La posture classique d’un certain « anti-libéralisme » consiste à dénoncer dans l’offensive néolibérale une marchandisation du monde et à lui opposer la défense des services publics nationaux pour les uns et des biens publics mondiaux pour les autres. Autant dire que la lutte politique se maintient sur un terrain bien connu où s’affrontent le Marché et l’État. Les « antilibéraux », sans trop le savoir ou sans trop s’en inquiéter, s’installent en fait sur le terrain de l’adversaire lorsqu’ils prennent fait et cause pour la production de services par l’État au nom d’une opposition qui s’est constituée précisément pour faire du marché la règle et de l’État l’exception. Ce travers est aussi pénalisant que l’aveuglement volontaire à l’égard des pratiques bureaucratiques étatiques au prétexte qu’il ne faudrait pas faire le « jeu du marché ». On sait pourtant que ce genre de raisonnement a coûté historiquement aux « forces de progrès » : un discrédit durable. Sortir du capitalisme néolibéral, c’est aussi sortir de ce double jeu du Marché et de l’État c’est définir une politique qui ne confondrait plus l’opposition à la marchandisation et la promotion de l’administration bureaucratique. Cette tâche est aujourd’hui d’autant plus nécessaire que le néolibéralisme montre tous les jours que le Marché et l’État désignent, non des entités indépendantes engagées dans un « face à face » planétaire pour la suprématie, mais des processus profondément enchevêtrés et des logiques étroitement imbriquées.
Pour œuvrer à la définition de cette politique, on peut s’appuyer sur la problématique de l’association, de la solidarité, de la mutualité, qui a nourri toute la réflexion du mouvement ouvrier au cours de son histoire. Aujourd’hui, cette problématique semble trouver un nouveau souffle et peut-être de nouveaux fondements dans la résurgence de la thématique du commun. Rien n’est joué cependant, tant l’emprise de la doctrine économique dominante tend à s’exercer sur ceux qui, aujourd’hui, tentent de penser la question des « biens » communs.
La question des services et des biens publics
« Défendre les services publics » est une tâche politique nécessaire pour endiguer autant que possible les politiques de privatisation directe ou indirecte que les gouvernements successifs mènent depuis au moins trois décennies. On ne mettra donc pas ici sur le même plan les administrations publiques et les entreprises privées, tant du point de vue de leurs logiques d’action que du point de vue de leurs résultats. Il va sans dire que la production de services non marchands permet des avantages collectifs qu’il convient de défendre contre l’extension de l’accumulation du capital. Avec la poste, l’hôpital, l’école, il en va des liens sociaux, de la qualité de la vie, du bien-être, de la liberté de pensée. Mais il faudrait aussi interroger les limites de cette « défense des services publics » et se demander si, à demeurer sur le terrain de cette opposition du marché et de l’État, du bien privé et du bien public, on ne se condamne pas à une éternelle et stérile position défensive. Plus encore, il faudrait se demander si, en défendant l’État contre le Marché, on n’oublie pas un peu trop que l’État est aujourd’hui en train de se transformer profondément en entreprise selon les canons de la gouvernance du « corporate state ». La question est par conséquent de savoir de quel principe se soutient la défense de ces « services » : s’agit-il de les défendre au nom de l’État « impartial » et « redistributeur » ou bien au nom d’une certaine idée du lien social que l’action de l’État entrepreneurial tend à remettre en cause ?
Pierre Dardot et Christian Laval
Du public au commun / 2010
Publié dans la Revue du Mauss n°35 1er semestre 2010
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Photo : Cosmopolis / Cronenberg d’après DeLillo / 2012