Archive mensuelle de août 2014

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Les droits humains aujourd’hui, dans le champ de forces de la géopolitique mondiale / Alain Brossat

Un commentaire scolastique du texte de Michel Foucault
« Face aux gouvernements, les droits de l’homme » / Dits et Écrits , texte 355

Dans un texte écrit en 1981, à propos de la tragédie des boat people d’Indochine, Michel Foucault se faisait l’avocat d’une approche des droits de l’homme qui peut être pour nous, je crois, une puissante source d’inspiration. Les droits de l’homme, disait-il, dans un vocabulaire d’époque que nous devons, aujourd’hui absolument conjurer si nous voulons que ce motif cesse de se décliner exclusivement au masculin, les droits humains, donc sont le signe de ralliement sous lequel sont conviés à se rassembler des individus ordinaires, quelconques, c’est-à-dire n’ayant aucune qualité particulière pour faire entendre leur voix – ceci lorsque ces hommes et ces femmes font face à l’intolérable. C’est sous ce signe qu’ils vont tout naturellement se rassembler, dit Foucault, lorsqu’ils éprouvent « une certaine difficulté commune à supporter ce qui se passe ». Dans le cas ici évoqué, cet intolérable, c’est l’exode précipité de ces milliers de réfugiés quittant leurs pays sur des embarcations de fortune, dans le Sud-Est asiatique, le Vietnam, notamment, afin de fuir un régime qui ne les ménage pas. Un phénomène qui, soit dit en passant, suscita en France l’un des premiers grands élans de mobilisation humanitaire, donna naissance à la sensibilité humanitaire, avec les dispositifs qui la soutiennent – une figure qui se sépare alors et des pratiques charitables traditionnelles d’inspiration religieuse, et des mouvements de solidarité inspirés par des motifs politiques. Ce qui tranche en premier lieu, dans cette approche des droits humains, c’est le fait que Foucault n’en remet pas la défense ou la promotion entre les mains d’autorités légitimes ou qualifiées, les États, les gouvernements, des institutions supra-étatiques – mais, au contraire, au tout venant, « les gens », ceux que va tout naturellement rassembler leur sensibilité à l’intolérable. Davantage encore : entre les mains de ces sujets ordinaires et sans puissance particulière, les droits humains sont une arme qu’ils tournent contre l’autorité. Le texte de Foucault s’intitule « Face aux gouvernements, les droits de l’homme ». En première approche, donc, les gouvernements, en général et sans spécification particulière, seraient pour lui plutôt en position de mettre à mal ces droits, plutôt que d’en être les gardiens et les promoteurs. On mesure aisément l’écart qui se creuse entre cette approche des droits humains et celle qui, ordinairement, fait l’ objet, notamment dans les démocraties occidentales, de la pédagogie étatique (scolaire, civique, etc.) la plus courante ; une pédagogie selon laquelle, les droits de l’homme étant gravés dans le marbre des constitutions, ce sont tout naturellement les gouvernants, émanation de la représentation nationale, qui ont vocation à en faire la source d’inspiration permanente de leur politique. Ce qui tranche en second lieu dans ce texte, c’est le fait que Foucault n’évoque pas les droits humains sur le mode courant qui est celui de la pédagogie étatique, c’est-à-dire comme un corps sacré de textes, de principes et de maximes, issu du meilleur de la tradition historique (la Révolution française, la Révolution américaine, la lutte des peuples contre le fascisme et le nazisme…), mais au contraire sur un mode que l’on pourrait dire négatif dans une première approche. Que sont les droits humains, suggère-t-il en effet, si ce n’est ce dont nous éprouvons le caractère vital pour l’existence commune, pour la vie des hommes et des peuples – lorsqu’ils sont violés. Les droits humains sont, en d’autres termes, ce à quoi nous devenons sensibles lorsque nous éprouvons, en telle ou telle occasion et toujours, si l’on veut, « en situation », le caractère nourricier et irremplaçable – lorsqu’ils sont mis à mal. En l’occurrence, lorsqu’il apparaît que « des hommes et des femmes aiment mieux quitter leur pays que d’y vivre ». Qu’ils ne peuvent plus habiter la terre sur laquelle ils sont nés et où sont nés leurs parents et leurs ancêtres. Et donc entrent en migration, dans des conditions plus ou moins dramatiques. Les droits humains, en ce sens, ce n’est pas un catalogue de libertés et de garanties consignées dans tel ou tel texte de référence (la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le Bill of Rights états-unien, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948…), ce sera plutôt ce dont nous éprouverons (nous : le quelconque, le sujet sans qualités particulières) le caractère irremplaçable à l’occasion de son manque ou sa violation, en tant qu’il est ce qui nous attache à ceux qui connaissent l’épreuve de ce manque ou de cette violation. Dans les termes de Foucault, les droits humains sont cet horizon dans lesquels se forme ce qu’il nomme d’une expression paradoxale « une citoyenneté internationale ». Il écrit précisément ceci : « Il existe une citoyenneté internationale qui a ses droits, qui a ses devoirs et qui engage à s’élever contre tout abus de pouvoir, quel qu’en soit l’auteur, quelles qu’en soient les victimes. Après tout, nous sommes tous gouvernés et, à ce titre, solidaires ». Ce raisonnement est pour nous une boussole. Il indique, premièrement, que si l’humanité peut s’éprouver (c’est une virtualité) comme une communauté politique subjective et non simplement comme un assemblage disparate de peuples, de nations, d’États ou de populations, c’est en s’établissant dans le partage de ces droits qui constituent le soubassement de ce qu’il appelle « citoyenneté internationale » – donc en descellant le mot « citoyenneté » de ce qui en constitue habituellement le socle – l’Etat, la nation. Donc, les droits humains, c’est d’abord une subjectivité partagée, le sentiment commun d’avoir des droits – ce qui est, j’y insiste lourdement, une tout autre approche que celle qui dit : les droits humains, c’est un corpus de nature juridique et dont les États ou les institutions supra-étatiques mises en place par consentement mutuel entre ces États sont garants. Deuxièmement, et ce point est tout aussi fondamental, le partage de cette subjectivité constitue un système d’engagement réciproque. Ce ne sont pas les États, ce ne sont pas les gouvernants qui sont appelés en premier lieu à manifester leur solidarité à l’endroit de ceux dont les droits sont déficients ou violés, ce sont ceux « que personne n’a commis », qui n’ont pas de mandat pour le faire, des quelconques, donc, mais qui vont identifier paradoxalement dans cette condition ordinaire et dans cette absence d’un appareil de délégation le fondement de leur responsabilité face à ce tort subi par d’autres (des autres éloignés, qu’ils ne connaissent pas, de surcroît). C’est dans ce geste (le mandat que s’attribue à lui-même ce « n’importe qui » manifestant sa solidarité avec un autre « n’importe qui » auquel ne l’unit aucun lien particulier) que se manifeste la puissance, la force propulsive des droits humains. Pourquoi ? Eh bien, tout simplement, parce qu’on voit distinctement ici que ce geste est totalement étranger à la sphère de l’intérêt, personnel ou collectif. Quand un président des États-Unis en visite à Pékin adresse aux autorités chinoises des remontrances rituelles à propos de violations des libertés humaines au Tibet ou bien du sort réservé à tel ou tel opposant, le soupçon est toujours là : la défense des droits humains est toujours, dans cette configuration, prise en otage par la politique, par des jeux de forces et intriquée à des intérêts étatiques, à des calculs stratégiques, etc. La question de savoir qui, dans les relations inter-étatiques, est fondé à parler au nom des droits humains, à occuper la position de l’instance énonciatrice, à être l’organe de l’universel, cette question est, nous le savons bien, insoluble. Après tout, dans ce type de situation, le premier secrétaire du Parti communiste chinois serait bien fondé à rétorquer qu’il se fait, lui aussi, beaucoup de souci pour les supposés terroristes détenus à Guantanamo hors de tout cadre légal, non moins que pour les pensionnaires des sinistres couloirs de la mort, très majoritairement peuplés d’Afro-américains et autres hispaniques… Le mouvement qui porte celui qui n’est personne en particulier à faire sienne la cause de cet autre dont les droits humains sont mis à mal dans telle ou telle situation ou circonstance (on est toujours dans un cas de « ici et maintenant ») trouve son assise incontestable dans le fait qu’il s’agit d’un mouvement « désintéressé » au sens où il est mu non pas par l’intérêt personnel mais par, disons, le pur attachement à, je dirais, non pas tant « un principe », que ce qui constitue la condition de possibilité de l’existence d’une communauté humaine subjective – le partage des droits. Troisièmement, ce qui constitue le fondement de cette solidarité, dit Foucault, et ce point est tout aussi important, c’est le fait que, je cite à nouveau, « nous sommes tous gouvernés et, à ce titre, solidaires ». C’est notre condition de gouvernés qui fait de chacun d’entre nous, par delà toutes nos différences culturelles, par delà tout ce qui distingue les uns des autres les régimes politiques auxquels nous sommes soumis, un élément constituant cette communauté virtuelle que l’on pourrait appeler le « peuple des droits de l’homme ». Ce qui veut bien dire qu’en tant que nous sommes gouvernés, en tant que nous sommes des gouvernés, nous sommes sensibles aux droits humains dans la mesure où l’abus de pouvoir apparaît comme inhérent à l’exercice même du gouvernement des hommes. En d’autres termes, les droits humains sont le point de cristallisation du litige perpétuel qui oppose, d’une façon générale, gouvernants et gouvernés. Selon cette approche, donc, il n’y a pas, d’un côté, des gouvernants qui « respectent les droits de l’homme » et de l’autre, des gouvernements ou des régimes qui ne s’en soucient pas ou les violent allègrement, il y aurait tout au plus des situations dans lesquelles le litige entre gouvernants et gouvernés à propos des droits de l’homme est permanent, ouvert, massif et d’autres où ce litige prend une tournure plus locale, circonstancielle, spécifique. Cette proposition, aussi polémique puisse-t-elle paraître si on la rapporte à ce que dit à ce propos le discours de l’État et des élites dans les démocraties occidentales ou à l’occidentale, est facile à démontrer : il n’existe pas une seule de ces démocraties, aussi donneuse de leçons en matière de droits humains soit-elle, qui ne pratique toutes sortes de violations, plus ou moins permanentes et flagrantes de ce qui constitue l’alpha et l’oméga des droits humains tels que ceux-ci sont consignés dans des textes solennellement validés par ce qu’il est convenu d’appeler la communauté internationale : il suffira, pour s’en convaincre, de mette en regard toutes les législations anti-terroristes mises en place depuis le 11/09 dans tous les États occidentaux et l’article 11 de la Déclaration universelle de 1948 : « Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées ». Voir sur ce chapitre Guantanamo, l’affaire Tarnac en France, toutes sortes d’abus et de bavures commis par les unités spécialisées en Grande-Bretagne, etc. Ou bien encore, à la lumière des récentes révélations d’Edward Snowden sur les activités de la NSA aux États-Unis et de ses équivalents dans des pays comme la France, la Grande-Bretagne, etc. – Article 12 : « Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes ».
S’il y a donc une opposition que nous sommes susceptibles de faire jouer, ce n’est pas celle qui ferait contraster des gouvernements dont le principe d’action serait fondé sur le respect des droits humains et d’autres qui, de manière systématique, les ignoreraient (tant il est évident que la notion d’un gouvernement ou d’un régime politique qui respecte les droits humains « en gros » pour mieux s’en affranchir dans le détail est dépourvue de sens). S’il y a une opposition que nous sommes bel et bien susceptibles de faire jouer, c’est celle-ci : il y a, aujourd’hui, des gouvernements pour lesquels le motif des droits humains est un moyen de légitimation, un argument ou un instrument dans la confrontation avec d’autres gouvernements, une « bible », au sens où, au temps de la découverte de l’Amérique et de la colonisation, les conquérants et les missionnaires avaient des « bibles », des gouvernements, donc, pour lesquels les droits humains sont un outil, un moyen de gouvernement et un instrument dans l’établissement des rapports de force. Et puis, il y a d’autres gouvernements qui, pour des raisons variables, n’ont pas intégré ce mécanisme, qui, à l’évidence, ne gouvernent pas « aux droits de l’homme » et qui, tout au contraire, voient dans ce motif un danger, un moyen de saper leur puissance et leur légitimité. Ce partage est assurément opérant, mais ce constat ne change rien à celui que nous avons établi précédemment : il n’est pas suffisant qu’un gouvernement ou un régime gouverne « aux droits humains », s’en réclame, ait intégré ce motif à sa stratégie de légitimation (nous connaissons tous la ritournelle « France patrie des Droits de l’Homme ») pour que sa politique, courante ou exceptionnelle, se fonde sur les droits humains. La déliaison des deux éléments est, au contraire, l’opération première que nous devons effectuer si nous voulons tenter de comprendre quelque chose à la situation des droits humains dans le champ de forces de la géopolitique mondiale contemporaine. Le Patriot Act adopté par l’administration états-unienne après les attentats du 11/09 est assurément l’un des outrages institutionnels et de forme juridique les plus flagrants qui aient été infligés aux droits humains depuis le début de ce siècle. Il introduit toutes sortes de discriminations fondées sur la race, la religion, l’origine, des dispositions qui constituent des violations ouvertes de l’article 2 de la Déclaration universelle de 1948 : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autres situation ».
On se rappellera ici ce qu’est le sens premier de la Déclaration de 1948 : prendre l’engagement, au nom des peuples et des États, de rompre avec la politique totalitaire du régime nazi et de ses alliés, politique fondée sur la hiérarchisation des races et la fragmentation de l’espèce humaine, ceci en réaffirmant solennellement le caractère indivisible de cette espèce. C’est dans ce sens que la préambule à la Déclaration parle de « famille humaine », je cite : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde… » . Dans le même sens, l’article premier : « Tous les êtres humains [je souligne, A.B.] naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Dans le contexte de l’après-guerre, marqué par la montée des luttes de décolonisation, cette affirmation d’égalité va pouvoir être reprise au bond par tous ceux qui luttent pour leur indépendance et contre les discriminations dont la colonisation a été le creuset. Ce qui est évidemment intéressant, dans le texte de Foucault, c’est que la question des droits humains y soit reprise à l’occasion d’un enjeu particulier qui est celui des migrations. Ce n’est pas le seul texte de Foucault dans lequel celui-ci soutient (très tôt, donc, il est mort il y a trente ans déjà) que notre époque pourrait bien être celle des migrations. Il écrit ceci, dans le texte qui me sert ici de guide : « (…) Il faut se rendre à l’évidence : les raisons qui font que des hommes et des femmes aiment quitter leur pays que d’y vivre, nous n’y pouvons pas grand chose. Le fait est hors de notre portée » – ce qui me paraît être une parfaite définition du statut ou de la condition des migrations contemporaines et qui, par là même, met le doigt sur la vanité de toutes ces « politiques migratoires » que prétendent fixer d’autorité les pays de l’Europe communautaire, les États-Unis, etc. Or, s’il est un phénomène qui ravive la question coloniale envisagée sous l’angle des droits humains, c’est bien celui-ci : le migrant contraint à quitter son pays pour des motifs économiques, politiques, sécuritaires impérieux, et ne pouvant le faire dans des conditions légales du fait des obstacles qui sont opposés à son déplacement par les pays d’immigration, n’est-il pas aujourd’hui par excellence le représentant d’une fraction d’humanité qui subit des formes variables de déni de droit en raison de son origine, sa race, sa langue, ses opinions, etc. ? Ceci, par contraste absolu avec le touriste, par exemple, qui, lui, jouit pleinement du droit de se déplacer, en sa qualité de représentant d’une autre « espèce » humaine, aussi « riche » en droits que la précédente est, elle, « pauvre » de ce côté-là ? On voit bien ainsi que, dans le courant d’amplification, à l’échelle globale, du phénomène des migrations, la fragmentation de l’espèce humaine à laquelle la Déclaration de 1948 opposait sa vocation d’universalité, cette fragmentation revient en force et ce pas seulement dans les faits, sur le terrain, dans des pratiques policières abusives ou bien dans toute cette économie grise prospère qu’est le trafic des êtres humains en mal de migration, mais, bien plus grave : dans le corps de la loi et par le biais de toutes sortes de dispositifs juridico-administratifs nationaux et supra-nationaux du type Frontex, à l’échelle européenne communautaire, ou bien tout ce qui, dans les législations nationales, tend à placer les migrants « irréguliers » sous un statut juridique d’exception. Le paradoxe de la situation présente, c’est évidemment que ce soient les Etats qui, non seulement, sont à l’origine de la Déclaration universelle mais qui, comme je l’ai indiqué, font des droits humains un argument promotionnel du type de gouvernementalité qu’ils pratiquent par opposition à d’autres, que ce soient ces Etats qui, à l’épreuve des migrations contemporaines, se fassent les agents très actifs de ces nouveaux processus de fragmentation de l’espèce humaine… Foucault avait parfaitement anticipé cette situation ; il lance à la volée dans ce texte cette phrase dont le vocabulaire est assez insolite sous sa plume – ce pourrait presque être du Camus, en tout cas, on y sent distinctement l’emprise de la secte louche des « nouveaux philosophes » dont il s’est rapproché sur cette question (les boat-people) : « Parce qu’ils prétendent s’occuper du bonheur des sociétés, les gouvernements s’arrogent le droit de passer au compte du profit et des pertes le malheur des hommes que leurs décisions provoquent ou que leurs négligences permettent. C’est un devoir de cette citoyenneté internationale de toujours faire valoir aux yeux et aux oreilles des gouvernements les malheurs des hommes dont il n’est pas vrai qu’ils ne sont pas responsables. Le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il fonde un droit absolu à se lever et à s’adresser à ceux qui détiennent le pouvoir ». Trois fois le mot « malheur » en trois phrases ! L’emploi récurrent de ce terme emphatique a ici pour vocation de désigner sur un mode affectif et intensifié la privation des droits humains subie par des catégories particulières de vivants, dans des circonstances particulières. La « citoyenneté internationale » qui découle de la condition de majorité (Kant – ce texte est d’inspiration kantienne de bout en bout) des sujets contemporains que nous sommes, créé pour nous une responsabilité particulière, celle d’interpeller « les gouvernements », nos gouvernants, à propos de ces violations ou ces abus, parce qu’ « il n’est pas vrai qu’ils ne sont pas responsables », quand bien même ils ne sont pas les fauteurs directs de ces abus. Cette remarque trouve tout son poids dans une configuration où il est question d’un exode qui se produit en Indochine, dans une ancienne colonie française. Dans la configuration dessinée par Foucault, le droit, la défense du droit passent distinctement du camp de l’autorité, des États, des gouvernants à celui des gens ordinaires, ceux qui prennent en charge effectivement leur condition de « citoyenneté internationale » (l’esprit « cosmopolitique » de Kant). Et cette défense du droit ne prend pas à proprement parler la forme de l’argumentation juridique, le « citoyen international » ne se met pas à la place du juriste ou de l’avocat, il entre en résistance et, dit Foucault d’un mot très expressif, il « se lève » pour interpeller les gouvernants, les placer devant leurs responsabilités, non pas tant pour parler « au nom des victimes » que pour se tenir devant ces autres « quelconques » dont les droits sont mis à mal par d’autres gouvernants. Se tenir devant ceux qui, à des titres divers, ont à subir la violence du pouvoir, plutôt que parler « en leur nom » – c’est une proposition que j’emprunte à Deleuze et Guattari, à propos de ceux qui connurent, dans la seconde moitié du XX° siècle, l’épreuve des camps de concentration et d’extermination. On retrouve ici aussi un grand motif de l’approche foucaldienne de la politique : ce qui est propre à nous mettre en mouvement, là où nous sommes, qui que nous soyons, intellectuels, marchands de quatre saisons ou médecins du monde, c’est ce que nous éprouvons face à ce qu’il appelle l ’ « intolérable » ; celui-ci peut présenter les visages les plus variés – la situation des détenus dans les prisons françaises, la peine de mort, telle bavure policière dont la victime sera selon toute probabilité un sujet post-colonial, les centaines de morts du 17 octobre 1961 – et ici, donc, l’exode des boat-people. Ce qui est assez nouveau, dans ce texte, c’est la façon dont Foucault mobilise l’argument du droit au côté de celui de la résistance (c’est-à-dire de l’inversion de l’énergétique du pouvoir), des conduites de résistance, et singulièrement l’argument des droits humains. C’est avec le droit, en mobilisant le droit et le syntagme « droits de l’homme » qu’il nous convie ici à résister à l’intolérable qui vient au fond toujours se cristalliser autour d’un même enjeu, d’une même figure – l’existence perpétuelle et constamment renouvelée d’un « reste muet de la politique », d’un « déchet » de la politique institutionnelle, des relations internationales – ce qu’il nomme dans d’autres textes « la plèbe » et, ici, donc, les boat-people entendus comme le résidu « incompté » (Rancière) de la victoire du peuple vietnamien sur l’impérialisme états-unien (une revanche, une réparation obtenue de haute lutte pour le compte de tous les anciens colonisés…). Les droits humains ne sont pas mobilisés ici comme ce nom de l’universel qui, parce qu’il est ce qu’il est, nous fonderait à agir, sur ce mode proprement tautologique qui nous est familier – les droits de l’homme étant le nom même de l’universel, nous voici dispensés d’entrer dans les détails pour définir ce qu’il seraient spécifiquement, singulièrement et en particulier aussi. Car c’est ici, bien sûr que commenceraient à surgir les difficultés : leur approche et leur désignation est variable d’un texte fondateur à l’autre, ils ne sont pas tombés du ciel (Ciel ?) et, comme le rappelait Cassin lui-même, la rédaction de la Déclaration universelle de 1948 est tissée de toutes sortes de tensions et d’effets de rapports de force entre les différentes parties prenantes de sa rédaction ; elle met l’accent sur les droits sociaux, à la demande des pays du bloc soviétique, mais elle ignore délibérément le droit à l’immigration et à l’établissement à l’étranger. La Déclaration d’Indépendance américaine est très ouvertement providentialiste, placée sous le signe des desseins du Créateur, et elle met les Indiens au ban de l’humanité . En France, on le sait bien, la version de la Déclaration de 1789 et celle de 1793 présentent des différences significatives : dans celle de 1789, par exemple, l’égalité ne figure pas, à l’article 2, dans l’énumération des « droits naturels et imprescriptibles de l’homme (liberté, propriété, sûreté et résistance à l’oppression). Dans la version 1793, l’égalité vient en tête de l’énumération de ces droits imprescriptibles… Lorsqu’on lit certains articles de la Déclaration universelle de 1948 à la lumière de ce qu’est la condition effective des populations, je ne dirais même pas, dans les pays les plus pauvres de la planète mais bien des réputés plus riches – disons les démocraties occidentales -, on se dit qu’il y a décidément bien loin de la coupe (de l’universel) aux lèvres (de la vie réelle des gens) : article 23 : 1- « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. 2- Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal. 3- Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale. 4- Toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts ». Sans commentaire – enfin si, mais j’y reviendrai un peu plus tard. Dernier point, à propos du caractère constamment litigieux du qualificatif universel, tel qu’il entre en composition dans le syntagme « Déclaration universelle des droits de l’homme ». Même une fois la correction de de l’homme et humains effectuée, de façon à réintégrer de plein droit ce qui en avait été subrepticement, c’est-à-dire grammaticalement, exclu – les femmes, reste ce problème : la Déclaration de 1948 résulte de la volonté d’une coalition d’États, coalition issue des rapports de forces établis à la fin de la seconde guerre mondiale. Elle est donc, à rigoureusement parler une déclaration internationale qui ne devient « universelle » que par le biais d’une proclamation, ou d’une décision. Or, dans un tel régime de discours, une proclamation est toujours susceptible d’en rencontrer une autre qui la contrarie ou la contredit, ou bien encore, elle ne se suffit pas à elle-même pour se transformer en acte. Dire, ici, ne suffit pas à faire – la chose apparaît clairement dans le bref et cruel rappel de ce que proclame la Déclaration à propos du « droit au travail ». Pour toutes ces raisons, Cassin, dans son commentaire de la Déclaration parle prudemment de « cheminement vers l’universalité », d’une « affirmation progressive » de l’universalité de la Déclaration, dans le monde de l’après-guerre, au fur et à mesure qu’un nombre plus grand d’États s’y ralliaient, que « tous les hommes de tous les territoires habités de la terre » s’en éprouvaient destinataires. Mais nous ne sommes pas mal placés pour savoir, aussi bien, que tant de forces obscures contribuent, dans le monde d’après la Déclaration, à en ruiner tant l’intention que les effets…
Quoi qu’il en soit, nous voyons bien que dans le texte au plus près duquel j’essaie de me tenir ici, Foucault s’efforce de dégager quelque chose comme une « politique des droits humains » qui ne consiste pas tant à en appeler à l’autorité normative des principes universels et des textes sacrés qu’à jouer sur le conflit entre ceux qui s’en estiment les gardiens légitimes (les États, les gouvernants) et l’effectivité de leurs pratiques. Le rôle des gens ordinaires, ceux que Foucault appelle « les individus privés », n’est pas de mettre en scène de belles indignations lyriques face à tel ou tel outrage aux droits humains commis en telle ou telle circonstance, mais plutôt d’arracher aux gouvernements le monopole que ceux-ci se sont assuré sur la définition de la politique internationale et la mise en œuvre des principes universels à laquelle celle-ci est censée, constamment, faire référence. Il va donc s’agir, dans cette perspective, de faire jouer les droits humains contre les gouvernements qui, pour des raisons variables, en font leur enseigne et un moyen de légitimation. J’ai cité plus haut cet article de la Déclaration de 1948 dans lequel est solennellement proclamé le droit de tout individu à fonder un syndicat, à adhérer à un syndicat, ceci dans le but de défendre ses intérêts. Ce droit est proclamé dans le cadre de l’affirmation des droits sociaux en tant que partie intégrante des droits de l’homme – un point sur lequel mettent alors l’accent tout particulièrement les pays socialistes. Or, lorsque la crise de ces régimes va entrer dans sa phase active, dans les années 1980, ce « droit » ayant fait l’objet d’une attestation d’universalité lorsqu’il est entré dans le corps insécable des droits de l’homme, va se retourner contre ceux qui en ont été, quelques décennies auparavant, les ardents promoteurs – ceci lorsque vont apparaître, contre les syndicats officiels qui, dans ces pays, n’étaient que des courroies de transmission du pouvoir d’État, des syndicats indépendants, en URSS et puis, on le sait bien, en Pologne où Solidarnosc va s’affirmer comme un véritable contre-pouvoir, le ferment d’une contre-société et, finalement, l’agent le plus actif de la chute du pouvoir communiste. On voit bien ici comment prend forme ce « droit nouveau » dont parle Foucault, comme ce droit dont ceux d’en bas imposent l’autorité contre l’inertie ou le double langage des gouvernants, droit d’intervenir activement, et en court-circuitant les institutions et les usages de la politique institutionnelle, dans les situations où éclate le scandale du présent. Un droit d’intervention qui toujours, d’une façon ou d’une autre, fera référence aux droits humains, inscrira son efficace dans leur horizon. Ce qui est vrai à ce propos des situations post-totalitaires l’est aussi des situations coloniales. Je suis tombé récemment sur une communication présentée par un juriste, à l’occasion d’un colloque organisé à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, texte intitulé « ’1789’ dans le discours du mouvement national algérien (1922-1962) »1. L’auteur y met en relief la constance avec laquelle, dès les origines du mouvement national en Algérie, les animateurs de celui-ci ne cessent de faire jouer la référence aux droits de l’homme et, plus précisément, à la France, terre nourricière supposée de ces droits et des principes qui les accompagnent, contre la réalité coloniale. Il cite ainsi Ferhat Abbas qui, dès 1927, écrit dans Le jeune Algérien : « L’Algérien croit en la France, du moins en une certaine France, celle des philosophes du XVIII° siècle, celle des principes de 1789, celle des Français qui ont été du côté des indigènes ». Une tournure rhétorique prend forme ici, grâce à laquelle le colonisé va, en mobilisant les droits de l’homme, la Révolution française, « 1789 » comme autant d’images dialectiques, mettre la France coloniale en contradiction avec celle des idéaux, des principes, des Lumières. C’est encore ce que fait Messali Hadj, d’une manière plus incisive que Ferat Abbas, lorsqu’il écrit, en août 1936, soit en plein Front populaire : « Ce n’est pas parce que nous étions à Paris, ville de la Révolution de 1789 et de la Commune de 1871 que nous (émigrés en France) étions à l’abri de la répression ». De même, dans le Manifeste du peuple algérien déposé auprès du gouvernement général à Alger en 1943 par F. Abbas et le Dr Bendjelloul, on peut lire cette phrase : « la colonisation de l’Algérie par la France, héritière pourtant [je souligne, A. B.] des principes de 1789, dure depuis plus d’un siècle ». On pourrait multiplier les citations dans lesquelles sont opposées les « deux France » – celle des droits humains et celle de la violence coloniale. Ce motif, on le retrouve aussi bien dans des textes du Parti communiste algérien que dans des déclarations de la Fédération de France du F.L.N…. A la fin de son exposé, le chercheur cite Kateb Yacine déclarant, en 1986, lors du Festival d’Avignon : « Je suis allé en prison pour avoir trop cru aux principes de 1789. Aucun écolier français n’a vibré autant que moi aux récits de la Révolution ». Il me semble que l’on tient là quelque chose comme une matrice politique, un pli, un geste dont les puissances sont à peu près inépuisables. Ces potentialités (qui sont peut-être plutôt des virtualités, d’ailleurs), sont indissociables de la mésentente perpétuelle qui persiste entre gouvernants et gouvernés à propos de ce groupement de mots (syntagme) : « droits humains ». Jacques Rancière explique très bien ce qu’est une situation de « mésentente » : « (…) un type déterminé de situation de parole : celle où l’un des interlocuteurs à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre (…) les cas de mésentente sont ceux à la dispute sur ce que parler veut dire constitue la rationalité même de la situation de parole. Les interlocuteurs y entendent et n’y entendent pas la même chose dans les mêmes mots ». Ainsi, au XIX° siècle, au temps de la Monarchie de Juillet, dit Rancière, lorsque la bourgeoisie prononce le mot « homme », elle entend : ceux qui composent la « société » effective, les possédants, ceux qui disposent de l’intelligence des choses, paient des impôts et ont, à ce titre, voix au chapitre concernant les affaires publiques – et ceci à l’exception de tous les autres, voués à une situation de minorité durable… Les ouvriers, eux, « entendent » le mot homme en un tout autre sens : récusant la coupure qu’introduit l’acception « bourgeoise » du mot entre majeurs et mineurs, ils disent : cette coupure n’existe pas, les distinctions de classe sont artificielles, nous sommes des hommes comme vous ! Eh bien, il me semble qu’il en va exactement de même aujourd’hui à propos des « droits humains » : lorsque des ouvriers des usines Foxconn, en Chine continentale, un sous-traitant d’Apple travaillant sous licence taïwanaise, se révoltent contre leurs conditions de travail et disent : nous ne sommes pas des chiens, nous sommes des hommes et lorsqu’ils font référence aux droits humains pour dénoncer la situation qui leur est faite, ils disent leur exaspération dans les mêmes mots que tel représentant du gouvernement des États-Unis qui, en visite à Pékin, fait part rituellement aux dirigeants chinois de sa « préoccupation » à propos de la situation des droits humains au Tibet ou chez les Ouïgours. Mais ce partage des mots est trompeur : en termes de pratiques, en termes d’aspirations, en termes d’idéaux de justice, la mésentente est complète entre ces travailleurs et ce représentant de l’Empire. Si tel n’était pas le cas, le visiteur américain serait le premier à dénoncer l’implication active des firmes de son pays dans les formes de mobilisation quasi-esclavagistes de la force de travail en Chine – ce qui n’est manifestement pas le cas, sa dévotion aux droits humains étant, de notoriété publique, sélective…
C’est à ce titre même, en tant qu’ils sont une plaque sensible du différend sur le fond et insoluble qui oppose gouvernants et gouvernés, d’une dispute sans fin sur le sens des mots et leur bon usage que les droits humains sont, aujourd’hui comme hier, une question politique avant tout, et pas seulement un enjeu juridique, éthique ou humanitaire.
Alain Brossat
Les droits humains aujourd’hui,
dans le champ de forces de la géopolitique mondiale
/ 2014
Publié sur Ici et ailleurs

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Photo : le Jeu de la guerre de Guy debord

The Big Sleep / Howard Hawks / Raymond Chandler / Lauren Bacall / Humphrey Bogart

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Howard Hawks
The Big Sleep / Le Grand sommeil / 1946
avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall
scénario William Faulkner, Leigh Brackett, Jules Furthman
d’après Raymond Chandler

Lauren Bacall
Album : Lauren Bacall

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Lauren

Que veulent les gestes politiques ? / Philippe Roy

Avant d’aborder de plein fouet le problème dont j’aimerais m’entretenir, celui qui consiste à se demander ce que veulent les gestes politiques, je voudrais revenir sur ce terme de geste, pour présenter succinctement comment je l’emploie en politique. On peut tout d’abord le concevoir dans le registre du pouvoir et le renvoyer à la conduite des conduites tel que Foucault l’a caractérisé. Cette définition foucaldienne convient bien à la gouvernementalité. Un gouvernement oriente et met en forme nos conduites. Nos conduites peuvent être assimilées à des gestes, en tant que ceux-ci font des choses avec telle ou telle manière. Prenons un geste non politique. Le geste de verser un café fait quelque chose avec une certaine manière. Il faut se conduire d’une certaine façon. Ici je n’utilise pas le verbe « conduire » mais plus précisément « se conduire ». Ceci met l’accent sur la subjectivation d’un geste, le geste conditionne un certain « soi ». Le soi de mes manières d’être, de mes gestes. Je suis mes gestes et ceci au deux sens des verbes « suivre » et « être ».
Cependant Foucault parle de conduire les conduites. Peut-on séparer le « conduire » des conduites qu’il conduit ? Prenons l’analogie canonique du pouvoir pastoral qu’est celle du berger avec ses brebis. Les brebis sont conduites par le berger sans que le « conduire » du berger soit séparable des conduites des brebis. Ou du moins cette séparation est abstraite, je peux voir d’un côté les gestes du berger et de l’autre les gestes des brebis, c’est une distinction de raison et non réelle car les gestes des brebis sont en relation avec les gestes du berger. Et cette relation n’est pas extérieure au deux termes, elle est constituante des gestes des brebis et du berger. D’où l’intérêt de parler en termes de gestes. Car parler de conduire des conduites donne trop l’impression d’une séparation entre le « conduire » et les conduites, ceci allant contre la volonté de Foucault qui tient à poser une relation de pouvoir et non une relation entre un pouvoir qui serait dans les mains du berger et un matériau sur lequel il s’effectuerait (ici les brebis). Or, si on fait le choix des gestes, cette relation entre des gestes devient plus facilement pensable, je vais le montrer. Bien plus, on va voir que ceci nous permet de comprendre pourquoi un geste nous fait vouloir quelque chose, problème qui m’occupe ici. Avant de revenir aux gestes politiques, je vais m’attarder un peu sur des gestes simples.
Soit donc un geste ordinaire, le simple geste d’allumer un briquet. Le geste n’est pas seulement celui d’actionner la molette avec le pouce. Il y a aussi une autre action: celle de tenir le briquet. Mais aussi des sensations (le toucher, la bonne pression sur la mollette, la vue de la flamme). Si je décide d’appeler « acte » chacune des actions et leurs perceptions associées, on peut donc dire ici que l’effectuation du geste suppose deux actes corrélés. Mais ce geste peut servir à faire un autre geste: celui d’allumer ma cigarette. Dans ce cas je dirais alors qu’il lui est subordonné, le geste d’allumer un briquet devient un des actes du geste d’allumer ma cigarette, l’autre étant celui de tenir ma cigarette. Etant subordonné à ce geste d’allumer ma cigarette, il varie pour être adapté à ce geste. Le geste qui, tout seul était libre, est maintenant subordonné à un autre. Mais remarquons que le geste libre d’allumer un briquet se subordonnait lui aussi deux autres gestes, devenus ses actes, tenir le briquet et actionner la molette, qui pourraient très bien être des gestes libres eux-aussi, en étant libérés de leur subordination au geste d’allumer un briquet.
Quelle est la relation qui lie les gestes de tenir un briquet et d’actionner la molette, eh bien c’est donc un autre geste : celui d’allumer le briquet. Quelle est la relation qui lie le geste d’allumer mon briquet et celui de tenir ma cigarette, c’est aussi un autre geste : celui d’allumer ma cigarette. La relation entre gestes est un geste immanent à ceux qu’il relie. Je réponds donc au problème que je posais plus haut. Ne croyons pas que ce geste relationnel, mis en valeur dans cette situation, n’est pas adéquat pour penser la politique car il n’y aurait qu’une personne en jeu alors que la politique en implique plusieurs. Car le geste d’allumer une cigarette peut très bien concerner deux personnes, j’allume la cigarette de quelqu’un d’autre, c’est un geste collectif. Certes, ce n’est ici que le collectif le plus minimal: deux personnes mais on imagine sans difficulté un geste collectif à plus de deux personnes. Pensez à une danse, au geste d’un sport collectif, à un geste technique de travail, une émeute et aussi à mon geste pastoral du berger et des brebis. Ceci me ramène alors à ce cas. La relation immanente aux gestes du berger et des brebis est donc un geste : le geste pastoral. Si bien que le berger n’est pas vraiment celui qui conduit, car ses gestes sont aussi subordonnés au geste pastoral, il ne fait pas ce qu’il veut mais il veut ce que veut le geste pastoral. Il y aurait donc une volonté impersonnelle (comme ici celle du geste pastoral), sans sujet, qui serait attribuable aux gestes. Bien plus, chaque geste aurait sa volonté propre. Mais puisque ce n’est pas celle d’un sujet, il n’y a pas une faculté générale appelée « volonté ». Employons plutôt le terme de « volition », chaque geste possède donc sa volition. Cette volition exprime une puissance gestuelle, sa dynamique, son impulsivité. On a tort de penser que c’est notre volonté qui conditionne la puissance motrice d’un geste (c’est parce que je voudrais, que le geste acquerrait une effectivité). C’est le geste qui me fait vouloir, qui me subjective et qui alors me pousse à dire : « je veux », sans conscience de cette cause gestuelle qui me détermine (Spinoza, critique du libre-arbitre).
Le problème de ce que veulent les gestes politiques se posera donc sous cette condition. Le berger veut car le geste veut (volition). Mais il faut envisager un autre aspect de ce qu’implique « vouloir ». Car j’écrivais aussi que le berger veut ce que veut le geste. Si vous demandez au berger ce qu’il veut, il vous dira sans problème: je veux emmener les brebis à tel endroit en les faisant passer par tel autre, les protéger contre tels dangers etc. Le pasteur, pour en revenir au champ plus explicitement politique, vous dira même qu’il a en vue un objectif plus global, le salut de l’âme des individus ou alors pour le geste pastoral biopolitique, il évoquera la santé ou pour un geste de gouvernementalité néo-libérale on évoquera par exemple l’objectif qu’est la croissance. Il y a donc des objets, des buts voulus, ce vers quoi doivent être tournés les regards, les pensées. Or, il importe de souligner qu’ils s’introduisent chez ceux dont les gestes sont subordonnés à un autre geste. Je reprends mon exemple du briquet. Si j’allume simplement mon briquet il n’y a pas encore d’objectif sinon de vouloir le geste pour lui-même. Si on me demande pourquoi j’allume mon briquet, eh bien je dirais que c’est parce que j’ai envie de l’allumer. Mais voici quelqu’un qui arrive et qui me demande du feu. Cette fois-ci s’introduisent des objectifs : j’allume mon briquet en l’approchant de la cigarette de la personne, mon regard est tourné vers sa cigarette, vers le rapport de celle-ci à la flamme, vers la manière dont la personne tient sa cigarette etc. Bref, les objectifs, les buts, les finalités pour un geste n’apparaissent que lorsqu’il est subordonné à un autre. Il faut alors soutenir la chose capitale suivante : le geste à l’horizon, celui qui n’est pas subordonné à un autre geste, celui qui nous fait vouloir, ne veut rien puisqu’il n’est pas subordonné, il ne veut rien sinon lui-même. Il veut persévérer dans son être.
Le geste d’allumer la cigarette me fait vouloir, mon geste subordonné d’allumer le briquet devient un moyen en vue d’une fin, en vue d’objectifs, mais que veut le geste d’allumer la cigarette ? On dira qu’il est lui aussi un moyen en vue d’une fin qui est celle de fumer. On remonte donc dans la chaîne des subordinations. Mais le geste de fumer que veut-il ?, ne se veut-il pas lui-même ? et ceci à travers son fumeur, subjectivé par le geste ? N’y a-t-il pas un désir du geste au deux sens du génitif, geste qui désire et qui est désiré ? Désir qui constitue donc une auto-affection. De même, le geste pastoral ne se veut-il pas lui-même à travers ceux qu’il subjective ? Ou le geste de souveraineté ne se veut-il pas lui-même à travers son roi et ses sujets qui ont les yeux rivés sur ses faits et gestes ? Et que voulons-nous dire quand nous disons de quelqu’un qu’il veut prendre le pouvoir ? Il ne veut pas prendre le pouvoir pour autre chose que le prendre, il veut exister par le geste du pouvoir, être subjectivé par lui, désir du geste.
On a donc deux registres de la volonté, volonté du geste pour lui-même, le geste se veut lui-même, sans que le geste soit un sujet. C’est plutôt le désir du geste, l’auto-affection du geste. Il veut persévérer dans son être ou mieux, pour éviter encore toute idée de sujet constituant, il y a persévérance dans son être. C’est le geste directeur. Le deuxième registre est celui des fins, des finalités, le geste directeur nous fait vouloir, par d’autres gestes, des buts, des objectifs, ceci étant très prononcé pour le geste de gouvernementalité. Le geste directeur oriente nos perceptions, nos actions, nos pensées, il nous fait adopter ses affects-valeurs, c’est-à-dire ce qui est bon ou mauvais pour lui pour s’effectuer (par exemple ses ennemis pour le geste de souveraineté). Mais pas de deuxième registre sans le premier, ce n’est pas le geste directeur qui est au service de buts, d’objectifs, c’est juste le contraire, ce sont les buts qui sont au service du geste directeur qui se veut lui-même par ces buts. C’est le geste de fumer qui se veut lui-même par ce but que j’ai d’allumer ma cigarette, il est virtuellement déjà là, perçu implicitement dans ce geste.
Je crois que l’on peut se donner une idée en politique de cette secondarité du but par rapport au geste politique directeur lorsqu’on a une impression d’absurdité, de vacuité des buts, des objectifs que l’on sert. Par exemple, dans le cadre d’un geste de biopouvoir lorsque l’on se demande mais pourquoi faudrait-il que je m’occupe à ce point de cet objectif qu’est la santé comme durée de vie, ou dans le cadre d’un geste de gouvernementalité néolibérale, mais pourquoi faut-il avoir les yeux rivé sur cet objectif qu’est la croissance etc. Ce qu’un geste nous pousse à prendre comme buts, comme objectifs de nos gestes subordonnés, qui semblent se dire de la modalité du nécessaire, se retournent alors en ce qu’il y a de plus contingent. Et c’est la grande crainte de ceux qui défendent un geste, par exemple des gouvernants, que d’entendre les gouvernés commencer à dire : mais à quoi bon la durée de vie, à quoi bon la croissance, à quoi bon travailler etc. C’est donc plus le geste que les buts qui est défendu, ce pourquoi toute discussion rationnelle sur les buts est souvent vaine. On le voit bien avec l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, ce but dépasse toute rationalité concernant l’intérêt de cet aéroport (trafic aérien, écologique etc.). Les régimes discursifs propres à un geste ont aussi pour fonction de le défendre et non de le justifier.
Cette désolidarisation d’un geste, cette défection, est une grande crainte pour les défenseurs du geste car pour que celui-ci arrive il nécessite que gouvernant et gouvernés le fassent arriver ensemble en tant que geste collectif. Ce pourquoi les gouvernés peuvent opposer des gestes de résistance à l’arrivée du geste. Leur geste est le geste d’une autre relation aux gestes des gouvernants que celle du geste gouvernemental. Il y a plein de gestes intergestuels de résistance. Je peux affronter ceux qui sont porteurs du geste auquel je m’oppose, je peux aussi interrompre leur geste (grève), je peux l’enrayer, le fuir, je peux me braquer , je peux destituer, etc. Il nous revient de faire l’analyse dans chaque situation, à chaque époque politique, des gestes intergestuels qui leur sont propres. On notera cependant que ces gestes supposent sûrement comme préalable un geste de refus. Ce geste est particulier car il n’implique pas d’acte, il se joue au seul niveau affectif en pensée, je m’oppose à un geste que j’imagine. Les gestes peuvent donc aussi n’avoir lieu qu’en pensée, bien plus certaines pensées supposent des gestes. N’est-ce pas d’ailleurs ce que je fais depuis le début de ce texte, les gestes dont je parle ne sont pas que corporels nous les jouons en pensée comme leur relation gestuelle. Ils nous permettent même de saisir le sens de différentes orientations politiques (souveraineté, gouvernementalité etc.).
J’en profite pour souligner autre chose. En parlant de faire arriver un geste, j’insinue qu’il y a une dimension événementielle dans la gestualité. Un geste est geste-événement, mais pas nécessairement des événements remarquables, la répétition de gestes ordinaires supposent aussi à chaque fois que je fasse arriver tel geste dans telle situation, à tel moment. Ceci vient donc appuyer l’hypothèse d’une fondamentale impersonnalité des gestes car se disant aussi d’événements qui nous arrivent. Nous sommes les jouets de gestes, des somnambules permanents, et ceci dans tous nos gestes. Et c’est bien cette impersonnalité des gestes qui fait que les gestes circulent. Nous nous imitons inconsciemment. Il y a une contagion gestuelle. Et des mêmes gestes peuvent s’effectuer à différentes échelles. Par exemple des auteurs tel que Arendt, Foucault, Agamben ont beaucoup insisté sur le fait que le geste gouvernemental était aussi le geste du foyer domestique, de même que la souveraineté peut avoir lieu en famille comme à l’échelle d’un pays. On adhère donc à des gestes politiques d’Etat parce qu’ils sont déjà ceux de nos gestes familiers, sociaux. Le néolibéralisme dit vrai quand il met l’accent sur le fait que la famille est comme une forme d’entreprise. Les types d’objectifs que se donne un gouvernement néolibéral ne sont pas sans être isomorphes à ceux des familles, et c’est comme cela que le geste perdure. Le geste gouvernemental est colonisateur à toutes les échelles.
J’aborde maintenant la deuxième partie de cette réflexion qui est la face plus lumineuse de la gestualité après avoir exposé jusqu’à présent plutôt sa face sombre. N’y a-t-il pas en effet un autre régime gestuel d’auto-affection que celui d’un geste directeur qui nous tourne vers ses buts ? On remarquera que ce dernier procède à une forme de défense. Un geste qui ne se veut que lui-même est un geste qui n’en veut pas d’autres. C’est un geste qui s’oppose à la libération d’autres gestes. C’est donc insinuer ici ce que serait le régime gestuel opposé au premier. Non pas celui du geste qui ne se veut que lui-même mais celui du geste qui se veut lui-même en libérant d’autres gestes, régime de la gestualité ouverte, libre. C’est un geste qui se veut en suscitant d’autres gestes, c’est un envoi gestuel. Ce pourquoi les gestes suscités se veulent, ils retentissent entre eux, et se voulant ils en suscitent de nouveaux, prolongeant la volition gestuelle, son envoi. L’auto-affection passe maintenant par ce retentissement des gestes qui font sens l’un pour l’autre, elle se traduit par une forte émotion ressentie par chaque acteur. Alors que dans le premier régime gestuel, le geste s’efface derrière son but pour mieux se laisser vouloir, dans ce deuxième régime gestuel, le geste et ses gestes se montrent bien plus que leurs buts (au point que parfois, dans ce régime, il n’y a plus vraiment de buts).

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J’en donne quelques traits pour finir, en évoquant des situations. Ce champ de retentissement gestuel est notable quand se manifeste une certaine spontanéité. Ainsi l’historien Jacques Rougerie marque bien cette spontanéité lors de la Commune comme étant la « manière d’être de la révolution dans sa quotidienneté créatrice d’événements et d’idées ». Des gestes-événements décisifs et des gestes-idées retentissent, se renvoient les uns aux autres et ceci avec une certaine exaltation, un enthousiasme, une émotion, qui peuvent aussi être mêlées de colère. Par spontanéité il ne faut pas entendre que ce sont des gestes qui sortiraient de rien, ex nihilo, puisque les gestes se renvoient les uns aux autres dans leurs différences, ils se prolongent par ces discontinuités qu’ils provoquent.  Ce qui ne veut pas dire non plus qu’un geste agit sur un autre, ils se renvoient l’un l’autre car ils appartiennent à un même champ gestuel, ici celui ouvert par l’envoi du geste collectif de la Commune.
Et beaucoup des gestes d’un champ de retentissement sont ce que j’appelle des gestes affectifs. Un geste affectif est un geste indiscernable d’un affect et réciproquement. Par exemple l’affect de générosité n’est-il pas indiscernable d’un geste proprement affectif qu’est celui de donner, distinct d’un acte effectif  ? (C’est ce qu’on interprète en parlant d’intention, mais celle-ci n’est que la présence ou non de la volition du geste affectif de donner) Rappelons que Bergson disait de l’affect qu’il était une tendance motrice sur un nerf sensible, en lequel s’interpénètrent donc un geste virtuel et une sensibilité. Quant au geste indiscernable d’un affect, pensons à ce clin d’oeil, ces coups d’oeils, ces tons d’exhortation, ces bonnets à la main sur lequel Trotsky insiste dans son Histoire de la révolution russe dans le passage qu’il consacre au 5 journées de février 1917 au moment de la rencontre des ouvriers et des cosaques. « Les ouvriers de l’usine Erikson [...] après s’être assemblés le matin, s’avancèrent en masse, au nombre de 2500 hommes, sur la Perspective Sampsonovsky, et, dans un passage étroit, tombèrent sur des Cosaques. Poussant leurs chevaux, les officiers fendirent les premiers la foule. Derrière eux, sur toute la largeur de la chaussée, trottaient les Cosaques. Moment décisif ! Mais les cavaliers passèrent prudemment, en longue file, par le couloir que venaient de leur ouvrir des officiers. « Certains d’entre eux souriaient, écrit Kaïourov, et l’un d’eux cligna de l’oeil, en copain, du coté des ouvriers « . Il signifiait quelque chose ce clin d’oeil ! Les ouvriers s’étaient enhardis, dans un esprit de sympathie et non d’hostilité à l’égard des Cosaques qu’ils avaient légèrement contaminés. L’homme qui avait cligné de l’oeil eut des imitateurs.» et plus loin Trosky poursuit « en présence d’un peloton de Cosaques [...] quelques [...] ouvriers qui n’avaient pas suivi les fuyards se décoiffèrent, s’approchèrent des cosaques, le bonnet à la main : « Frères Cosaques, venez au secours des ouvriers dans leur lutte pour de pacifiques revendications ! Vous voyez comment nous traitent, nous, ouvriers affamés, ces pharaons [la police]. Aidez-nous ! » ». Trotsky commente alors : « Ce ton consciemment obséquieux, ces bonnets que l’on tient à la main, quel juste calcul psychologique, quel geste inimitable ! Toute l’histoire des combats de rues et des victoires révolutionnaires fourmille de pareilles improvisations. Mais elles se perdent d’ordinaire dans le gouffre des grands événements, et les historiens ne ramassent qu’un tégument de lieux communs ».
Ces gestes affectifs ne sont pas de simples gestes de communication, ils font événement ( « il signifiait quelque chose ce clin d’oeil ! » ), ils se disent du sens affectif de cette situation, bien plus ils contribuent à produire ce sens entre les acteurs et amorcent affectivement les autres gestes qui viendront, enveloppant alors leur impulsion. Ainsi, après le clin d’oeil du Cosaque les ouvriers plongèrent entre les jambes des chevaux des Cosaques censés leur barrer la route. Trotsky commente avec humour : « La révolution ne choisit pas ses voies à son gré : au début de sa marche à la victoire, elle passait sous le ventre d’un cheval cosaque. Episode remarquable ! » La vie du geste collectif, molaire, ne peut pas être saisie sans ce contenu moléculaire des gestes qui sont libérés, le geste se veut par ces gestes. Chaque individu est comme un centre d’effectuation du geste collectif qui est donc polycentré. Si bien que le geste collectif grâce à sa puissance croissante passe des seuils en se gonflant de volitions gestuelles qui lui permettent de viser des buts qu’on croyait inaccessibles avant. C’est ce que souligne bien encore Trotsky, grâce « au Cosaque qui osa cligner de l’oeil du côté de l’ouvrier, [ou grâce] à l’ouvrier qui décida d’emblée que le Cosaque « avait eu le bon coup d’oeil » l’interpénétration moléculaire de l’armée et du peuple se poursuivait, ininterrompue. Les ouvriers prenaient constamment la température de l’armée et sentaient aussitôt approcher le point critique. C’est ce qui donna aussi à la poussée des masses, qui croyaient à la victoire, cette force irrésistible ». Le point critique va rendre possible le passage d’un geste à un autre, un enchaînement de gestes, une lignée de gestes. Les buts venant avec leurs gestes ne permettent pas que le geste se fasse oublier derrière ses buts car tout a la fraîcheur des naissances et cherche à se dépasser vers d’autres naissances. Contrairement aux gestes qui se veulent eux-mêmes, qui repoussent leur naissance loin derrière eux en nous tournant vers leurs buts, comme s’ils avaient toujours été là.
Ne pensons pas que ce régime gestuel du geste qui se veut en suscitant d’autres gestes ne soit propre qu’à des moments révolutionnaires, à un geste intergestuel d’affrontement comme l’épisode de février, car en parlant de la Commune j’évoquais des gestes certes en résonance avec ceux des gestes de résistance des Communards mais différents d’eux, propres déjà à la vie sous la Commune. Ce régime gestuel peut ainsi se dire d’un geste technique collectif tel, pour revenir plus près de nous, celui des zadistes de Notre-Dame-des-Landes : « A l’ouest de la lande de Rohanne, dans la Châtaignerie, un petit village a été bâti dans le temps d’une semaine, sans autorisation préalable. Cet ensemble de maisons de bois se divise en deux parties : l’une destinée à dormir et à soigner, l’autre composée d’une grande cuisine, une salle de réunion, une taverne et une manufacture. [...] Dès lors commença plus qu’un chantier : une oeuvre, une oeuvre commune. Tel jour au son d’un duo de saxo et d’accordéon grimpé sur un toit, tel autre sous une pluie battante; toujours dans la boue et sous les espèces d’une fraternité communicative. Un de ces moments de pur bonheur où l’on pourrait croire qu’un déploiement de forces libres est facile et durerait toujours. [...] Une telle oeuvre est le fruit de ce qui, autrefois, portait le beau nom d’émotion populaire. » L’émotion proviendrait pour chacun de l’auto-affection du geste collectif. On peut aussi évidemment imaginer des retentissements entre gestes affectifs, des coups d’oeil, des gestes de la main, mais aussi entre gestes techniques, entre gestes en pensée : tient si on faisait ceci comme cela, qui retentit par un autre geste technique, des nouveaux buts apparaissent.
On dira que ce n’est pas ce geste technique collectif seul qui est porteur de cette émotion, étant donné qu’il est un des gestes d’un geste plus ample qui est celui du geste de résistance d’occupation de la ZAD. En effet, ce geste est un retentissement de ce geste de résistance qui se veut à travers lui. C’est dire alors qu’un geste qui commence avec les premières occupations, n’est pas sans insister virtuellement dans tous ses gestes postérieurs, répétition différenciée du geste-événement, ce pourquoi il y a une lignée de gestes et ce pourquoi tout ce qui se passe dans le champ des gestes intergestuels est essentiel pour qu’adviennent d’autres gestes retentissants. Ces gestes intergestuels créent, ouvrent un champ. Ils peuvent même l’amorcer en pensée chez d’autres, ailleurs. Cette existence d’un geste pensé, en sa part virtuelle, à forte potentialité libératrice, peut en effet, s’il est bien exprimé par des écrits, des films, des témoignages, retentir ailleurs. Les gestes libérateurs n’ont pas besoin d’être globaux pour s’opposer à ce qui est global. Ce qui est local a une potentialité de retentissement qui peut susciter d’autres gestes n’importe où, n’importe quand, et donc être un affront à des gestes qui se veulent plus globaux, colonisateurs, comme l’est celui du geste de gouvernementalité néolibérale et ses objectifs : ZAD partout. Les zadistes en ont une vive conscience : « A mesure que se construit cette communauté de lutte s’élabore une critique plus globale, se dessinent de nouveaux terrains de lutte communs : contre la quatre-voie d’accès, contre l’urbanisation et la métropole, pour l’accès au foncier… Le « NON à l’aéroport ! » se transforme en « contre l’aéroport et son monde ». »
Reprenons succinctement les grands éléments de réponse à la question : que veulent les gestes politiques ? Selon un premier régime (celui du pouvoir), ils se veulent seulement eux-mêmes à travers les buts de nos gestes subordonnés, fermeture sur leur geste. Selon un second régime (celui de l’émancipation), ils veulent d’autres gestes qui retentissent, ouverture aux gestes, envoi gestuel. Ligne filiative ou de perpétuation d’un geste de pouvoir d’un côté, lignée de gestes de l’autre. Affect de ce qui est bon ou mauvais pour un geste ou, pour le régime émancipateur, émotion de gestes producteurs de sens. Détachement ou reproduction par essaimage d’un centre pour les gestes de pouvoir, polycentrage des gestes-événements, champ gestuel pour les gestes émancipateurs. Ces critères propres à démarquer deux polarités opposées des gestes en politique ne doivent pas nous faire penser qu’il n’y a pas des gestes qui permettent que l’on passe d’une polarité à l’autre, tels des gestes de résistances dans un sens ou, dans l’autre sens, la possible formation de centrations au sein d’un champ gestuel. De plus, ces deux polarités peuvent former des mixtes (par exemple, la Commune de Paris est aussi un geste gouvernemental et c’est aussi ce avec quoi doit composer difficilement tout geste de souveraineté populaire). Par ailleurs ces critères contournent l’écueil de l’évaluation d’une situation politique par la seule mesure des idées qui sont brandies (démocratie, république, communisme etc.) ou celles qui servent à désigner ce qui est mauvais pour le geste (tel l’emploi abusif de l’idée de « terrorisme »). D’autant plus que le cantonnement de la politique à la seule discursivité des débats d’idées n’est pas sans être un des plus sûrs moyens de défendre et porter les gestes de pouvoir gouvernementaux actuels et de les perpétuer. Ainsi, il ne s’agit pas d’écouter ceux qui veulent la démocratie sans évaluer le geste qui les pousse à la vouloir.
Philippe Roy
Que veulent les gestes politiques ? / 2014
Texte de l’intervention communiquée
au colloque de la revue Outis ! les 15-16 mai 2014

tb

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