À titre incident, les massacres de janvier 2015 ont confirmé un processus au long cours, à l’œuvre depuis les années 1980 : l’assèchement de la gauche française. Il aura fallu ces meurtres pour que ce qui restait de la gauche bascule à droite, à l’instar de la société française désormais assujettie – à quelques exceptions près – au discours hégémonique des droites extrêmes. Comment expliquer ce mouvement de bascule ?
Parce que la gauche est incapable de se référer à un point – au moins un point – révolutionnaire. Ce point révolutionnaire a conditionné le discours et les pratiques de ce qu’on pourrait nommer la gauche officielle. Par gauche officielle, entendons celle qui, croyant aux vertus de la représentation, et cherchant l’accès au pouvoir par des moyens formellement démocratiques, considérait que l’élan révolutionnaire devait être freiné pour être réalisé. Ce frein a porté le nom de réforme. Là où la pensée révolutionnaire visait la vitesse infinie d’un changement absolu de la réalité sociale, la pensée réformiste de la gauche officielle consistait à modifier le régime de vitesse du changement et son ampleur. Ne devait être sujet à la transformation sociale non la société tout entière, mais seulement tel ou tel de ses aspects (le domaine de la santé, celui du droit du travail, etc.).
Or une fois le point révolutionnaire abandonné, le contrôle politique de la vitesse organisé par la gauche officielle change d’objet. Au lieu de ralentir la révolution, l’enjeu devient : ralentir les effets destructeurs du capitalisme. Non pas le capitalisme lui-même (les privatisations, la financiarisation de la vie, l’extraction destructrice des ressources énergétiques, etc.), qui devient l’incarnation du changement à vitesse infinie que la gauche relaie sans frottements et souvent initie, mais ses soi-disant dommages collatéraux (la pollution, la désaffection psychique et sociale, etc.). Les réformes ne consistent plus à différer la révolution, mais la catastrophe. Ces réformes se transforment dès lors en normes temporaires, par exemple diminuer la vitesse sur les routes en cas de « pics » de pollution – en ne voyant pas que la baisse tendancielle de la vitesse a pour horizon une immobilisation des voitures qui ne modifierait en rien les causes structurelles de l’asphyxie écologique.
Cette situation a longtemps été délicate pour la gauche officieuse qui avait su garder un goût pour la justice. Elle ne croyait certes pas à quelque révolution, mais elle refusait de s’en tenir au seul traitement normatif des dégâts du capitalisme ; elle votait à reculons pour la gauche officielle, et finissait parfois par s’abstenir – à reculons. Mais à la faveur de la dissolution du point révolutionnaire, un autre aspect de la réalité sociale a pris lentement corps, jusqu’à devenir prédominant, et nourrir l’hégémonie discursive des droites extrêmes : les questions identitaires. Ces questions ont pris un tournant dramatique après les massacres de janvier. Lors des journées qui ont suivi ces massacres ont eu lieu de grands rassemblements de deuil qui n’étaient pas forcément politiques ; et certains ont eu raison d’en indiquer le caractère anthropologique et affectif. Mais l’on n’est pas maître de la destinée politique d’un moment anthropologique : la nature empirique de ces rassemblements massifs – près de 4 millions de personne le 11 janvier – s’est cristallisée en socle transcendantal, donnant l’assise à des transformations de la psychè collective française dont on ne peut pas encore mesurer tous les aspects. A cette sanglante occasion, la gauche officieuse semble s’être débarrassée du fantôme de la réforme qui était encore hantée par le fantôme de la révolution. Désormais, le combat est devenu clair : sauver l’identité française. Sa république, sa laïcité, ses traditions ; son impertinence sans limite, son nationalisme goguenard, sa franche cécité citoyenne aux gens de couleur. Désormais, l’ennemi n’est plus le capitalisme, mais l’islam – un islam toujours sur le point de s’ajouter un -isme. Contre celui-ci, il faut la république indivisible, identique à elle-même, ancrée dans son passé – une identité nationale, courageusement patriotique, purement de souche, que le monde entier nous jalouse. Nous, républicains français, nationaux égaux entre nous, sauront sauver les hommes et les femmes de couleur de leurs traditions oppressives. Tradition contre tradition. Identité contre identité.
Tel est le panorama de la gauche en France : d’une part, la gauche officielle qui collabore sans retenue avec le néo-libéralisme ; d’autre part la gauche officieuse pour qui, majoritairement, le combat contre la mondialisation du capitalisme est devenu un combat contre la mondialisation potentielle de l’islam – une potentialité fantasmée qui est l’envers de l’amoindrissement des possibilités révolutionnaires du pays. Autant dire que, massivement, la gauche est désormais de droite, et qu’elle ne pourra plus s’empêcher de s’en prendre à tout ce qui pourra, de près ou de loin, ressembler à un discours révolutionnaire : celui-ci sera toujours coupable de ne pas identifier d’emblée le dit péril musulman. Or construire une position politique sur le rejet de tueries ou sur celui de la minorité salafiste présente en France, sur la transformation de criminels en ennemis, ne peut conduire qu’à la liquidation définitive de tout discours de gauche – et, en définitive, de tout discours politique en tant que tel.
Bien entendu, il existe encore une partie de la gauche officieuse qui refuse le rejet de l’islam, qui sait que celui-ci est divisé par une guerre des subjectivités, qui ne fait pas des tueries un socle de refondation négatif pour la politique, et qui continue d’invoquer une certaine forme de justice sociale ; mais ces rescapés ne peuvent pas compter sur une gauche de la gauche incapable de lever un peuple, et jalousant Syriza ou le Mouvement vers le Socialisme bolivien sans en avoir l’envergure politique. Pourquoi ? Parce qu’il manque à cette gauche exsangue une proposition politique au long cours, forgée dans la distance vis-à-vis de l’Etat. Il lui manque une proposition politique capable de détacher chaque individu de lui-même, de rappeler à chaque française qu’elle n’est pas que française, et de relier chaque détachement de subjectivité à la planète. Seule une conjuration politique planétaire pourra nous permettre de sortir du piège des identités meurtrières et de reconnaître dans l’espace commun la blessure vivace du colonialisme et la péremption de tout universalisme monochrome. Planétaire est l’appel à tous les territoires endommagés par l’extraction du vivant. Planétaire est l’appel à régénérer la dimension d’infini qu’aucun dieu ne peut contenir.
Laissons la gauche se consumer.
Faisons peau neuve.
Réveillons-nous en praticiens des horizons révolutionnaires.
Revue Exemple
Publié sur Mediapart le 31 mars 2015
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« Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi. » Sophocle / Œdipe Roi
Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d’eau gazeuse ; il est six heures du matin.
Il n’a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu’il fait. Il dort encore. De très ancienne lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines ; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. trente-cinq. trente-six. Trente-spet. chaque seconde à sa place exacte.
Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l’ordonnance idéale, introduire ça et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur œuvre : un jour, au début de l’hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.
Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d’être déverrouillée, l’unique personnage présent en scène n’a pas encore recouvré son existence propre. Il est l’heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.
Quand tout est prêt, la lumière s’allume…
Un gros homme est là debout, le patron, cherchant à se reconnaître au milieu des tables et des chaises. Au-dessus du bar, la longue glace où flotte une image malade, le patron, verdâtre et les traits brouillés, hépatique et gras dans son aquarium.
De l’autre côté, derrière la vitre, le patron encore qui se dissout lentement dans le petit jour de la rue. C’est cette silhouette sans doute qui vient de mettre la salle en ordre ; elle n’a plus qu’à disparaître. dans le miroir tremblote, déjà presque entièrement décomposé, le reflet de ce fantôme ; et au-delà, de plsu en plus hésitante, la kyrielle indéfinie des ombres : le patron, le patron, le patron… Le Patron, nébuleuse triste, noyé dans son halo.
Péniblement le patron émerge. Il repêche au hasard quelques bribes qui surnagent autour de lui. Pas besoin de se presser, il n’y a pas beaucoup de courant à cette heure-ci.
Il s’appuie des deux mains sur la table, le corps incliné en avant, pas bien réveillé, les yeux fixant on ne sait quoi : ce crétin d’Antoine avec sa gymnastique suédoise tous les matins. Et sa cravate rose l’autre jour, hier. Aujourd’hui c’est samedi ; Jeannette vient plus tard.
Drôle de petite tache ; une belle saloperie ce marbre, tout y reste marqué. Ça fait comme du sang. Daniel Dupont hier soir ; à deux pas d’ici. Histoire plutôt louche : un cambrioleur ne serait pas allé exprès dans la chambre éclairée, le type voulait le tuer, c’est sûr. Vengeance personnelle, ou quoi ? Maladroit en tout cas. C’était hier. Voir ça dans le journal tout à l’heure. Ah oui, Jeannette vient plus tard. Lui faire acheter aussi… non, demain.
Un coup de chiffon distrait, comme alibi, sur la drôle de tache. Entre deux eaux des masses incertaines passent, hors d’atteinte ; ou bien ce sont des trous tout simplement.
Il faudra que Jeannette allume le poêle tout de suite ; le froid commence tôt cette année. L’herboriste dit que c’est toujours comme ça quand il a plu le quatorze juillet; c’est peut-être vrai. Naturellement l’autre crétin d’Antoine, qui a toujours raison, voulait à toute force prouver le contraire. Et l’herboriste qui commençait à se fâcher, quatre ou cinq vins blancs ça lui suffit ; mais il ne voit rien, Antoine. Heureusement le patron était là. C’était hier. Ou dimanche ? C’était dimanche : Antoine avait son chapeau ; ça lui donne l’air malin son chapeau ! Son chapeau et sa cravate rose ! Tiens mais il l’avait hier aussi la cravate. Non. Et puis qu’est-ce que ça peut foutre ?
Un coup de chiffon hargneux enlève une fois de plus sur la table les poussières de la veille. Le patron se redresse.
Contre la vitre il aperçoit l’envers de l’inscription « Chambres meublées » où il manque deux lettres depuis dix-sept ans ; dix-sept ans qu’il va les faire remettre. C’était déjà comme ça du temps de Pauline ; ils avaient dit en arrivant…
D’ailleurs il n’y a qu’une seule chambre à louer, si bien que de toute façon c’est idiot. Un coup d’œil vers la pendule. Six heures et demie. Réveiller le type.
- Au boulot flemmard !
Cette fois il a parlé presque à haute voix, avec aux lèvres une grimace de dégoût. Le patron n’est pas de bonne humeur ; il n’a pas assez dormi.
À dire vrai il n’est pas souvent de bonne humeur.
Au premier étage, tout au bout d’un couloir, le patron frappe, attend quelques secondes et, comme aucune réponse ne lui parvient, frappe de nouveau, plusieurs coups, un peu plus fort. De l’autre côté de la porte un réveille-matin se met à sonner. Ma main droite figée dans son geste, le patron reste à l’écoute, guettant avec méchanceté les réactions du dormeur.
Mais personne n’arrête la sonnerie. Au bout d’une minute environ elle s’éteint d’elle-même avec étonnement sur quelques sons avortés.
Le patron frappe encore une fois : toujours rien. Il entrebaîlle la porte et passe la tête; dans le matin misérable on distingue le lit défait, la chambre en désordre. Il entre tout à fait et inspecte les lieux : rien de suspect, seulement le lit vide, un lit à deux personnes, sans oreiller, avec une seule place marquée au milieu du traversin, les couvertures rejetées vers le pied ; sur la table de toilette, la cuvette de tôle émaillée pleine d’eau sale. Bon, l’homme est déjà parti, ça le regarde après tout. il est sorti sans passer par la salle, il savait qu’il n’y aurait pas encore de café chaud et en somme il n’avait pas à prévenir. Le patron s’en va en haussant les épaules ; il n’aime pas les gens qui se lèvent avant l’heure.
Alain Robbe-Grillet
Les Gommes / 1953
Sur le Silence qui parle : Un roman sentimental
Anicée Alvina dans Glissements progressifs du plaisir / 1974