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Archive journalière du 1 oct 2014

Lettre à un ami historien : pourquoi je ne signerai pas la pétition contre Gauchet / Guillaume Foutrier

Je m’excuse de te répondre aussi tard. Avoir de tes nouvelles m’a fait plaisir, mais je dois t’avouer en même temps que ta proposition de signer la pétition contre la présence de Marcel Gauchet aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois m’a beaucoup embarrassé.
Malheureusement, les mêmes raisons qui m’ont conduit à critiquer le CVUH et l’Aggiornamento dans la « querelle Lorant Deutsch » (ici et ), expliquent aujourd’hui mon refus de signer la pétition de la « querelle Gauchet ».
1°) Tu m’écris que cette pétition permettrait de réintroduire du clivage dans le consensus politique et intellectuel ultra-droitier actuel. Mais le clivage que tu voudrais voir dans cette pétition n’est qu’un clivage inconséquent et en trompe-l’œil. Lorsqu’on a l’ambition de mener le combat idéologique, lorsqu’on entame la lutte pour l’hégémonie, il faut être sûr de ses propres bases et tirer toutes les conséquences nécessaires d’une condamnation partisane. Ainsi condamner la présence de Marcel Gauchet à Blois devrait logiquement vous conduire à condamner aussi celle d’Elisabeth Lévy, mais bien plus encore – et là, ça devient vraiment clivant – la participation d’historiens comme Patrice Guéniffey, historien furétien bien connu, qui déclarait récemment dans la revue Causeur (celle d’Elisabeth Lévy) que « Robespierre continue à fasciner ceux qui aiment la guerre civile », reproduisant, 220 ans après, l’acte d’accusation thermidorien contre Robespierre. Dès lors, je te le demande, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Il faut aussi demander l’exclusion de Lévy et de Guéniffey. Et la liste n’est pas terminée…
Tu vois bien là où conduit la logique partisane de l’ennemi : je ne la condamne évidemment pas en soi (même si je la crois particulièrement violente lorsqu’elle s’abat en meute sur un seul homme ou une seule femme), mais cette logique n’est pas sans conséquence et interroge les raisons idéologiques et les suites politiques de votre prise de position. D’où cette question que j’aimerais te poser : quelles sont les conditions de possibilité politiques et idéologiques d’une condamnation de Gauchet ? Si tu te poses sérieusement la question, tu constateras tout ce qui te distingue de nombre des signataires de cette pétition. D’ailleurs, je suis sûr que tu en as conscience comme en témoigne la formulation alambiquée de la pétition que tu me proposes de signer, qui cache mal les désaccords internes de ses auteurs (on lit ainsi que les positions de Gauchet « peuvent être jugées ultra-conservatrices » : mais au fond, elles « peuvent être jugées » conservatrices ou le sont-elles vraiment ?).
2°) Ce qui m’amène à la question centrale : de quoi Gauchet est-il le symptôme ? Là-dessus, il faut être historien pour comprendre vraiment d’où parle cet intellectuel : non pas de la droite « ultra-réactionnaire » comme voudraient le (faire) croire Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis (d’ailleurs, que signifie le terme d’ultra-réactionnaire ? Fasciste, maurrassien, légitimiste ?). Marcel Gauchet est bien plutôt le représentant emblématique de cette génération de libéraux aroniens qui sont venus à l’orléanisme de centre-droit ou de centre-gauche, c’est-à-dire au libéral-conservatisme, par la critique anti-totalitarienne : je pense ici aux anciens staliniens retournés (comme Annie Kriegel ou François Furet) et aux intellectuels de la deuxième gauche anti-communiste (comme Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon ou Marcel Gauchet, celui-ci après un détour chez les gauchistes en 68) qui, dans les années 80 et 90, au sein de la revue Le Débat ou encore à la Fondation Saint-Simon, fêtaient hardiment sur les décombres du communisme le retour de la « société civile » et l’avènement d’un nouveau capitalisme libéral débarrassé de l’Etat « jacobin ». Je lis ainsi dans la pétition que Gauchet était opposé aux grèves de 1995 ? Mais, qu’il m’en souvienne, Rosanvallon (et la secrétaire de la CFDT de l’époque, Nicole Notat) n’était-il pas l’un des premiers à saluer le plan Juppé ? A ce que je sache, on n’a pas encore pensé à signer collectivement un article contre Rosanvallon : il faut le courage et l’impertinence d’un Lordon pour le faire (et contrairement aux fièvres pétitionnaires, il le fait seul).
3°) Sur les Rendez-vous de l’Histoire de Blois : il n’est en rien étonnant d’inviter des « anti-rebelles » à une rencontre historique sur les « rebelles », puisque la manière d’instituer la question historique de la rébellion à Blois est typique de l’histoire académique et désengagée (dont je ne conteste pas en soi l’utilité et l’intérêt) : le rebelle y est traité comme un objet d’analyse par le sujet historien, revenu de tout comme de bien entendu. Autrement dit, Gauchet est peut-être un « anti-rebelle », mais à l’évidence les historiens ne sont pas venus à Blois pour se rebeller : est-il dès lors pertinent de faire la chasse aux anti-rebelles en un lieu sans rebelle ? A ce sujet, je crois que la rébellion n’est pas (seulement) une pièce de musée ou de happening mais qu’elle est au contraire brûlante d’actualité. Encore faut-il la mettre en œuvre, non pas dans des réunions de spécialistes du passé ou au moyen de pétitions spectaculaires, mais dans un dispositif qui fait de la lutte politique son objectif premier. Evidemment, il ne s’agit pas ici de mettre en cause l’intérêt intellectuel de ces rencontres historiques (la richesse et la multitude des interventions émerveillent l’historien que je suis).
4°) Je comprends cependant ta décision de signer la pétition : tu en as marre, comme moi, de ces penseurs qui pontifient sur les ondes depuis 30 ans. Mais il serait dommage de critiquer les pontifiants de droite avec d’autres pontifiants de gauche qui utilisent l’histoire comme un somnifère académique. Ce week-end à la fête de l’humanité, les débats sur l’économie, la société et l’histoire reproduisaient malheureusement bien souvent les travers de cette manière scolaire et petite-bourgeoise de l’intervention publique qui constitue aujourd’hui l’horizon indépassable de l’intellectuel engagé. Il y avait par exemple cette conférence intitulée « enseigner l’histoire à l’heure du néolibéralisme » qui, à mon sens, pose le problème sur de bien mauvaises bases : la question militante n’est pas de donner des recommandations éducatives, en bon expert, sur la manière d’éduquer le peuple en contexte néolibéral ; elle serait plutôt de démontrer par l’histoire que le néolibéralisme est un régime dépassé. Or, cela ne se passe pas devant un public d’étudiants ou d’écoliers (ou de militants transformés en écoliers), mais auprès de militants dans une mise en situation politique de lutte contre le capital souverain. J’ai en effet une toute autre idée des « usages » politiques de l’histoire : l’histoire engagée est émancipatrice mais elle implique – à côté de la seule expertise – d’assumer un point de vue politique sur le monde et l’évolution des sociétés, ce à quoi malheureusement se refusent la plupart des intellectuels de gauche soi-disant engagés. En s’enfermant dans la vigilance experte et en refusant d’être une force de proposition politique globale, ces intellectuels de l’engagement outré ne font qu’alimenter l’adversaire. Au lieu de répondre clairement à la question « que faire ? », mes collègues (et les autres pétitionnaires contre Gauchet) reconduisent, avec la même facilité et sans suite, les oukases contre la « réaction » : tout simplement parce qu’ils ne savent pas où ils vont, ni ce qu’ils veulent. Alors on tape sur un type, cela fait office de politique.
5°) De nombreux intellectuels de gauche soi-disant engagés ont tellement intégré le réflexe grégaire de lyncher collectivement des personnes seules qu’il serait fort étonnant de ne pas les retrouver impliqués dans cet énième mouvement pétitionnaire. Avec toujours la même inconséquence de fond : qu’attaque-t-on véritablement derrière Gauchet ? Quelles propositions de mobilisation politique en tire-t-on ?
Dispensant scientifiquement de bons coups de matraque disciplinaire aux vilains de tout poil qui sévissent sur internet et dans les torchons imprimés à grand tirage, les penseurs furibards, transformés par effet mimétique en troupe indignée, abattent d’abord à coups de pétitions les prosateurs isolés et croient toujours bon ensuite de ranger leur matraque au moment de s’adresser aux autorités ministérielles, seuls vrais responsables de la crise politique, sociale et économique qui démolit la gauche à petit feu. Sage prudence en effet…
Comme à propos de Lorant Deutsch, je crois que les historiens de gauche (celle qui se dit radicale et de transformation), plutôt que de faire la police de la pensée, devraient s’attaquer au seul vrai policier de ce pays : Manuel Valls et son gouvernement de godillots. Autrement dit, je ne signerai cette pétition que lorsque ces historiens engagés décideront un jour (on peut rêver) de s’engager contre les gouvernements du président Hollande, dont je soutiens qu’ils sont les principaux responsables de la droitisation de ce pays.
Voilà, j’espère que cet ensemble de remarques n’entamera pas notre amitié. Mes mots sont parfois durs au risque de passer pour un donneur de leçons, ce que je refuse d’être : chacun trouve l’engagement où il peut, mais il m’est impossible de renier ici ma ligne politique et ma conception du débat politique. « Hier stehe ich und ich kann nicht anders ».
Amitiés,
Guillaume

Guillaume Foutrier
Lettre à un ami historien :
pourquoi je ne signerai pas la pétition contre Gauchet / 2014
Publié sur son blog Mediapart

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