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Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914) / Guillaume Davranche

Controverse sur le Parti révolutionnaire (printemps 1910)
Outre la question des retraites ouvrières et les conflits sociaux – notamment la grande grève des cheminots – l’année 1910 est marquée, à l’extrême gauche, par une controverse qui va décider de l’avenir du mouvement anarchiste. Malgré un Gustave Hervé hésitant, Almereyda et les libertaires de La Guerre sociale vont mener campagne pour la formation d’un Parti révolutionnaire (PR) qui unirait les anarchistes aux socialistes insurrectionnels sortis du PS.
À force de volontarisme, grâce au prestige de La GS et au ralliement des anarchistes de province, le PR va effectivement s’ébaucher. Cependant, victime de la frilosité des insurrectionnels et de l’hostilité du Libertaire, il ne parviendra pas à terme. À son corps défendant, cette tentative avortée aura en revanche été à l’origine de la première véritable organisation anarchiste en France : la Fédération révolutionnaire communiste. […]

Mise en page 1

Un Parti révolutionnaire ? L’idée est lancée
Le ralliement du PS aux retraites par capitalisation, fin 1909, a achevé de le discréditer dans les milieux révolutionnaires. La CGT n’a pas raté l’occasion de condamner sa dégénérescence parlemen­tariste, et de se présenter comme la seule organisation fidèle à la classe ouvrière. Quant à la gauche du PS, qu’elle soit syndicaliste ou hervéiste, son malaise est palpable.
Au premier trimestre 1910, pour la première fois, la scission lui est ouvertement proposée par La Guerre sociale, qui agite l’idée de fonder un nouveau parti : le Parti révolutionnaire.
Ce n’est pas de Gustave Hervé que vient l’idée, mais des « libertaires de La GS » : Miguel Almereyda, Eugène Merle, Tissier, Émile Dulac et Goldsky. Ce sont eux qui vont exhorter les socialistes insurrectionnels à rompre avec l’unité socialiste pour former un parti où ils s’associeraient aux anarchistes communistes et aux syndicalistes révolutionnaires.
L’idée est fort habilement amenée.
Dans le numéro du 3 janvier de La Guerre sociale, Miguel Almereyda ouvre une nouvelle rubrique, « Action pratique », dédiée à la nouvelle année. Il y publie les contributions de divers militants syndicalistes, insurrectionnels et anarchistes concernant « l’œuvre pratique et immédiatement réalisable » qu’ils préconisent pour l’année à venir.
Plusieurs militants – entre autres Gaston Delpech, Émile Pouget, Sébastien Faure, Eugène Laval, Amilcare Cipriani, François Marie – donnent leur sentiment. Mais l’idée-phare est lâchée par Tissier, de La GS et secrétaire du CDS : « L’œuvre pratique et immédiatement réalisable ? L’organisation d’un parti d’action révolutionnaire pouvant réunir, pour un but commun, les militants qui, avec des aspirations sensiblement semblables, bataillent en franc-tireurs dans les différentes organisations» Et Tissier d’exhorter les insurrectionnels à quitter le PS pour former un parti antiparlementaire avec les anarchistes.
Almereyda, comme en un jeu convenu d’avance, s’empresse de répondre : « Voilà longtemps que l’idée d’un parti révolutionnaire, communiste, antiparlementaire, groupant les socialistes insurrection­nels, les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes est dans l’air. La réponse de l’ami Tissier à mon enquête traduit la pensée, souvent exprimée, d’un grand nombre de libertaires de Paris et de province décidés à faire œuvre pratique. Je puis aussi déclarer que nous sommes quelques-uns, parmi les libertaires de La Guerre sociale, à souhaiter la constitution de ce nouveau parti […]. » (1)
Avec le Parti révolutionnaire (PR), Almereyda voudrait transposer au plan politique la formule de « concentration révolutionnaire » qui a tant réussi à La Guerre sociale mais que la Fédération révolutionnaire a échoué à matérialiser.
L’idée est désormais officiellement posée sur la place publique. Une fois de plus, c’est La GS qui crée le débat à l’extrême gauche, et il va rebondir durant toute l’année.
Chez les anarchistes, notamment, en province, le projet de Parti révolutionnaire va rencontrer un écho important ; il sera nettement moindre chez les socialistes insurrectionnels.
Le socialiste Louis Perceau explique pourquoi : « Quitter le PSU, c’est abandonner une organisation qui compte près de 75 000 membres […] où nous avons de plus en plus d’influence […]. C’est prendre la responsabilité d’une scission, d’une division […]. Pour ma part, je réponds non à l’invitation qu’on nous fait. » (2) Le premier contre-feu émane donc d’un « insurrectionnel unifié ».
Quatre jours plus tard, un deuxième contre-feu est allumé dans Le Libertaire (3). Les signataires n’en sont pas exactement des inconnus. Le premier, Henri Beylie, est un des animateurs, avec Tissier, du CDS ; le second n’est autre que Georges Durupt. Contrairement à Perceau, ils n’ont pas d’alternative organisationnelle à opposer au projet de PR : à cette date, la Fédération révolutionnaire qu’ils ont ébauchée en 1909 est moribonde. Ils vont donc être contraints, faute de mieux, d’attaquer sur le terrain de la doctrine.
Entre socialistes insurrectionnels et anarchistes, protestent-ils, l’alliance est plus féconde que la fusion. La fusion supposerait en effet un aggiornamento doctrinal. Or, malgré leurs tirades antiparlementaires et barricadières, les socialistes insurrectionnels diffèrent des anarchistes sur le projet de société. Le collectivisme des premiers n’a rien à voir avec le communisme des seconds.
Communisme ou collectivisme… c’est le cœur de l’argumentation de Durupt et Beylie. Quelle est la différence ? Une parenthèse s’impose ici.
Les deux termes ont eu une signification fluctuante au cours du xixe siècle et il a fallu attendre la Première Internationale pour qu’ils revêtent des acceptions distinctes. La Révolution de 1917 et la naissance de l’Internationale communiste entraîneront un nouveau bouleversement sémantique mais, pour l’heure, dans la période intermédiaire qui nous intéresse, « communiste » est quasi synonyme d’anarchiste, tandis que le terme « collectiviste » renvoie au Parti socialiste, et même plus précisément à sa fraction guesdiste.
La formule du collectivisme, « À chacun selon ses œuvres », implique que chacun soit rétribué en fonction du travail qu’il fournit. Le collectivisme suppose donc de définir une valeur travail, fondée sur le temps ou la tâche effectuée. Cette idée, défendue par Marx et Bakounine, avait en 1869 rallié la majorité de la Première Internationale. Mais, en 1876, la section italienne de l’Internationale l’avait contestée, arguant que, pour quantifier le travail individuel, le collectivisme engendrerait une administration pléthorique, embryon d’un nouvel étatisme (4). Au collectivisme, les Italiens avaient donc opposé le communisme, basé sur la formule « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ».
La Première Internationale, disloquée fin 1877, n’avait pu trancher le débat, mais il avait continué dans les sections nationales désormais autonomes. C’est ainsi qu’en octobre 1880, au congrès de la Chaux-de-Fonds, la Fédération jurassienne avait, sous l’influence de Kropotkine et des Italiens, adopté le « communisme anarchiste » (5). Cette décision s’était répercutée dans le mouvement anarchiste naissant où, en quelques années, le communisme avait supplanté le collectivisme bakouninien. Il n’y a qu’en Espagne que le collectivisme libertaire est longtemps resté prédominant. Mais il va s’estomper après qu’en novembre 1910, le congrès fondateur de la CNT aura adopté pour finalité le communisme anarchiste (6).
Parallèlement, le mouvement socialiste international s’est, quant à lui, prononcé de plus en plus clairement pour l’étatisation de l’économie, et est resté fidèle à la formule collectiviste.
Dans leur article du Libertaire, Durupt et Beylie, certains que les questions de doctrine sont le maillon faible de l’hervéisme, concentrent donc leur attaque sur ce point. Dans un autre article hostile au PR, Charles Rimbault résumera d’ailleurs les raisons pour lesquelles la fusion entre anarchistes et insurrectionnels est, selon lui, impossible : « Le socialiste est étatiste ; l’anarchiste est fédéraliste ; le socialiste est autoritaire ; l’anarchiste est pour la liberté ; le socialiste est collectiviste ; l’anarchiste est communiste. » (7)
On se souvient qu’après la 2e manifestation Ferrer, Durupt et ses amis avaient pris leurs distances avec La Guerre sociale, sans toutefois se risquer à l’attaquer frontalement, se limitant à des attaques obliques. Désormais, ils cherchent ouvertement à contester son leadership à l’extrême gauche. Pour l’heure, ils sont cependant assez isolés au sein d’un mouvement anarchiste qui, très largement, garde toute sa confiance à La Guerre sociale.
Guillaume Davranche
Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914) / 2014
Extrait du chapitre Controverse sur le Parti révolutionnaire (printemps 1910)
Ouvrage à paraître le 21 novembre 2014 chez L’Insomniaque et Libertalia
544 pages

Une souscription est ouverte et un blog est consacré au livre : http://tropjeunespourmourir.com

cattelan doigts

1 « Notre enquête. Tissier : Un Parti révolutionnaire ? », La Guerre sociale, 19 janvier 1910.
2 « L’opinion des unifiés », La Guerre sociale, 26 janvier 1910.
3 Georges Durupt et Henri Beylie, « Un Parti nouveau ou une alliance ? », Le Libertaire, 30 janvier 1910.
4 Gaetano Manfredonia, Anarchisme et changement social. Insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme-réalisateur, Atelier de création libertaire, 2007, pp. 326-328.
5 Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, Gallimard, 1992, tome I, page 83.
6 César Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir 1868-1969, Seuil, 1969, p. 45.
7 Charles Rimbault, « Le Parti et les anarchistes », Le Libertaire, 22 mai 1910.

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