Le plus souvent, on ne garde à l’esprit (concernant la mort-vivantitude) que le principe de résurrection. Celui-ci suppose que la mort écarte l’âme de son corps initial mais aussi que Dieu permette la possibilité d’un retour, et même d’un retour de l’âme dans son corps (la fin des Temps annulant la malédiction religieuse sous certaines conditions).
La résurrection, c’est une pensée du retour, de l’origine, non du « changement ». En ce sens, le mort-vivant classique est provisoirement dans une séparation entre son être passé (corps) et son être présent (âme), il vit sans cesse des résurrections partielles (c’est le cas du vampire qui doit se « réalimenter » avec la chair d’un autre pour garder son corps initial). Le temps qui accompagne cette mort-vivantitude, c’est celui d’un « temps sacré ». Selon ce principe de résurrection, le mort-vivant est juste dans une opération de scission d’avec lui-même, en ce sens, il effraie parce qu’il incarne la désintégration de notre nature (mort) dans la vie.
Déplacer la compréhension du mort-vivant du côté du pouvoir, c’est briser la logique religieuse du retour. C’est que les mort-vivants sont avant tout les stigmates du pouvoir ou d’un certain pouvoir (celui en place). Celui-ci n’étant pas seulement une entité étatique, mais une technologie de pouvoir ou un dispositif (au sens où Michel Foucault en a esquissé certains traits) : il exprime les rapports de forces qui s’exercent entre les individus dans certains lieux. Ainsi Foucault a pu parler des lépreux, au Moyen Age, qui, bien que vivants, ont été considérés, du fait qu’ils portaient les marques physiques de la mort, comme des morts-vivants, et exclus par le pouvoir dans des léproseries. Foucault a parlé aussi du panoptisme, sorte de dispositif qui vise à nous protéger de la peste : il aurait pu évoquer pour l’exprimer d’autres morts-vivants que les lépreux, comme les vampires qui, à la fin du Moyen Age, vont désigner les vivants qu’on marque après leur mort (ils sont mis dans un caveau avec un pieu dans le cœur, entourés d’ail, etc.) pour qu’ils ne viennent pas prendre le sang des vivants. Les individus morts considérés comme vampires sont associés à la peste, et les actes de pouvoir envers eux sont des actes panoptiques : il s’agit de se protéger de leur retour possible. Les vampires seront donc scellés, restreints à « leur terre », empêchés de nuire. Tout cela nécessitera de mettre en place sinon une police particulière du moins des procédures exceptionnelles ayant pour rôle de ficher les individus considérés comme vampires, le cas échéant d’intervenir pour neutraliser leurs corps enterrés, et de les retrouver si leurs corps ne sont plus en terre : ce sera le rôle des « chasseurs » de vampires. Dom Calmet rapporte des procès-verbaux qui dessinent clairement les marques du pouvoir sur les vampires.
En ce sens, le mort-vivant ne doit être pas envisagé seulement comme lié à une conception religieuse, mais comme la manière dont le pouvoir marque, stigmatise les individus qui lui échappent. Le pouvoir se révèle toujours par les marques qu’il effectue. Un peu comme dans la Colonie pénitentiaire de Kafka, où le pouvoir est une machine qui « grave » les corps.
Au Moyen Age, on peut dire que globalement la vie et la mort se côtoient pour les gens normaux, il n’y a pas de véritable partage entre vivants et morts, n’étaient les lépreux et les vampires qui viennent modifier la frontière. Si maintenant on déplace notre regard au XIXe siècle, on peut voir que le vampire est devenu le nom du pouvoir. Il n’exclut plus certains hommes, mais au contraire cherche à tous les inclure dans son geste propre. On retrouve autrement marqué cette articulation entre la vie et la mort, puisque le vampire c’est autant ce qui tire de l’individu sa force de travail (Marx), que ce qui cherche la vie en nous (Foucault). Le vampire est à la fois ce qui tire la vie et se retire (invisible, il est pourtant au principe du fonctionnement de tout individu).
La mort-vivantitude, autrefois procédure locale d’exclusion et panoptisme circonscrit, devient, au XIXe siècle, panoptisme général et inclusif. C’est aujourd’hui le corps social tout entier qui porte les stigmates du pouvoir. A cet égard, il y a plusieurs degrés de mort-vivantitude qui composent et fonctionnent à notre époque (somnambulisme, possession, sorcellerie, spectres, fantômes, etc.). (1)
La zombitude, que l’on va étudier en particulier, avec ces formes différentes évoquées plus haut, n’en est qu’un type, mais très intéressant. La mort-vivantitude depuis le XIXe siècle cherche à tirer de nous toute la vie (force de travail) et se donne à nous comme bio-pouvoir : en nous retirant le potentiel de vie qui est en nous, elle nous propose des formes actualisées de vie qui sont homogènes, normalisantes. Depuis peu, c’est le vivantisme démocratique qui est devenu le discours principal (droit à la vie, etc.). Nous vivons désormais dans des « utopies » que le pouvoir produit pour nous, comme le consumérisme qui s’immisce dans notre espace privé. Le pouvoir, insinué en nous, traque nos conduites mortifères, nous impose un certain goût pour la vie, qui passe par une volonté de maîtrise des autres, des biens etc., nous voulons la vie qu’on nous propose dans les publicités, nous voulons le dernier Ipad, les nouvelles technologies. La gouvernementalité actuelle n’a de cesse de nous offrir des produits, et de faire de notre vie un « produit » (avec à la clef la promesse d’une éternelle jeunesse, d’une vie pleine et entière), alors qu’elle exclut toute forme de singularité qui ne rentre pas dans ses normes : en adoptant ces corps utopiques de la société, nous nous mutilons. Une vie nous est promise, mais la vraie vie, le potentiel qui est en nous, nous est retirée : c’est tout l’art d’un pouvoir vampirique que de nous vider de nous-mêmes en nous subjuguant, par un pacte de vie perpétuelle.
Le pouvoir, après tout, on le verra, c’est une machine, une certaine façon de fonctionner, un complexe diagrammatique. Nous sommes portés à être comme lui, à « fonctionner » comme lui : la « machine politique » actuelle n’est plus extérieure à nous, elle devient ce geste que je dois répéter, imiter, c’est un geste-vampire. Résister, c’est souvent pour la plupart d’entre nous invoquer d’autres formes de pouvoir pour protester contre la situation actuelle, mais en réalité, nous ne faisons que remobiliser la mémoire du pouvoir lui-même, re-jouer un de ses atouts, dans une partie qui de toute façon nous obligera à déclarer forfait. Car nous vivons dans la conscience actuelle du pouvoir, nous ne faisons que brandir ces autres états d’esprit, des climats plus tempérés du pouvoir, nous le renforçons irrémédiablement, nous ne voyons pas que c’est toujours une des faces déjà jouée du pouvoir que nous voulons. Tant que nous nous réclamerons d’une forme de pouvoir nous ne ferons que faire revenir ses fantômes qui nous hantent. En ce sens, le pouvoir nous est toujours donné dans une mort-vivantitude, une mémoire qui contient les fantômes du passé qui s’accumulent, à mesure que le pouvoir actualise des formes, des conduites. Le pouvoir cherche toujours à actualiser les formes qu’il a produites, en les complexifiant, comme pour garantir sa mainmise sur les individus et les populations (un peu comme chez Bergson, les souvenirs viennent se coller aux sensations qui vont donner un certain rêve).Lutter, c’est tout autre chose que résister, c’est jouer des forces plutôt que des formes anciennes du pouvoir, c’est capter les forces qui vont le plus déphaser le pouvoir actuel, le faire entrer dans des trous noirs, qui vont le plus gripper la machine du pouvoir.
Le coup de force de Romero c’est d’avoir mené, on le verra, une opération d’envergure, un détournement magistral du pouvoir : il a constitué un mort-vivant qui rejoue à la fois toutes les formes du pouvoir (un certain passé enfermant les grandes figures du pouvoir) dans une partie de dés qui les relance différentiellement pour faire s’évanouir les liaisons entre elles, bloquer le dispositif qui les maintient. Dans ce lancer, aucune figure ne peut plus l’emporter, le dé continue sa course folle sans jamais s’arrêter sur un « côté ». Toutes les positions stigmatisantes du pouvoir sont ainsi remises en jeu pour créer une figure du « changement », du désordre, c’est-à-dire empêcher qu’un ordre nouveau puisse s’établir. Le mort-vivant de Romero est en ce sens une hétérotopie extraordinaire. Il s’appuie sur les forces du pouvoir pour les empêcher de prendre une forme spécifique dans laquelle se cristalliseraient les identités, les lieux, et dans laquelle le fonctionnement du pouvoir se fixerait et finirait à un moment par se figer. Il exprime avec la plus grande radicalité la mort-vivantitude qui menace l’homme de nos démocraties actuelles, et l’oblige à réfléchir sur les potentialités de vie qui le portent. Le mort-vivant, à travers l’examen des trois types de zombie, pourra se révéler comme le fruit de gestes qui affirment ou contestent radicalement le pouvoir.
Joachim Daniel Dupuis
Autopsie d’un mort-vivant – George A. Romero et les zombies / 2014
« Romero et les zombies est né d’un étonnement : il n’y a pas qu’une sorte de zombie, mais plusieurs. Le cinéma, avant Romero, dans les années 30/40 propose le N’zumbe, un « vivant » hypnotisé et rendu esclave par une potion donnée par un sorcier, qu’on prend pour un mort. C’est le zombie magique, le zombie lié à la religion. Aujourd’hui, le zombie hante les villes dans des marches macabres, il hante le cinéma d’horreur, et apparaît comme plus terrifiant que les vampires d’autrefois. Ce zombie est marqué par le discours biologique, c’est un virus, un prion. On en parle avec un discours scientifique, et en même temps la science semble incapable d’en venir à bout.Ente ces deux figures, il y a l’œuvre de Romero, qui commence avec La nuit des Morts-vivants en 1968. Le problème qui se pose alors c’est de comprendre cette évolution du zombie liée à l’histoire du cinéma, à sa manière de toucher le spectateur : on peut voir que Romero s’ écarte radicalement des normes de l’industrie de masse en offrant une conception du zombie qui n’est ni religieuse, marquée par le genre fantastique, ni biologique, marqué par un discours médical. Le zombie de Romero incarne, lui, autre chose, il exprime toutes les formes de mort-vivantitude (il y a du vampire en lui, du Frankenstein, du Golem, etc…), ce n’est pas un mort-vivant supplémentaire, mais la somme, l’intégrale de tous les morts-vivants réunis : ce qui veut dire qu’il n’est pas un mort-vivant en particulier, mais une Idée, que Romero appelle « a disaster », une catastrophe.
En ce sens, le zombie de Romero échappe à toute emprise par le cinéma hollywoodien, il est vraiment un objet politique, il incarne le » changement », ce que l’homme ne peut comprendre, intellectualiser. Et empêtré dans des formes de pouvoir qui le dominent, l’homme verra le zombie comme l’expression d’un virus. Foucault décrit d’ailleurs ce point de vue du virus comme celui du pouvoir moderne, le nôtre depuis la fin du XVIIIe siècle (il parle de biopolitique, c’est-à-dire la peur de la contamination (sida, ebola), que Vincent Paris nomme « le risque ». Mais Paris ne va pas assez loin : il prend le zombie comme un phénomène de société, avec des instruments de pensée contestables.
Dans une telle perspective,le zombie n’est pour Paris qu’un monstre, qu’il fait entrer dans une catégorie, un genre du cinéma. Mais avec Romero, on n’est sur un tout autre plan.
Le zombie romerien échappe à toute représentation : il sort des cases. Il n’est pas l’expression d’un profil social, d’une attitude sociologique. Aussi les zombies d’aujourd’hui sont moins intéressants que ceux de Romero. Certes « Walking Dead », c’est très impressionnant, mais cette série n’a pas l’éclat révolutionnaire de La nuit des morts-vivants. Il est rare que le cinéma produise une Idée philosophique.
Ce qu’a apporté le film de Romero, c’est qu’il y a de l’espoir de « changer »l’homme, car sans la « catastrophe » qu’incarne le zombie, l’homme ne veut pas changer, il reste l’esclave des systèmes qu’il invente, capitalisme, État, nationalisme, etc. On est loin de la lutte des classes, du retour du refoulé (Thoret), on se situe sur un autre plan avec Romero.
C’est ce que n’ont pas compris les critiques canadiens ni français, et c’est pourquoi j’ai écrit ce livre. »
1 Il y aurait beaucoup à dire sur ces formes de mort-vivantitude qui travaillent nos vies : des rapports amoureux à nos espaces de détente (développement personnel, télévision).