire, est souvent incarnée, il est vrai, par des femmes, mais pas seulement.
On a lu ici ou là des articles sur le « protagonisme féminin » de ces mouvements citoyens, incarnés par Manuela Carmena à Madrid et Ada Colau à Barcelone. Vous êtes d’accord ?
Non. Il y a beaucoup de femmes en politique, c’est tout ce que cela veut dire… Sinon, on pourrait dire la même chose en France avec Marine Le Pen. À bien y réfléchir, je trouve même cette question scandaleuse. C’est comme si l’on continuait de définir la politique comme un domaine réservé aux hommes, et dès lors qu’une femme obtient un peu de protagonisme politique, on décrète que c’est exceptionnel. Je rappelle qu’il y a beaucoup de femmes puissantes à droite, au sein du PP, comme Esperanza Aguirre [à Madrid – ndlr] ou Rita Barbera [à Valence – ndlr], ces énormes « dames » de la politique. Donc je ne pense pas qu’on puisse faire une analyse genrée de ce qu’il survient en Espagne.
C’est aussi lié au fait qu’à Podemos, on voit, presque exclusivement, des hommes au premier plan. C’est un problème ?
Je ne crois pas. À Podemos, il y aussi beaucoup de femmes, de lesbiennes, de gens venus du féminisme et du queer… Je ne crois pas que Podemos soit plus masculin, ou masculiniste, que d’autres. Ce qui continue de me choquer, en revanche, ce sont des articles de la presse espagnole sans aucun intérêt, dès le lendemain de la victoire d’Ada Colau, qui présentent son enfant et son mari, qui expliquent qu’Ada Colau cuisine très bien… Cela revient à naturaliser, encore une fois, sa dimension politique.
Vous parliez de la transition démocratique espagnole. Les élections du 24 mai marquent-elles enfin une rupture avec le régime de 1982, né de la transition avec le franquisme ?
Ce qu’il se passe est très, très important. Nous en étions arrivés à un moment de crise démocratique majeure. Les mouvements du 15-M [référence au 15 mai 2011, lorsque les « indignés » s’emparent des places du pays – ndlr], que les soit-disant grands intellectuels de gauche avaient dédaignés, jugeant qu’il n’y avait pas une seule idée politique derrière, ont permis de repolitiser des classes moyennes précarisées. Cela a déclenché une prise de conscience, une sorte d’émancipation cognitive, face à deux dictatures simultanées : d’une part, sur le front politique, la continuité de pratiques dictatoriales dans le système démocratique – c’est la faillite du système démocratique dont on parlait. Et de l’autre, une faillite économique, en lien avec la dictature du monde financier. Et ce qui fait le lien entre ces deux dictatures, c’est la corruption. Ce que les gens font avec l’argent public, comment il est géré.
Pendant longtemps, en Espagne, la dénonciation de la corruption s’accompagnait d’une forme de désaffection générale : “ce sont tous des voleurs, on s’en fout”. Grâce au 15-M, on est passé de ce constat désabusé à l’invention de nouvelles pratiques de contrôle démocratique. Je pense à la PAH, mais aussi au parti X ou encore à des gens comme Itziar González Virós et le parlement citoyen – le Parlament Ciutadà, un appareil citoyen de contre-pouvoir qui rassemble des mouvements hétérogènes pour former un contre-parlement. La question n’est plus : qui sont les voleurs?, mais bien : quels sont les mécanismes de contrôle démocratique? C’est un changement très important.
Mais vous citez là des structures héritières du 15-M, qui sont toutes des contre-pouvoirs. Ada Colau vient de s’emparer du pouvoir. C’est différent…
On ne peut pas comprendre les uns sans les autres. Les victoires d’Ada Colau ou de Manuela Carmena sont les symétriques de l’action des contre-pouvoirs, d’un ensemble de micropolitiques qui ont réinventé la politique. Ils ont inventé de nouvelles manières de contrôler la démocratie, à un moment où cette démocratie espagnole s’était effondrée. Le problème, c’est que le système démocratique reste très dégradé en Espagne, avec des institutions qui fonctionnent de manière non démocratique. C’est toute l’architecture du pouvoir, régi par la Constitution, qui contourne la démocratie. Et du coup, même si tu travailles à l’intérieur de ces institutions et que tu veux faire autrement, tu te rends compte que ce n’est pas possible.
C’est le même débat qui se pose pour l’Union européenne…
Oui. C’est la question des transformations démocratiques. Ou, on va dire, des pratiques révolutionnaires. Quand j’entends Ada Colau ou Manuela Carmena parler, j’entends des discours révolutionnaires. Comment les mettre en place, depuis des institutions qui ne sont pas démocratiques ? Il faut penser la révolution comme processus permanent, constituant. Il va falloir changer radicalement l’architecture du pouvoir – le système électoral, la Constitution et d’autres choses. Ça ne va pas être facile. Mais l’on vit un moment extraordinaire.
Vous avez parlé du terreau anarchiste en Catalogne. Pour Madrid, c’est plus surprenant, non ?
La tradition catalane est effectivement plus libertaire. Il y avait eu des jornadas libertarias dans les années 1970 en Catalogne. Et l’on parle toujours de la movida madrilène, mais c’est à Barcelone qu’a eu lieu la vraie movida démocratique. À Madrid, tout a été davantage lié au parti communiste. Manuela Carmena renoue avec la tradition anti-franquiste, preuve que l’on a encore besoin de cela en 2015. De ce point de vue, le dialogue Carmena-Colau permet de faire ce lien entre une tradition anti-franquiste et les nouveaux mouvements apparus après la crise de 2008, les « indignés », le 15-M, etc. Parfois, je me dis que la droite ne va pas permettre que cela se passe comme ainsi, parce que c’est trop beau. J’espère que le PP les laissera faire les politiques qu’elles veulent mener, qu’il ne les tuera pas.
Vous connaissez bien la France, où le paysage politique semble davantage gelé. Il n’y a pas eu un moment fondateur comme le 15-M en 2011. Y-a-t-il tout de même des éléments à copier de l’Espagne, des leçons à tirer ?
J’aimerais bien que l’effervescence prenne aussi en France, que l’extrême droite ne soit pas la seule à profiter de la crise. L’appareil de gouvernement néolibéral opère au niveau européen, et mondial. Il faut donc un grand réseau d’alliances de micropolitiques révolutionnaires en Europe. Ce ne sont pas simplement des révoltes éparses, mais une vague de soulèvements qui commence. Il ne s’agit pas tant de copier des techniques – des scratches ou des primaires ouvertes sur Internet, etc –, que de réussir à repolitiser le tissu social en France. Comment faire, pour repolitiser autrement que par une politique ultra-identitaire ? Car la politisation en France passe par un langage nationaliste, par la question de l’identité française, par la politique de la peur. La question, c’est donc de modifier ces variables, de trouver un autre langage, d’autres pratiques capables de transformer le désir collectif.
Entretien Paul B. Preciado avec Ludovic Lamant,