Archive mensuelle de juin 2014

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Marcel Duchamp et le refus du travail / Maurizio Lazzarato

À une époque où le néo-libéralisme exige de chacun qu’il se fasse « entrepreneur de lui-même » et « capital humain », l’artiste sert de modèle à de nouveaux modes d’asservissement, fondés sur le contrôle, l’auto-exploitation, la course en avant productive, la soumission aux règles du marché. Pour rompre avec cette logique, Maurizio Lazzarato propose de se souvenir de Marcel Duchamp qui prônait le non-mouvement et l’action paresseuse.

« Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans ce train tire le frein d’urgence. » / Walter Benjamin

« On ne peut plus se permettre d’être un jeune homme qui ne fait rien. Qui est-ce qui ne travaille pas ? On ne peut pas vivre sans travailler, c’est quelque chose d’affreux. Je me rappelle un livre qui s’appelait Le droit à la paresse ; ce droit n’existe plus. » / Marcel Duchamp

« Vous préférez la vie au travail d’artiste ? – Oui » répondit Marcel.
Entretien avec Marcel Duchamp

« John Cage se vante d’avoir introduit le silence dans la musique, moi je me targue d’avoir célébré la paresse dans les arts » dit quelque part Marcel Duchamp. La « grande paresse » de Marcel Duchamp a bouleversée l’art de façon plus radicale et durable que la débauche d’activité et de productivité d’un Picasso avec ses 50.000 œuvres.
Duchamp pratique un refus obstiné du travail, qu’il s’agisse du travail salarié ou du travail artistique. Il refuse de se soumettre aux fonctions, aux rôles et aux normes de la société capitaliste. Ce refus n’interroge pas seulement l’artiste et l’art car, en se différenciant du « refus du travail des ouvriers » théorisé par l’opéraïsme italien dans les années soixante, l’attitude de Duchamp peut nous aider à interroger les refus qui s’expriment depuis 2008 sur les places et dans les rues de la planète (Turquie, Brésil, Espagne, États-Unis, etc.).
D’une part il élargit son domaine d’action, puisque ce refus concerne non seulement le travail salarié, mais toute fonction ou rôle auquel nous sommes assignés (femme/ homme, consommateur, usager, communicateur, chômeur, etc. ). Comme la grande majorité de ces fonctions, l’artiste n’est pas subordonné à un patron, mais à une panoplie de dispositifs de pouvoir. De la même manière que le « capital humain » dont l’artiste est devenu le modèle dans le néo-libéralisme, il doit se soustraire non seulement à ces pouvoirs « externes », mais aussi à l’emprise de son « égo » (créateur pour l’artiste ou entrepreneur pour le capital humain) qui donne à l’un et à l’autre l’illusion d’être libres.
D’autre part, il permet de penser et de pratiquer un « refus du travail » en partant d’un principe éthico-politique qui n’est pas le travail. Il nous fait ainsi sortir du cercle enchanté de la production, de la productivité et des producteurs. Le travail a été à la fois la force et la faiblesse de la tradition communiste. Émancipation du travail ou émancipation par le travail ? Ambigüité sans issues. Le mouvement ouvrier a existé seulement parce que la grève était, en même temps, un refus, un non-mouvement, un désœuvrement radical, une inaction, un arrêt de la production qui suspendait les rôles, les fonctions et les hiérarchies de la division du travail dans l’usine. Le fait de problématiser un seul aspect de la lutte, la dimension du mouvement, a été un grand handicap qui a fait du mouvement ouvrier un accélérateur du productivisme, un accélérateur de l’industrialisation, le chantre du travail. L’autre dimension de la lutte, impliquant le « refus du travail », le non– mouvement ou la démobilisation a été délaissée ou insuffisamment problématisée dans le contexte du néolibéralisme.
Le refus du travail ouvrier renvoie toujours, dans la perspective communiste, à quelque chose d’autre que lui-même. Il renvoie au politique, selon une double version, le parti ou l’État, tandis que Duchamp suggère de nous arrêter sur le refus, sur le non–mouvement, sur la démobilisation, et de déployer et expérimenter tout ce que l’action paresseuse crée comme possibles pour opérer une reconversion de la subjectivité, en inventant des nouvelles techniques d’existence et des nouvelles manière d’habiter le temps. Les mouvements féministes, après le refus d’exercer la fonction (et le travail de) « femme », semblent avoir suivie cette stratégie, plutôt que l’option politique classique.
L’anthropologie du refus ouvrier reste de toute façon une anthropologie du travail, la subjectivation de la classe est toujours une subjectivation des « producteurs », des « travailleurs ». L’action paresseuse ouvre à une toute autre anthropologie et à une tout autre éthique. En sapant le « travail » dans ses fondements, elle ébranle non seulement l’identité des « producteurs », mais aussi leurs assignations sexuelles. Ce qui est en jeu, c’est l’anthropologie de la modernité : le sujet, l’individu, la liberté, l’universalité – tous conjugués au masculin. Le mouvement communiste a eu la possibilité de produire d’autres anthropologies et d’autres éthiques que celles de la modernité travailleuse et d’autres processus de subjectivation que ceux centrés sur les producteurs. « Le droit à la paresse », rédigé par Paul Lafargue, gendre de Marx, répondait au « Droit au travail » de Louis Blanc, et puisait sa source dans l’ otium des anciens, qu’il cherchait à repenser en rapport avec la démocratisation de l’esclavage opéré par le travail salarié. Mais les communistes n’y ont pas vu les implications ontologiques et politiques auxquelles ouvraient la suspension de l’activité et du commandement. Ils ont ainsi perdu la possibilité de sortir du modèle de l’homo faber, de l’orgueil des producteurs et de la promesse prométhéenne de maîtrise de la nature qu’il contenait. Il revient à Duchamp de développer sa radicalité car le droit à la paresse, « un droit qui n’exige ni justification ni rien en échange » , s’attaque aux trois fondements de la société capitaliste. D’abord à l’échange : « Qui a inventé l’échange à égalité de valeur qui est devenue une loi avec gendarmes dans les relations d’individu à individu dans la société actuelle ? ». Ensuite, plus profondément encore, à la propriété, condition préalable de l’échange : « Possession – D’ailleurs l’idée d’échange présuppose la possession au sens propriétaire du mot ». Et enfin au travail. Chez Marx le travail est le fondement vivant de la propriété, cette dernière n’étant que du travail objectivé. Si on veut porter un coup mortel à la propriété, dit Marx, il faut la combattre non seulement comme condition objective, mais aussi comme activité, comme travail. Le droit à la paresse défait l’échange, la propriété et le travail, mais faisant un pas de côté par rapport à la tradition marxiste.

Le refus du travail
L’action paresseuse duchampienne se prête à une double lecture, elle fonctionne à la fois comme critique du domaine socio–économique, et comme une catégorie « philosophique » qui permet de repenser l’action, le temps et la subjectivité, en découvrant de nouvelles dimensions de l’existence et des forme de vie inédites.
Commençons par sa fonction de « critique socio-économique » :
La paresse n’est pas simplement un « non-agir » ou un « agir minimum ». Elle est une prise de position par rapport aux conditions d’existence dans le capitalisme. Elle exprime d’abord un refus subjectif qui vise le travail (salarié) et tout comportement conforme que la société capitaliste attend de vous – le refus de « toutes ces petites règles qui décident que vous n’aurez pas à manger si vous ne montrez pas de signes d’une activité ou d’une production, sous une forme ou une autre ». Beuys a dénoncé le « silence surévalué » de Duchamp quant aux questions sociales, politiques et esthétiques. La plupart des critiques considèrent que Duchamp n’est pas à une contradiction près. Lui même, d’ailleurs, affirme qu’il n’a pas arrêté de se contredire pour ne pas se figer dans un système, un goût, une pensée établis. Mais s’il y a quelque chose qui revient systématiquement et à laquelle il est resté fidèle toute sa vie, c’est le refus du travail et l’action paresseuse qui, ensemble, ont constitué le fil rouge éthico–politique de son existence. « Serait-il possible de vivre en locataire seulement ? Sans payer et sans posséder ? (…) Ceci nous ramène au droit à la paresse suggéré par Paul Lafargue dans un livre qui m’avait beaucoup frappé vers 1912. Il me semble encore aujourd’hui très valable de remettre en question le travail forcé auquel est soumis chaque nouveau né ».
Dans l’histoire de l’humanité aucune génération n’a sacrifié autant de temps au travail que les générations qui ont eu la malchance de naître sous le régime capitaliste. Dans le capitalisme, l’humanité est condamnée aux travaux forcés, quel que soit le niveau de productivité atteint. Toute invention technique, sociale et scientifique, au lieu de libérer du temps, ne fait qu’étendre l’emprise du capital sur nos temporalités.
« Sans être fasciste, je pense que la démocratie n’a pas apporté grand chose de sensé (…) Il est honteux que nous soyons encore obligés de travailler simplement pour vivre (…) – être obligé de travailler afin d’exister, ça, c’est une infamie ».
L’Hospice pour paresseux (« Hospice des grands paresseux / Orphelinat des petits paresseux ») que Duchamp voulait ouvrir et « où, bien entendu, il serait interdit de travailler », présuppose une reconversion de la subjectivité, un travail sur soi, car la paresse est une autre manière d’habiter le temps et le monde.
« Je crois d’ailleurs qu’il n’y aurait pas autant de pensionnaires qu’on pourrait l’imaginer », car, « en fait, ce n’est justement pas facile d’être vraiment paresseux et de ne rien faire ».
Malgré une vie très sobre, quelque fois à la limite du dénûment, Duchamp a pu vivre sans travailler parce qu’il a bénéficié d’une petite rente (anticipation de sa part d‘héritage familial), de l’aide occasionnel de riches bourgeois collectionneurs, de quelque petit commerce d’œuvre d’art et d’autres arrangements, toujours précaires. Duchamp est donc tout à fait conscient de l’impossibilité de vivre en « paresseux », sans une organisation de la société, radicalement différente.
« Dieu sait qu’il y a assez de nourriture sur Terre pour que tout le monde puisse manger sans avoir à travailler (…) Et ne me demandez pas qui va faire le pain ou quoi que ce soit, parce qu’il y a assez de vitalité chez l’homme en général pour qu’il ne reste pas paresseux ; il y aurait très peu de paresseux, parce qu’ils ne supporteraient pas de rester paresseux trop longtemps. Dans une société comme celle-ci, le troc n’existerait pas, et les habitants les meilleurs ramasseraient les ordures. Ce serait la forme d’activité la plus élevée et la plus noble (…) J’ai peur que ça ressemble un peu au communisme, mais ce n’est pas le cas. Je suis sérieusement et profondément issu d’une société capitaliste ».
L’art est pris dans la division sociale du travail comme toute autre activité. De ce point de vue, être artiste est une profession ou une spécialisation comme une autre, et c’est précisément cette injonction à occuper, avec son corps et avec son âme, une place, un rôle, une identité, qui fait l’objet du refus catégorique et permanent de Duchamp. Avec l’artiste, seules les techniques de subordination changent, elles ne sont plus disciplinaires. Mais les dispositifs des sociétés de contrôle sont autant, sinon plus chronophages que les techniques disciplinaires, même lorsqu’il s’agit de l’activité artistique.
« Il n’y a pas le temps nécessaire pour faire du bon travail. Le rythme de la production est tel que cela devient une autre forme de course effrénée » qui renvoie à la « foire d’empoigne » de la société en général.
L’œuvre « doit être produite lentement ; je ne crois pas à la vitesse dans la production artistique » qui est introduite par le capitalisme. Teeny, la deuxième épouse de Duchamp, relate qu’« il ne travaillait pas comme un ouvrier », mais en alternant, dans la même journée, de courte périodes d’activités à des longues pauses.
« Je ne pouvais pas travailler plus de deux heures par jour. (…) Aujourd’hui encore, je ne peux pas travailler plus de deux heures par jour. C’est vraiment quelque chose de travailler tous les jours. »
En général, le refus du travail artistique signifie refus de produire pour le marché, pour les collectionneurs, pour satisfaire les exigences esthétiques d’un public de regardeurs de plus en plus nombreux, refus se soumettre à leurs principes d’évaluation, et leur exigence de « quantité » et de « qualité ». « Le danger c’est de rentrer dans les rangs des capitalistes, de se faire une vie confortable dans un genre de peinture qu’on recopie jusqu’à la fin de ses jours. »
Duchamp décrit de façon très précise et percutante le processus d’intégration de l’artiste à l’économie capitaliste et la transformation de l’art en marchandise : « on achète de l’art comme on achète des spaghettis ».
L’artiste est–il compromis avec le capitalisme ? lui demande William Seitz (dans le magazine Vogue) en 1963 et il répond : « C’est une capitulation. Il semble aujourd’hui que l’artiste ne puisse vivre sans un serment d’allégeance au bon vieux tout puissant dollar. Cela montre jusqu’où l’intégration est allée. »
L’intégration dans le capitalisme est aussi et surtout subjective. Si l’artiste n’a pas comme l’ouvrier un patron direct, il est toutefois soumis à des dispositifs de pouvoir qui ne se limitent pas à définir le cadre de sa production, mais l’équipent d’une subjectivité. Dans les années quatre-vingt, l’artiste est devenu le modèle du « capital humain », parce qu’il incarne la « liberté » de créer.
« Courbet a été le premier à dire : « Accepte mon art ou ne l’accepte pas. Je suis libre. » C’était en 1860. Depuis cette date, chaque artiste a eu le sentiment qu’il devait être encore plus libre que le précédent. Les pointillistes plus libres que les impressionnistes, les cubistes encore plus libres, et les futuristes et les dadaïstes, etc. Plus libre, plus libre, plus libre – ils appellent cela de la liberté. Pourquoi l’ego des artistes devrait – il être autorisé à dégorger et à empoissonner l’atmosphère ?
Une fois libéré de la dépendance des commandes du roi, des seigneurs, l’artiste pense être libre, alors qu’il passe d’une subordination à l’autre. L’artiste, comme l’ouvrier, est exproprié de son « savoir faire », car la production est standardisée et elle perd, même dans l’art, toute singularité. « Depuis la création d’un marché de la peinture, tout a été radicalement changé dans le domaine de l’art. Regardez comme ils produisent. Croyez vous qu’ils aiment cela, et qu’ils ont du plaisirs à peindre cinquante fois, cent fois la même chose ? Pas du tout, ils ne font pas des tableaux, ils font des chèques ».
L’affirmation du refus est sans ambiguïté. « Je refuse d’être un artiste tel qu’on l’entend aujourd’hui », « je voulais transformer complètement l’attitude à l’égard de l’artiste » , « j’ai vraiment essayé de tuer le petit dieu que l’artiste est devenu au cours du dernier siècle », « vous savez, je ne voulais pas être un artiste », etc.
Le refus du travail « artistique », n’est pas une simple opposition. Il ne constitue pas la négation d’une couple de termes solidaires (art / non art) s’opposant à cause même de leur ressemblance. Duchamp est très clair sur ce point, son refus n’exprime pas l’opposition dadaïste qui, « en s’opposant, devenait la queue de ce à quoi il s’opposait (…) Dada littéraire, purement négatif et accusateur : c’était faire la part trop belle à ce que nous étions déterminés à ignorer. Un exemple, si vous voulez : avec le stoppage étalon, je souhaitais donner une autre idée de l’unité de longueur. J’aurais pu prendre un mètre en bois et le briser en un point quelconque : c’eut été dada » Le refus introduit à une hétérogénéité radicale. Rien n’est plus loin du travail capitaliste que l’action paresseuse, dont le déploiement du potentiel politico-existentiel doit défaire aussi bien l’art que sa simple négation.
« Je suis contre le mot « anti », parce que c’est un peu comme « athée », comparé à « croyant ». Un athée est à peu près autant religieux qu’un croyant, et un anti-artiste à peu près autant artiste qu’un artiste » [...]. « Anartiste » serait beaucoup mieux, si je pouvais changer de terme, que « anti-artiste ». »
Si Duchamp refuse l’injonction à être artiste (il se définit comme un « défroqué de l’art »), il n’abandonne pas pour autant les pratiques, les protocoles, les procédures artistiques. L’« anartiste » demande un redéploiement des fonctions et des dispositifs artistiques. Il s’agit d’un positionnement subtil dont le refus ne s’installe ni à l’extérieur, ni à l’intérieur de l’institution art, mais à sa limite, à ses frontières, et qui, à partir de cette limite et de ces frontières, essaie de faire déplacer l’opposition dialectique art/anti-art.

Le Moulin a café entre le mouvement (futuriste) et le statique (cubiste)
Essayons maintenant de comprendre comment l’action paresseuse et son non-mouvement permet de repenser l’action, le temps et la subjectivité. Duchamp a déclarée à plusieurs reprises l’importance d’un tout petit tableaux « Moulin à café » peint en 1911 (« Vous avez déclaré que le Moulin à café était la clé de toute votre œuvre. » Duchamp : « Oui. (…) Ca remonte à la fin 1911. ») qui lui a permis, très tôt, de sortir des avant–gardes auxquelles il n’avait jamais totalement adhéré. Duchamp, comme beaucoup de ses contemporains était fasciné par le mouvement et la vitesse , symboles de la modernité rugissante.
Le « Nu descendant un escalier », avait essayé de représenter le mouvement en s’inspirant des techniques chrono-cinématographiques de Etienne-Jules Marey, mais il s’agissait d’une représentation indirecte du mouvement. À travers le Moulin à café il trouve une manière de sortir de l’opposition entre le mouvement et sa célébration moderniste par les futuristes et l’esthétique statique des cubistes (« Ils étaient fiers d’être statiques, d’ailleurs. Ils n’arrêtaient pas de montrer des choses sous des facettes différentes, mais ce n’était pas du mouvement ») en découvrant une autre dimension du mouvement et du temps.
Il décompose le Moulin à café dans toutes ses composantes et, dans ce que les historiens d’art considèrent comme la première toile « machiniste », il introduit le premier signe diagrammatique de l’histoire de la peinture, la flèche qui indique le mouvement du mécanisme.
« J’ai fait une description du mécanisme. Vous voyez la roue dentée, et vous voyez la poignée rotative au-dessus ; je me suis aussi servi de la flèche pour indiquer dans quel sens la main tournait. Ce n’est pas un moment seulement, ce sont toutes les possibilités du moulin. Ce n’est pas comme un dessin. »
Avec cette petite peinture Duchamp fait un premier pas vers la découverte non pas de la vitesse, mais du possible, non pas du mouvement, mais du devenir, non pas du temps chronologique, mais du temps de l’événement.
Le possible, le devenir et l’événement ouvrent à des « régions que ne régissent ni le temps, ni l’espace », animées par d’autres vitesses (des vitesses infinies, dirait Guattari), ou par la plus grande vitesse et de la plus grande lenteur (Deleuze).
Ce que la philosophie est en train théoriser à son époque (Bergson), le renversement de la subordination du temps au mouvement, Duchamp le découvre pendant la réalisation de cette peinture, mais en ajoutant une condition fondamentale, négligé par les philosophes : la paresse comme une autre façon de vivre ces temps et l’action paresseuse comme une nouvelle manière d‘explorer un présent qui est durée, qui est possible, qui est événement. Pour Deleuze, l’accès à cette temporalité, aux mouvements qui découlent du temps, est le privilège du « voyant », pour Duchamp, du « paresseux ».
Il reste et restera toujours intéressé par le « mouvement », mais cette nouvelle façon de le concevoir est, à proprement parler, irreprésentable, et seulement rendue par les Notes qui accompagnent le « Grand verre » et qui constituent une partie de l’œuvre : « A chaque fraction de la durée se reproduisent toutes les fractions futures et antérieures (…) Toutes ces fractions passées et futures coexistent donc dans un présent qui n’est déjà plus ce qu’on appelle ordinairement l’instant présent, mais une sorte de présent à étendues multiples ».
Le temps c’est de l’argent, dit le capitaliste. « Mon capital n’est pas l’argent, mais le temps » dit Duchamp. Et le temps dont il s’agit n’est pas le temps chronologique qu’on peut mesurer et accumuler, mais ce présent qui, contenant à la fois le passé, le présent, le futur, est un foyer de production du nouveau.
« Fini le mouvement, fini le cubisme », dira-t-il dans une interview en 1959 en parlant de cette époque. Dans son premier ready-made il y a encore du mouvement, mais la roue de bicyclette qui tourne « était un mouvement qui me plaisait, comme du feu dans la cheminée ». Serguei Eisenstein explicite de quel genre de mouvement il s’agit : « Le feu est susceptible de susciter dans sa plus grande plénitude le rêve d’une multiplicité fluide de formes ». L’attrait du feu est dans son « éternelle variabilité », dans la modulation de « ses incessantes images en devenir ».
Le feu représente « une contestation originale de l’immobilité métaphysique », sans rien concéder à la vitesse futuriste. « Le refus de la forme figée une fois pour toute, la liberté par rapport à la routine, la faculté dynamique de prendre n’importe quelle forme » que Eisenstein nommera « plasmaticité », s’adapte parfaitement à la conception de Duchamp.
Le possible découvert grâce au Moulin à café, Duchamp lui donne aussi un autre nom : « L’inframince ».
L’inframince est la dimension du moléculaire, des petites perceptions, de différences infinitésimales, de la co-intelligence des contraires où ne valent pas les lois de la dimension macro et notamment celle de la causalité, de la logique de la non-contradiction, du langage et ses généralisations, du temps chronologique. C’est dans l’inframince que le devenir a lieu, c’est au niveau micro que se font les changements.
« Le possible implique le devenir – le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’inframince ».
Et pour avoir accès à cette dimension la condition est toujours la même, inventer une autre manière de vivre : « L’habitant de l’inframince fainéant ».
Maurizio Lazzarato
Publié sur cip-idf.org le 9 juin 2014
À lire également : Le refus du travail

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Subjectivité et vérité / Michel Foucault

Je choisirai l’étude d’un texte qui porte sur le rêve. Après tout, il faut se rappeler que le rêve constitue, pour la question des rapports entre vérité et subjectivité, évidemment un point stratégique, une épreuve privilégiée. Le rêve (ses images fugitives, illusoires, etc.), vous le savez bien – c’est un principe que peu de cultures ignorent –, constitue, pour la vérité, une surface d’affleurement. Plus précisément encore, l’illusion par laquelle le sujet est enchanté, enchaîné par le rêve, [et] dont il s’affranchit de lui-même dans le mouvement spontané du réveil, cette illusion, dans la plupart des cultures, est censée dire la vérité d’un sujet, en tout cas lui dire une vérité qui, la plupart du temps, le concerne lui. Parfois même, cette illusion, par laquelle le sujet est enchanté et dont il s’affranchit par le réveil, est chargée de dire au sujet la vérité de ce qu’il est lui- même, la vérité de sa nature, la vérité de son état, la vérité aussi de son destin, [puisque] le rêve lui dit ce qu’il est déjà et ce qu’il va être dans un temps qu’il ne perçoit pas encore. Donc le rêve comme point stratégique, épreuve privilégiée dans le rapport vérité- subjectivité, est, non pas sans doute une constante transculturelle, mais une idée, un thème récurrents dans un nombre considérable de cultures.
Pour le problème qui me concerne, c’est évidemment dans le seul Occident que je vais me placer, et sous l’angle de ce qui est la constitution du savoir, un savoir à statut, prétention, présomption scientifiques. Et je dirai que, en deux ou trois de ses moments principaux, le savoir occidental a bien rencontré le problème du rêve, et au moment précis où il s’agissait de redistribuer, réévaluer le dispositif des rapports entre vérité et subjectivité, vérité et sujet. Ainsi lorsqu’il a fallu répondre à la question : comment est-il possible de concevoir que la vérité (la vérité vraie du monde, la vérité de l’objet) vienne à un sujet ? Lorsqu’il a fallu poser la question de savoir comment le sujet peut être certain d’avoir accès à la vérité, comment il peut détenir la vérité de la vérité, à cette question, contemporaine de la fondation de la science classique, on n’a pu répondre qu’en traversant le problème, l’hypothèque et la menace du rêve. Il a fallu affranchir le sujet de l’éventualité du rêve, il a fallu lui garantir qu’effectivement il ne rêve pas quand il a accès à la vérité, ou que, en tout cas, l’accès qu’il a à la vérité ne peut être menacé ni compromis par l’éventualité du rêve. Pour que le sujet, en tant qu’il est capable de penser la vérité, puisse devenir élément fondamental dans le développement du savoir, pour que le sujet puisse être sujet d’une mathêsis (une mathêsis qui peut valoir partout, pour tout le monde, une mathêsis universelle), faut-il encore qu’il soit affranchi du rêve. Problème qui n’était pas simplement le problème de Descartes, mais dont Descartes donne l’expression évidemment la plus radicale au XVIIe siècle. Vous retrouvez le problème du rêve, mais sous une forme différente, à l’âge critique, depuis la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle. Car, après tout, la question qui s’est posée à ce moment-là – vous la retrouvez évidemment très implicitement chez Kant, beaucoup plus chez Schopenhauer et très clairement chez Nietzsche – était : mais est-ce que la vérité de la vérité est vraie ? Ne pourrait-on pas penser que la vérité de la vérité n’est pas vraie, qu’à la racine de la vérité il y a autre chose que la vérité elle-même ? Et si la vérité n’était vraie que sur fond [de cet] enracinement dans quelque chose qui est comme l’illusion et le rêve ? Et si la vérité n’était finalement qu’un moment de quelque chose qui n’est que le rêve ? Et puis vous retrouvez encore une fois [ce thème du rapport entre] subjectivité-vérité et rêve avec Freud, lorsque s’est posée la question : comment peut-on connaître la vérité du sujet lui-même, qu’en est-il de la vérité du sujet, et ne serait- ce pas à travers ce qu’il y a dans le sujet de plus manifestement illusoire que se dit ce qu’est la vérité la plus secrète du sujet ? De sorte que lorsqu’il s’agit de fonder l’accès du sujet à la vérité, de s’interroger sur la vérité de la vérité ou encore de chercher ce qu’est la vérité du sujet, de toute façon le problème, la thématique du rêve réapparaissent. Explicitement ou en sourdine, la question du rêve a couru tout au long de l’histoire des rapports entre subjectivité et vérité, avec des moments particulièrement forts, les moments où ces rapports entre subjectivité et vérité se réorganisaient et modifiaient leur dispositif d’ensemble.
C’est à cause de ce que je crois être la position stratégique du rêve par rapport à ce problème des relations sujet-vérité que j’ai voulu commencer par l’étude d’un texte qui concerne le rêve, texte qui bien entendu se rapporte à la période que je voudrais étudier, c’est-à-dire cette période où ce qu’on appelle le paganisme et ce qu’on appelle le christianisme – avec bien entendu tous les points d’interrogation et tous les guillemets que j’ai soulignés – se rencontrent, se croisent, s’affrontent, se délimitent et surtout s’enchevêtrent, un texte donc qui date du IIe siècle de notre ère. Ce texte a aussi l’avantage d’être paradoxalement le seul texte complet qui nous reste d’un genre qui pourtant était familier à l’Antiquité, et qui est l’onirocritique (l’interprétation des rêves). C’est le fameux texte d’Artémidore, qui a été traduit par Festugière il y a quelques années, et qui constitue une sorte de petit manuel, ou à dire vrai d’encyclopédie de l’interprétation des rêves.
L’autre raison pour laquelle j’ai choisi de commencer par ce texte, c’est que le type de document auquel je voudrais m’adresser dans cette étude sur les rapports entre subjectivité et vérité, c’est en somme les arts de vivre. Les arts de vivre (arts de régler sa conduite, arts de se prendre en main, technologies de soi-même en quelque sorte), c’est bien cela qui devra constituer le domaine de l’investigation. L’onirocritique bien sûr n’est pas un art de vivre, l’onirocritique n’est pas exactement un art de la conduite. Mais, comme vous allez le voir quand on entrera un peu plus dans le détail, l’onirocritique n’est pas simplement une manière de déchiffrer la petite ou la grande part de vérité qui peut se cacher dans les illusions du rêve, c’est aussi une certaine manière de définir quoi faire avec son rêve, quoi faire, dans la veille, de cette part obscure de nous-même qui s’illumine dans la nuit. Lorsque l’on est éveillé, on ne peut pas ne pas être le même que celui qu’on était quand on dormait, et le sujet rêveur que j’ai été, comment est-ce que je dois l’insérer, l’intégrer, lui donner sens et valeur dans ma vie éveillée ? L’onirocritique ancienne, c’est cela : une manière de vivre, une manière de vivre en tant que, pendant au moins une partie de ses nuits, on est un sujet rêveur.
L’autre raison encore pour laquelle j’ai choisi ce texte d’Artémidore, c’est que l’auteur, dont on sait d’ailleurs peu de choses, est tout de même quelqu’un sur qui on a deux types d’informations. La première, c’est qu’il a plus ou moins été inspiré par le stoïcisme. Un certain nombre de passages – quelques-uns, d’ailleurs, qu’on aura à étudier d’un peu plus près – manifestent son appartenance à l’école stoïcienne, ou en tout cas la proximité dans laquelle il se trouvait par rapport à un travail philosophique, une réflexion philosophique sur la vie et la morale qui appartiennent précisément au domaine que je voudrais étudier plus particulièrement. Et puis, tout en étant philosophe, tout en étant imprégné de philosophie stoïcienne, tout en se donnant effectivement comme, à la limite, un théoricien du rêve, théoricien des fondements de l’onirocritique, Artémidore est quelqu’un qui apporte des éléments très nombreux de ce qui pouvait constituer l’interprétation traditionnelle et en quelque sorte populaire des rêves. Dans un passage de la préface, il donne d’ailleurs, de la méthode qu’il a employée pour bâtir cette onirocritique, un récit très intéressant où il se montre lui-même faisant, à travers tout le bassin méditerranéen, une véritable enquête quasi ethnologique sur l’onirocritique, sur la manière dont on interprétait les rêves à son époque. Il dit, pour [s’en] expliquer : Pour moi, il n’y a pas de livre d’onirocritique que je ne me sois procuré, et ceci au prix de grandes et de longues recherches. Mais encore, bien que les devins de la place publique soient généralement décriés et traités de charlatans, d’imposteurs par les gens graves, malgré leur mauvaise réputation je les ai fréquentés, et ceci pendant de longues années, acceptant d’écouter des vieux songes et la manière dont ils ont été accomplis (c’est-à-dire dont effectivement ils ont manifesté leur valeur pronostique), et cela en Grèce, en Asie, en Italie et dans de nombreuses villes. Il n’y avait pas, conclut Artémidore, d’autre moyen pour être exercé dans cette discipline. On a donc, dans ce texte, à la fois le recueil d’une tradition onirocritique qui était sans doute fort ancienne et en tout cas fort répandue au IIe siècle, et en même temps, une réflexion, une élaboration de type philosophique autour de cette pratique, du sens qu’elle avait et de la manière dont on pouvait lui donner fondement et justification. Dans cette mesure-là, ce texte regarde dans deux directions en ce qui concerne le temps : d’une part, il porte certainement, très vraisemblablement, témoignage de quelque chose qui est fort ancien et remonte sans doute assez loin dans les siècles. Jusqu’à un certain point, il peut donc valoir comme témoignage d’une pensée ou d’une morale beaucoup plus anciennes que celles de l’époque où vivait son auteur. D’un autre côté, il représente aussi déjà quelque chose comme une réflexion relativement moderne par rapport à cette tradition, il tente une réflexion philosophique, stoïcienne, théorique, sur la morale, sur les différents problèmes ou aspects de la vie qui sont évoqués à travers ces rêves.
Autre raison encore d’étudier ce texte, c’est tout simplement parce que quatre chapitres entiers sont consacrés aux rêves à contenu sexuel. Et dans la mesure où c’est à propos de cette « sexualité » a que je voudrais étudier les rapports entre subjectivité et vérité, vous comprenez bien que je veuille parler de ces chapitres-là. Ces chapitres constituent en effet, dans la littérature grecque et romaine que nous possédons actuellement, le seul document qui nous présente un tableau à peu près complet des actes sexuels, des relations sexuelles, réelles, possibles, imaginables, etc. C’est une présentation systématique de l’ensemble de la vie sexuelle (« sexuelle » au sens contemporain du terme) sous sa forme la plus élémentaire, un tableau des actes, des gestes, des relations, et sur un ton relativement objectif dans la mesure où il ne s’agit évidemment pas, pour Artémidore, de pratiquer une élision littéraire qui lui éviterait de dire les choses trop crûment. Il les dit comme elles sont, ce n’est pas une œuvre littéraire. Ce n’est pas non plus une œuvre de philosophie morale, du moins directement, on y reviendra. Aucune indignation, aucun cri, sauf sur certains points de répulsion. Il dit les choses telles qu’elles se présentent dans le rêve. Le fait qu’il décrive non pas tellement les conduites réelles que leur représentation rêvée lui permet de développer avec une relative sérénité un tableau relativement complet, dans la mesure où on peut être complet dans ce domaine. Il n’en reste pas moins que, même si on a là un tableau d’un certain nombre de rêves possibles concernant un nombre relativement important d’actes sexuels, est-ce une méthode bien prudente que de rechercher, dans ce texte, un témoignage quant à l’éthique sexuelle du IIe siècle de notre ère, et éventuellement d’une période antérieure – si tant est que ce texte en effet reflète ce qui se disait, ce qui se pensait non seulement au IIe siècle, mais sans doute aussi dans une tradition antérieure transmise de génération en génération ?
En fait, si j’ai retenu ce texte, c’est que, à travers l’analyse qu’il fait des rêves à contenu sexuel, à travers cette interprétation en principe objective (voilà ce qu’on peut rêver/voilà ce que ces rêves veulent dire), il laisse transparaître un système appréciatif. Non pas bien sûr qu’il y ait des jugements explicites portés par Artémidore sur chacun des actes sexuels qu’il évoque parce qu’on peut les rencontrer dans un rêve. Mais il y a tout de même un système interprétatif qui apparaît de deux façons. D’abord [du] fait, tout simplement, qu’un acte sexuel rêvé aura pour Artémidore une valeur (diagnostique ou pronostique) favorable ou défavorable selon que l’acte représenté aura une valeur morale positive ou négative. En termes clairs, soit un acte sexuel quelconque, si cet acte sexuel est moralement bon, il aura une valeur pronostique favorable (l’événement dont il sera le signe sera favorable pour le sujet). En revanche, s’il a une valeur morale négative, l’événement annoncé sera défavorable. On a là un principe général de l’interprétation d’Artémidore, qu’il n’a pas d’ailleurs pas dû inventer mais qu’il a repris à une vieille tradition. Il le dit en tout cas d’une façon très claire : C’est un principe général que, [dans] les visions de rêve, tous les actes qui sont conformes à la nature, à la loi, à la coutume, tous les actes [aussi] qui sont, comme il dit, « conformes au temps » (et il veut dire par là : adaptés au moment auquel il faut les faire, conformes au principe du kairos, de l’occasion) –, tous ceux qui sont conformes aux noms (il veut dire par là : les actes qui portent un nom favorable), eh bien, tous ces actes-là sont de bon augure. Alors que les visions contraires – toute représentation par conséquent de quelque chose qui n’est pas conforme à la nature, à la loi, à la coutume, au temps, aux noms – sont au contraire de valeur funeste et sans profit. Il ajoute bien entendu, et on le verra d’ailleurs dans les analyses sur ces rêves à contenu sexuel, que ce n’est tout de même pas un principe universel et qu’il arrive quelquefois que la représentation de quelque chose de tout à fait mauvais moralement puisse malgré tout, au prix d’un certain nombre de circonstances supplémentaires, de données additives, signifier, annoncer quelque chose de positif. Mais c’est en somme relativement rare. Et à partir du moment où, pour Artémidore, ce qui est moralement bon annonce quelque chose qui est favorable, il suffit, quand on lit son interprétation des rêves à contenu sexuel, de voir quels sont les actes sexuels qui annoncent quelque chose de favorable pour le rêveur, et on comprendra que, à ce moment-là, pour Artémidore, pour l’univers moral auquel il appartient, pour la tradition qu’il représente, tel acte sexuel soit moralement bon ou en tout cas moralement acceptable. On a donc, par le sens même qu’Artémidore donne à chaque rêve, la possibilité de retrouver les distributions et les hiérarchies morales des actes sexuels dont il parle.
La seconde raison qui, à travers cette analyse, [donne accès à] une sorte de système éthique des actes sexuels, c’est le fait que, en dehors même de leur valeur ponctuelle, individuelle, la manière dont Artémidore regroupe, classe les différents actes sexuels permet de retrouver une sorte de hiérarchie de valeurs ou de distribution globale, en tout cas, des grandes valeurs dans l’activité sexuelle. Par exemple, la divisiona qu’il fait entre ce qui est conforme ou pas à la loi, ou à la nature, nous permet de reconstituer un peu, d’une façon globale au moins, le système des valeurs morales qui sont affectées au comportement sexuel. Disons d’un mot que le texte d’Artémidore ne représente évidemment aucunement de manière directe un code légal ou moral. Il n’y a d’ailleurs, dans la littérature grecque ou romaine, aucun code légal ou moral quadrillant l’ensemble de ce que nous appelons les conduites sexuelles. Cette idée, cette possibilité même d’un code moral général quadrillant les conduites sexuelles est quelque chose qui n’apparaîtra qu’avec ([et tard] dans l’histoire même du christianisme) les traités de confession – pas même les premiers, mais ceux que l’on verra se développer et se multiplier à partir du XIIe siècle. Avant cela, il n’y a pas de code général des actes sexuels. Donc le texte d’Artémidore n’est pas un code légal ou moral. C’est un document indirect qui, tout en n’ayant pas pour projet de faire la loi [mais] simplement de dire le sens, de dire la vérité, permet peut-être d’apercevoir un système appréciatif tel qu’il existait à l’époque d’Artémidore, tel qu’il existait aussi vraisemblablement bien avant lui puisqu’il est le reflet d’une tradition.
Alors comment se fait, dans le texte d’Artémidore, l’interprétation des rêves, et plus particulièrement l’interprétation des rêves sexuels ? D’une façon générale, Artémidore distingue deux formes – je reprends les mots employés dans la traduction de Festugière – de « visions nocturnes » (ce que nous appelons rêves), qui nous permettent de faire les distinctions nécessaires. Donc, deux catégories de visions nocturnes. [Premièrement,] la catégorie des enupnia, des choses qui se passent dans le sommeil, ce que Festugière traduit par les « rêves » proprement dits. Les rêves proprement dits, eux, traduisent tout simplement un certain état actuel du sujet, les affects, les passions, les états de l’âme et du corps du sujet rêveur au moment même où il rêve. Par exemple, si un sujet a faim, il va [faire un] rêve qui traduira immédiatement la sensation de faim qu’il éprouve. De même s’il a peur, de même s’il est amoureux. Disons que ces enupnia, ces rêves proprement dits, ont simplement une valeur diagnostique pour déchiffrer l’état présent, et éventuellement l’état passager du sujet qui rêve. Deuxième catégorie, ce sont les oneiroi, [terme] que Festugière traduit par « songes ». Les oneiroi (les songes) montrent, eux aussi, ce qui est (to on, l’étant). Mais ils disent, non pas ce qui est au sens d’un état passager de l’âme et du corps du sujet, mais ce qui est inséré dans la trame inévitable du temps, ce qui est dans le futur, ce qui est inscrit dans le déroulement général de l’ordre du monde. Le to on s’oppose donc par conséquent à ce que serait l’affect, l’état du sujet, tout réel que soient d’ailleurs cet état ou cet affect. Dans la mesure même où les songes (les oneiroi) disent l’étant (to on), ils agissent sur l’âme, ils la poussent vers ce futur qu’ils annoncent, dans la mesure en effet où l’individu et l’âme elle-même font partie de cet enchaînement général du monde. Il y a comme une sorte d’appel ontologique qui est fait par le rêve, appel, venant du monde lui-même et des éléments d’être qu’il y a dans le monde, vers l’âme. Le rêve n’est pas autre chose que cette sorte d’appel de l’être futur vers l’âme à laquelle il s’annonce. Et ce mécanisme du rêve, de l’oneiros qu’Artémidore explique, il le justifie, ou il le cautionne si vous voulez, [par] une série de jeux de mots qui expliquent très exactement ce qu’il entend par oneiros. Le mot oneiros, dit-il, vient premièrement de : to on eirein. C’est-à-dire que l’oneiros (le rêve) dit l’étant, dit ce qui est. Deuxièmement, le mot oneiros vient de oreignein, qui veut dire : attirer, appeler, tirer ou pousser. Et puis il y a le nom Iros, qui désigne dans l’Illiade, chez Homère, un messager. Le rêve est un messager qui tire l’âme en lui disant le vrai, en lui disant ce qui est.
De là, pour l’onirocritique, deux conséquences. La première forme de vision nocturne dont je vous parlais (enupnion : le rêve) n’est rien autre chose que la traduction de l’état de l’âme et du corps. Cet enupnion a surtout une valeur médicale, pour soi-même et pour le médecin. Il permet de savoir de quel mal on souffre. Et que ce type-là d’analyse onirocritique ait existé dans l’Antiquité, on en a des exemples ailleurs que chez Artémidore. Chez Galien par exemple, vous trouvez plusieurs exemples de diagnostics médicaux qui ont été portés par un médecin [grâce à] l’analyse d’un rêve au sens d’enupnion, dans la mesure où le rêve est une traduction immédiate d’un état d’âme ou d’un état du corps de l’individu. C’est le premier usage, médical. Mais lorsqu’il s’agit non pas d’un enupnion mais d’un oneiros, lorsqu’il s’agit donc de ce quelque chose qui annonce à l’âme l’étant, le vrai, et qui la tire vers lui, évidemment l’analyse ne va pas se faire de la même façon. Ce n’est plus une analyse diagnostique, c’est une analyse pronostique. Et ce rêve-messager, qui s’adresse à l’âme pour lui dire ce qui est, il faut le déchiffrer. Il y a deux possibilités pour cela. Soit le rêve dit tout clairement, et montre, en quelque sorte comme du doigt, en image directe, ce qui va se passer. C’est le songe dit « théorématique », qui au fond n’a même pas besoin d’interprétation. Il suffit de le recueillir et de s’en souvenir, on sait ce qui va se passer. Mais il y a bien d’autres cas dans lesquels cette annonce à l’âme de ce qui est, se fait par un rêve qui n’est pas directement la représentation de ce qui va se passera. Il existe simplement une relation analogique, c’est-à-dire que l’image rêvée ressemble à ce qui va se passer. Artémidore le dit en termes exprès : l’interprétation des songes ne consiste, à ce moment-là, en rien d’autre qu’à mettre à côté l’une de l’autre des choses semblables (la représentation du rêve et l’événement auquel il [réfère][...]).
Ce domaine d’analogie est très clair, très cohérent. D’une façon générale, à quoi un rêve sexuel se rapporte-t-il, quel est le type d’événement qu’il annonce, quel est le type d’étant auquel il réfère ? Bien sûr, au destin individuel (santé, maladie, mort), mais c’est encore le cas le plus rare. Le domaine de vérité, le domaine de réalité, le domaine d’être auquel réfère le rêve sexuel, ce qu’il annonce en fait de réalité, c’est essentiellement la vie que nous dirions sociale, la vie politique, la vie économique au sens ancien du terme. C’est de la gestion de [notre] propre existence dans la cité, dans la maison, dans la famille ou dans le corps politique, que parle le rêve sexuel. Prospérité ou revers financier, succès ou insuccès dans les affaires privées ou dans les affaires publiques, fortune ou infortune dans la carrière politique, accroissement des biens ou au contraire perte, aisance ou appauvrissement de la famille, mariage honorable ou au contraire mariage peu avantageux ou dont on aurait honte, changement de statut social : c’est tout cela dont parle le rêve sexuel. D’une façon très nette, le songe sexuel a une signification économique et politique. Il parle de la manière dont se déroule la vie, aussi bien dans l’espace de la cité que dans celui de la maisonnée, la maison, la famille. Projection donc de ce que nous appelons le sexuel sur le social.
Pour expliquer cela, il faut évidemment tenir compte d’un certain nombre de choses. D’une part, [du fait] que c’est globalement le style d’analyse d’Artémidore dans cette onirocritique ; les rêves sexuels ne sont vraiment pas les seuls à avoir cette valeur – ils l’ont d’une façon un peu plus accentuée que les autres pour [une] raison sur laquelle je reviendrai. [D’autre part,] il faut tenir compte [aussi] du fait que cette onirocritique d’Artémidore prend nécessairement le point de vue de l’homme, du mâle adulte, père de famille, du mâle qui a une activité sociale, politique, économique. Le rêveur, dans toute cette onirocritique d’Artémidore, est toujours l’homme adulte, père de famille, responsable, etc. Ce qui, bien entendu, renvoie au statut de la plupart des discours sur le sexe qui [adoptent] le point de vue de l’homme et de l’homme seulement – trait général de culture. Mais cela renvoie, aussi et surtout sans doute, au rôle de ces sortes d’ouvrages [dont] celui d’Artémidore [est représentatif]. Comme je vous le disais en commençant, l’onirocritique ne doit pas être considérée comme une simple curiosité ou une simple spéculation. Ce n’est pas un art marginal que quelques individus plus ou moins crédules pratiqueraient ou par lesquels ils se lais- seraient séduire. L’onirocritique, c’est une pratique qui doit aider et aide effectivement les hommes à se conduire. Comprendre ses rêves, savoir pourquoi on a rêvé et quelles sont les conséquences que l’on en doit tirer dans la vie quotidienne, gérer les affaires de la réalité en tenant compte, chacun pour soi, de la part de nuit qui appartient à, qui est inscrite au cœur de notre existence, c’est la raison d’être de l’onirocritique. Dire ses rêves, comprendre ses rêves, c’est indispensable pour un bon père de famille. Les surréalistes disaient : « Parents, racontez vos rêves à vos enfants ! » Eh bien, Artémidore dirait : Pères de famille, n’oubliez jamais vos rêves, n’oubliez pas de raconter vos rêves et allez consulter ceux qui savent interpréter vos rêves, car vous ne pourrez bien gérer vos affaires qu’à la condition que vous sachiez très bien ce que vous avez rêvé, pourquoi vous l’avez rêvé, ce que ça annonce, et ce qu’il faut en faire dans votre vie quotidienne. C’est un livre de père de famille, et bien entendu à cause de cela il est normal que tous les rêves, sexuels ou pas d’ailleurs, soient référés à cette réalité qu’est la vie sociale, politique, économique.
Mais je crois que les rêves sexuels sont rapportés à ce domaine de réalité d’une façon plus précise et avec plus d’insistance que les autres. Il est en effet tout à fait significatif que, à propos de ces rêves sexuels et non pas à propos des autres bien sûr, Artémidore fasse jouer un fait linguistique qui est assez clair et évident, c’est-à-dire la polysémie, l’ambiguïté de sens économico-sexuel de beaucoup de mots grecs. Dans son analyse des rêves, Artémidore fait valoir par exemple que sôma veut dire le corps, corps avec lequel on a des rapports sexuels, mais sôma veut dire aussi bien les richesses, les biens que l’on possède. Ousia, c’est la substance. La substance, ça peut aussi bien vouloir dire la substance même de la richesse, la fortune qu’on possède, [que] la substance fondamentale de l’être humain, de l’organisme, la semence (porter une semence). Blabê veut dire un dommage, aussi bien un revers de fortune, une perte d’argent, [qu’]un revers dans la carrière politique. Mais c’est aussi le fait que l’on a été agressé sexuellement et plus généralement encore le fait qu’on a été, plus ou moins volontairement, passif dans un rapport sexuel. L’ergasterion, c’est l’atelier, mais c’est aussi la maison de prostitution, le bordel. Le mot qui désigne la contrainte, comme lorsqu’on est contraint de payer une dette à celui dont on est le débiteur, c’est le même qui est employé pour désigner le fait qu’on éprouve un besoin contraignant de faire l’amour et de se libérer en tout cas de l’excès de sperme que le corps a trop longtemps retenu, a conservé en lui. On se libère de cette dette comme on se libère du sperme, etc. Et Artémidore fait reposer une grande partie de son analyse des rêves sur cette polysémie économico-sexuelle propre à langue grecque.
Donc on peut dire qu’à travers cette analyse d’Artémidore on voit percer quelque chose, que l’on peut retenir au moins pour l’instant à titre d’hypothèse, qui est ce qu’on pourrait appeler la conaturalité pour les Grecs du sexuel et du social. Avoir un rapport sexuel sous telle ou telle forme ou avec tel ou tel partenaire, et avoir une activité dans la société à l’intérieur de sa famille ou dans la cité, acquérir telle ou telle richesse, faire tel ou tel profit, subir tel ou tel revers dans les affaires privées ou publiques, c’était au fond pour les Grecs, ou en tout cas pour toute une tradition, [à laquelle] Artémidore au IIe siècle fait encore écho, presque la même chose. En tout cas, cela relevait de la même dimension, cela appartenait à la même réalité. Il y avait comme une communication immédiate, une analogie naturelle, puisque c’est bien d’analogie naturelle qu’il s’agit dans ce type d’interprétation, entre l’activité sexuelle et l’activité sociale en général. Je crois que ceci est important à saisir, dans la mesure où c’est très différent d’une perspective comme la nôtre où, bien entendu, dans notre onirocritique à nous – celle qui s’est développée évidemment tout au long du XXe siècle, mais celle [aussi] qui avait déjà commencé à se développer avant –, c’est toujours le social qui tend à être une métaphore du sexuel. Et à tout rêve à contenu social, parlant de revers de fortune, de succès politique, on demande quelle vérité sexuelle il cache. Dans l’onirocritique d’Artémidore, c’est exactement le contraire. À un rêve sexuel on demande la vérité politique, économique, sociale qu’il dit. Dans notre onirocritique à nous, cette possibilité de décoder en termes sexuels des contenus sociaux du rêve repose sur le postulat qu’il y a une discontinuité de nature entre le sexuel, ou en tout cas le désir, et le social.a Il a fallu entre [les rêves] et leur contenu [un] barrage, il a fallu une hétérogénéité de principe et tous les mécanismes de répression et de conversion, pour permettre de faire dire à l’un la vérité de l’autre. Au contraire, dans l’onirocritique grecque, on a affaire à une sorte de continuum du social et du sexuel, continuum dans lequel la polysémie du vocabulaire sert d’échangeur permanent. C’est là le cadre général dans lequel on peut interroger le texte d’Artémidore.
Michel Foucault
Extrait de la leçon du 21 janvier 1981 / notes absentes
Sur le Silence qui parle
Présentation de l’Abécédaire Foucault / Alain Brossat / Marco Candore / Librairie Texture 27 juin Paris
Abécédaire Foucault / Alain Brossat
Abécédaire d’un mort-vivant / Joachim Dupuis
Catégorie Foucault

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photo : le Corps collectif

Constellations : Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle / Collectif Mauvaise troupe / Introduction

De ce début de siècle, nous avons encore le souvenir. De ses révoltes, de ses insoumissions, nous sommes nombreux à ne rien vouloir oublier. Nous savons pourtant que nous vivons dans un monde qui s’en emparera, nous en dépossédera afin que des enseignements n’en soient jamais tirés, et que rien de ce qui est advenu ne vienne repassionner les subversions à venir.
Pour extirper cette mémoire d’un si funeste destin, nous avons fait un « livre d’histoires ». Des histoires de rétifs, d’inadaptés, des histoires de lutte contre ce même ordre des choses qui menace aujourd’hui de les ensevelir sous son implacable actualité. « Ne faites pas d’histoires », c’est le mot d’ordre imposé par une époque piégée dans le régime de l’urgence et des plans de redressement. Ne faites pas d’histoires, et suivez le courant. L’économie répondra à vos besoins, les aménageurs assureront votre confort ; la police garantira votre sécurité, l’Internet votre liberté, et la transition énergétique, votre salut.
A contrario, les histoires de cet ouvrage injectent du conflit dans la paix sociale, viennent mettre du trouble là où devraient régner le contrôle et la transparence ; elles reflètent la recherche d’un certain ancrage dans un présent qui partout se défausse. Ce sont des histoires d’expérience et de transmission contre la dépossession, d’enracinement et de voyage contre l’anéantissement des territoires, d’intelligence collective contre l’isolement et l’exploitation. Elles parlent de jardins, de serveurs web, de stratégies, de fictions, de bouteilles incendiaires, de complicités, de zones à défendre, de free parties, d’assemblées, de lieux collectifs… Des histoires à vivre debout et à donner du souffle.
À une vaine recherche d’exhaustivité – le multiple ne se rendant jamais si mal que dans un catalogue – nous avons préféré la force d’évocation de quelques expériences riches des mondes qu’elles contiennent et des passerelles qu’elles nous dévoilent.
Elles sont devenues pour nous autant d’étoiles. Certaines sont mortes, et pourtant leur lumière continue de nous parvenir ; d’autres brûlent encore à l’heure où l’on écrit. Entre elles, des zones d’ombre persisteront, et c’est bien ainsi.

La question révolutionnaire
S’il y a de l’histoire à écrire sur la décennie, c’est à partir de cette kyrielle d’expériences qui viennent reposer la question révolutionnaire. Nous disons « reposer », sans avoir à décréter si oui ou non cette question s’était éteinte dans les années 90 (voire 80). Nous disons « question révolutionnaire » parce que nous nous demandons bien ce que c’est, la révolution. La vieille conception héritière du bolchevisme – la révolution comme prise du pouvoir – est battue en brèche depuis des décennies et n’existe même plus comme pôle de tension. Reste que les façons de déposer le pouvoir sans le prendre sont peu référencées, et que l’imaginaire qui se dessine autour est loin d’être saillant et univoque (disons plutôt qu’il est pâle et divers…).
Au-delà du sentiment largement partagé d’un monde invivable, ce qui manifeste cette reprise, la voix qui formule la question, ce sont les existences embarquées dans cet élan, brutalement ou petit à petit, au cours des dernières années. Des vies qui se lient aux aspirations révolutionnaires, qui s’y construisent, s’y rencontrent et y tiennent. Leurs multiples voix se mêlent à d’autres, beaucoup plus nombreuses, jusqu’à vibrer ensemble en quelques occasions (durant des mouvements comme l’antimondialisation ou le CPE, et à leur suite). Elles se mêlent à toutes celles qui, par leurs petites dissonances quotidiennes, marquent le tempo. Se forme alors un ensemble parfois cacophonique, dont aucun des éléments ne connaît la partition à l’avance.
C’est peut-être ce qui s’impose à nous en premier lorsque nous abordons cette histoire : ce qui s’en dégage de plus profondément politique se niche jusque dans les plis de l’existence. Les gestes les plus quotidiens se font des moments de la lutte, tandis que les grands événements ne résonnent pas sans dessiner de nouveaux devenirs aux êtres. Là où « faire de la politique » rimait jadis avec critique et « engagement », se font désormais écho des existences prises entièrement dans l’idée de tenir ensemble la lutte et la vie. Comment pourrait-on en effet s’engager – au sens sartrien – dans nos vies ? Si elles portent dans leurs formes mêmes le combat, il n’est plus question de sortir militer, mais bien de partir de là où l’on est, de conjointement « vivre et lutter », dans une tension jamais résolue.
Nous parions également que cette galaxie d’expériences singulières se laisse lire comme une offensive. Il n’est plus, à notre sens, de sujets révolutionnaires identifiés comme les tenants d’un grand bouleversement à venir. Plus non plus – ou trop pour être regroupées dans un instant décisif – de Bastilles à prendre. Difficile dans ce cas de trouver des mots : tout cela constitue-t-il un mouvement ? Une génération politique ? La révolution reste à l’état de question, dont le livre n’est pas une réponse, mais à laquelle chaque texte se confronte, forgeant ainsi des outils à utiliser et à affûter dans les temps à venir.
Nous avons donc suivi des intuitions, des hypothèses, contenues dans toutes ces tentatives d’inscrire le combat à même l’existence. Ce sera pour beaucoup l’histoire d’aiguillages qui mènent vers des voies inattendues, qui creusent des fondations et se maintiennent dans leur bouleversement. « Partir de là où l’on est » désigne cette densification qui joue avec les frontières, tant territoriales qu’identitaires, et qui prend en compte aussi bien l’idée d’une origine, que celle d’un nécessaire mouvement. C’est l’existant mêlé aux possibles qu’il contient, et que fait circuler, en son langage propre, l’imaginaire. Et comme il n’existe pas d’îlot, pas d’oasis pour échapper à un ordre des choses qui a achevé depuis longtemps de se répandre aux quatre coins du globe, une telle exploration relève du combat.
Ce combat trouve son sens dans ses apparitions présentes ; non en un quelconque âge d’or à venir mais dans les expériences qui en constituent la texture. Les programmes ont été enterrés. Et c’est bien justement l’absence d’idéologie qui nous rend la révolution désirable, autant qu’elle la fait discrète. Néanmoins, il est bon quelquefois d’édifier des repères juste devant nos pas : « avoir des pistes », « esquisser des chemins ». Ces histoires sont de celles qui donnent le goût de l’inconnu, qui bâtissent leurs plongeoirs au bord des abysses d’avenir.

Ceci n’est pas un livre d’Histoire
« Tout ce à quoi on s’adosse pour se retourner vers l’histoire et la saisir dans sa totalité, tout ce qui permet de la retracer comme un patient mouvement continu, tout cela, il s’agit systématiquement de le briser. Il faut mettre en morceaux ce qui permettait le jeu consolant des reconnaissances. […] L’histoire sera « effective » dans la mesure où elle introduira le discontinu dans notre être même. » / Michel Foucault

L’historiographie classique perçoit le temps comme un flux continu, régi par la loi de causalité. Un événement succède logiquement à l’autre, le présent est aisément défini par le passé, et donc l’avenir est d’ores et déjà prévisible à travers même le regard jeté sur le présent. C’est ce flux temporel qui conduit l’humanité vers le perfectionnement, c’est lui, le Progrès en marche (qui induit le fait de masquer les failles et les échecs).
A contrario, nous ressentons deux nécessités : tracer les pistes de demain sans étourdir l’inconnu, et sauver le passé, « l’arracher au conformisme qui, à chaque instant, menace de lui faire violence ». La conception de l’histoire que nous avons adoptée n’est donc en aucun cas celle de l’historien, car « notre histoire » se trouve constamment prise dans nos présents, et tendue vers l’avenir. Rien n’est moins neutre que de tenter d’écrire l’histoire. Mais à la différence de l’histoire « officielle » qui vise à se confondre avec la vérité, nous assumons notre point de vue, notre absence de neutralité. C’est pourquoi ce livre s’organise en « constellations » : le ciel, comme le passé, se lit, et les étoiles se relient selon l’œil qui les regarde. Nos yeux ont tracé des ponts, ont tissé les fils faits de l’assomption d’un parti pris particulier. Ce parti pris, nous le disons « politique », en ceci qu’il envisage dans chaque situation les possibles qu’elle recèle et la force qui en émane. « Contrairement à la perception naïve, c’est-à-dire non politique, du présent, qui n’y découvre jamais que la répétition ou la trace d’une situation déjà dé-passée, la lecture politique d’une constellation donnée sera celle qui, en quelque sorte, la déplacera d’un cran en direction de l’avenir. (Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire)» Ce déplacement ne s’opère que si l’on considère des fragments de temps dans leur singularité, comme porteurs d’une disposition au changement, à l’imprévu, au possible.
Les quatre parties intitulées « trajectoires politiques » sont les seules parties qui, sans structurer le livre, sacrifient au temps chronologique. Parce que notre vécu s’éprouve aussi entre des « avant » et des « après », parce que nos expériences se laissent également saisir comme un enchaînement, comme une sédimentation, ces trajectoires serpentent au rythme saccadé des luttes : depuis le mouvement anti-mondialisation au tournant des années 2000, pour (ne pas) finir à l’automne 2013, période de bouclage des derniers textes.
S’il y a un sens à isoler cette entité historique – de la même façon que le périmètre géographique du livre ne s’étend pas trop au-delà des frontières françaises – c’est certes depuis une expérience partagée propre au collectif à l’origine de cet ouvrage. Mais c’est également parce qu’elle trouve sa cohérence dans l’apparition d’une mémoire commune dépassant les groupes et les individus. Les cabanes perchées dans les arbres du parc Mistral éclosent à nouveau à la ZAD, sur un même air de famille indignados et antimondialistes encerclent les lieux du pouvoir, et les blocages du mouvement des retraites de 2010 matérialisent quatre ans plus tard le slogan « bloquons tout ! » des anti-CPE. Des pratiques et des idées réapparaissent et s’affinent alors qu’on les croyait oubliées. Un des enjeux de ce livre consiste précisément à entretenir et à étendre ce partage au-delà d’une commune présence aux choses et aux événements, affermissant ainsi une communauté d’expérience par-delà les générations et les frontières.
S’il nous semble important de ne pas évacuer toute dimension chronologique, notre ambition se situe pourtant dans une rupture avec celle-ci. En reliant nos étoiles au mépris du calendrier, l’établissement de constellations tente d’enjamber les écueils de l’historiographie. Il permet d’employer un temps « qualitatif », qui considère chaque instant dans sa spécificité unique, et non comme une simple transition entre celui qui le précède et celui qui le suit ; un temps qui permette d’appréhender le présent comme ouvert sur une multiplicité d’avenirs possibles. Penser en termes de « constellations » transmue alors le temps linéaire en « temps des possibles », permettant la constitution d’une histoire commune, transverse, avec le lecteur.
« L’histoire des opprimés est une histoire discontinue », alors que « la continuité est celle des oppresseurs », disait Walter Benjamin. La continuité historique est l’illusion entretenue par la « mythologie des vainqueurs » afin d’effacer toute trace de « l’histoire des vaincus ». Cette terminologie est quelque peu vieillie, mais continue néanmoins à nous toucher, même si nous refusons de nous déclarer, d’avance, « vaincus », comme nous rechignons à désigner des « vainqueurs » de toujours. Pourtant, l’histoire telle que nous la percevons emprunte à la « tradition des opprimés » quelques-uns de ses ressorts. Elle naît des ruptures du tissu historique, des sursauts et des révoltes, sans être pour autant amnésique. L’écrire sans la trahir, c’est emprunter à cette tradition ses traits spécifiques : sa non-linéarité, ses ruptures, ses intermittences. Les constellations figurent ces césures, cet arrêt du temps (puisqu’elles figent des situations et des événements). « Arracher à la seconde qui passe la charge explosive qu’elle contient », voilà l’utopie contenue dans le ciel des constellations…

« Nous avons moins besoin de grands récits, fussent-ils de la libération, que d’un peuple de conteurs. »
Les récits qui se donnent à lire dans ce livre sont éminemment pragmatiques. Ils trouvent leur source et leur sens au ras des événements, au ras de l’existant. Ils se racontent et se construisent depuis ceux qui font, vivent et se battent. Ils ne constituent pas seulement un corpus dont nous nous inspirons : ces étoiles sont directement la substance, le corps de cette histoire immédiate. Nous ne partons pas, ou plus, d’une origine vierge de tout enseignement depuis laquelle on déploierait de la spéculation et de la prospective à l’envi. Si cet ouvrage se projette, donne à penser et élabore, c’est au milieu du vécu, des tentatives, des échecs et des avancées de celles et ceux qui ont fait cette histoire. Réfléchir depuis ce point, au milieu d’une telle matière, c’est subir l’inconfort de se retrouver souvent bloqué par le poids du réel et de ce qui le façonne. Mais quand enfin une piste, un axe de lecture et de compréhension du monde se dessine, c’est avec d’autant plus de force qu’il se déploie, qu’il nous embarque.
Les mots peinent parfois à rendre compte de la texture d’une époque ; la forme-livre se prête à ce que des images viennent les seconder, en étant par elles-mêmes porteuses de récit. Les dessins qui viennent ponctuer le livre sont ainsi issus d’une composition à quatre mains, où les traits, les collages et l’aquarelle déploient graphiquement chaque constellation. Les « trajectoires politiques » sont, quant à elles, ouvertes par des affiches et des photographies, ces dernières étant pour la plupart tirées du travail du collectif de photographes « tendance floue », qui s’attache depuis plus de 20 ans à raconter le monde au travers de regards singuliers.
Le collectif d’écriture, d’une douzaine de membres qui se sont pour une part rencontrés dans le processus d’élaboration du livre, s’est trouvé au cœur des événements et des questions qui le traversent. Au cours de nos deux années de travail, durant lesquelles ont été collectés les contributions et témoignages qui constituent la matière de cet ouvrage, huit constellations nous sont apparues : que signifient aujourd’hui déserter et quitter les sentiers battus ? Comment apprendre et savoir faire lorsque les voie habituelles de la transmission mènent à des impasses ? Comment faire la fête quand règnent les festivités ? Que peut encore vouloir dire habiter quelque part ? Mais aussi : qu’est-ce qu’un imaginaire en révolte ? Peut-on se plonger dans le grand bain de la numérisation générale sans s’y noyer ? Que peut signifier « intervenir politiquement » après tant de déconvenues des mouvements révolutionnaires ? Et quelles seraient les pistes pour parvenir à s’organiser sans recourir aux affres des organisations ? Émaillant ces huit constellations, un « chœur », voix polyglotte du collectif d’écriture, accompagnera le lecteur. Il énoncera leurs enjeux, donnant aussi quelques précisions sur les choix et les sélections de textes. Cette parole n’a pas pour ambition de surplomber les récits d’expérience d’un « nous » omniscient, mais de permettre de prendre ensemble ce foisonnement, de le comprendre comme constitutif d’une dynamique qui trouve des cohérences fortes. Pour autant, le « nous » dont ce chœur se fait la voix ne se confond pas avec les voix singulières des différentes contributions.
Chaque constellation est à la fois une porte, une sortie, un passage. En suivant les étoiles filantes esquissées à la fin de certains textes, une lecture transversale se dessine, faite de sauts entre des contributions dont la proximité est différente de celle qui a lié les constellations. L’amoureux des cabanes en bois qui se plongera dans la partie savoir-faire y trouvera de nouvelles routes vers l’intervention politique ou l’habiter. L’habitué des teufs techno tracera peut-être son chemin des fêtes sauvages vers la constellation de l’imaginaire, avant de revenir à celle des désertions. C’est aussi cette rencontre de mondes qui parfois s’ignorent que ce livre propose. Nous ne doutons pas que certains y trouvent des absences, peut-être insaisissables depuis le regard que nous avons choisi de porter. Nous souhaitons justement qu’elles fassent naître l’envie de compléter cette histoire, qui n’a de cesse de se dérouler, qui trop rarement s’écrit. Pour cela, entre autres espaces possibles, nous avons ouvert un site internet où se retrouveront les textes de cet ouvrage (sur le principe du lyber), les documents d’époques cités, ainsi que d’autres contributions qui viendront le prolonger : constellations.boum.org. Ce livre ne sera jamais, nous l’espérons, un objet clos, fini, univoque. Nous l’envisageons comme un fragment sur lequel viendront s’aimanter d’autres fragments.

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