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Archive journalière du 14 mar 2014

Le parti pris des animaux / Jean-Christophe Bailly / samedi 15 mars présentation de Chimères n°81 Bêt(is)es à la galerie Dufay/Bonnet

Singes
Le plaisir qui vient des animaux
de leur existence
- du fait qu’ils existent -
vient d’abord de ce qu’ils ne sont pas comme nous
de ce qu’ils sont différents :
ce n’est pas seulement que nous partagions le monde
avec eux
avec d’autres êtres donc, qui le regardent et le traversent
qui y vivent et y meurent
c’est qu’ils vivent, auprès de nous ou loin de nous
chats ou chauves-souris
chiens ou tigres
ou singes
dans d’autres mondes

or entre tous les animaux le singe a cette particularité
on le sait bien
d’être de nous le plus proche
et ce statut de presque-humain
d’humain non abouti, ou raté,
le prive de ce qu’il est
lui-même et pour lui-même
pas une « altérité » présentée sans fin et sans finesse aux hommes
comme un miroir déformant
mais une différence
un départ
pas un départ
mais des départs différents
des vies différentes, distinctes
selon les espèces
et les individus qui les composent

ainsi, au lieu de considérer tout ce qui chez le singe
s’approche
devrions-nous considérer tout ce qui chez lui
s’éloigne
ainsi, au lieu de prendre la mesure de ce qu’il sait
ou saurait faire
plus ou moins bien
plus ou moins comme nous
à savoir, compter, reconnaître des signes,
se regarder dans un miroir, se servir d’un outil, etc.
devrions-nous peut-être admirer tout ce qu’il fait
et que nous ne savons pas faire, pas faire du tout
tout ce qui de façon certaine constitue son langage et son monde
un monde plaisirs et de peurs,
de bonds et de retraits
dont nous n’avons même pas idée

ce monde peut s’apercevoir
- pas au cirque où le singe est réduit
péniblement à son rôle de double décalé et de clown
offert gratis au narcissisme humain
un peu au zoo où malgré l’enfermement
parfois habilement masqué
il est déjà un peu chez lui
où en tout cas il n’est pas déguisé et n’a ni tambour ni jupette
où il est lui-même, abandonné à lui-même
dans l’être à l’abandon du zoo
mais là où l’on peut vraiment le rencontrer
et bien sûr
c’est chez lui, dans la nature
dans ce qui reste de nature
c’est-à-dire, pour l’essentiel, dans des réserves
- savoir si les réserves, les espaces consentis aux animaux sauvages
ne sont pas eux aussi des sortes de zoos masqués, c’est une autre histoire
, que nous laisserons de côté -
mais enfin ils sont là, avec les autres, libres de leurs mouvements,
et c’est là, chez eux, devant eux, qu’il faut parler à leur propos
de danse :
d’une incroyable chorégraphie discontinue
de tensions flexibles
:
un jour, dans la réserve d’Amboseli au Kenya
(nous travaillions, Gilles Aillaud, Franck Bordas et moi à l’
Encyclopédie de tous les animaux, y compris les minéraux)
j’arrêtai la voiture pour admirer avec mes compagnons
une petite troupe de vervets qui se tenait sur le bord de la piste
(les vervets sont de petits singes très beaux et très agiles,
de véritables concepts de singes)
et ces vervets, au lieu de se prêter craintivement et à distance
à l’observation, à l’exception d’une mère portant son petit
et qui resta à quelques pas,
se ruèrent alors sur la voiture
dont les fenêtres étaient restées ouvertes
s’y livrant à des tentatives de chapardage et à des acrobaties
, pas des acrobaties d’acrobates de notre espace
mais des obliques et des courbes qui venaient
couper notre espace, le triturer et le réduire en miettes
: aucune frontalité, aucun point de fuite, aucune perspective
aucune précaution, aucune géométrie
mais un festival all over de ruptures comme s’ils avaient grimpé
le long de rubans de Moebius virtuels
ou saisi des lianes incolores
se comportant le long de ces voies élastiques et discontinues
comme des projectiles
c’est-à-dire comme des envoyés
des envoyés d’un autre espace
sans commune mesure avec le nôtre
espace pourtant frappé par des mains, des queues et des pattes
par de petites mains noires aux ongles finement manucurés
mains qu’il peut arriver, et cela arriva,
de serrer, bonjour, dans un moment de répit
dans une pause du ballet improvisé

: contact passager et frêle avec eux, avec leur monde
on serre la main d’un ami
on sait qu’il se méfie, qu’il est prêt à trahir
aussitôt par un bond en retrait le contrat silencieux
qu’on vient de nouer avec lui, avec ses petits yeux vifs
mais la chose a lieu, a eu lieu,
et c’est comme si l’on avait touché quelqu’un
qui habiterait à l’intérieur d’un labyrinthe
qui pour nous n’est qu’une boîte optique
et qui connaîtrait chaque coin ou recoin de ce labyrinthe
labyrinthe ou structure, il faut le dire,
écrite dans les trois dimensions de l’espace
la surface n’existant pas pour les vervets
qui se meuvent dans une marelle spatiale
fragile et déconcertante

ce qui est dit du vervet valant aussi, par exemple,
pour le colobe, mais
seulement jusqu’à un certain point et d’abord
parce qu’au colobe on n’irait certes pas serrer la main
: plus grand que le vervet, il est, lui, un roi-voleur
qui se joue de tout dans les hauteurs suspendues
on dirait, à le voir sauter de branche en branche
avec une précision de saltimbanque hyper entraîné
souple, tellement souple,
qu’il vient de voler un manteau
et qu’il l’emporte vers la canopée
mais ce manteau, justement, est à lui,
il est ce manteau noir et blanc qui virevolte
énorme cape dont il se sert presque comme d’une voile
qui faseyerait légèrement dans les descentes

ce qui vient à l’esprit quand on voit le colobe
c’est tout ce que notre fameuse posture
- la station debout du bipède confirmé -
a dû abandonner pour être
tout ce qu’elle a dû laisser sur les côtés et rejeter
à commencer par cette longue queue enroulante et tactile qui
, chez le colobe, se termine par un toupet blanc et remplace
allègrement le pouce qu’à la différence des autre singes il n’a pas

sans doute est)il instructif et intrigant
de constater que chimpanzés ou bonobos se servent de casse-noix
mais peut-être pourrait-on aussi ne pas oublier que la queue est un outil
un outil et une parure pour nous totalement perdus

avec les vervets et les colobes
(ou avec les merveilleux magots de l’Atlas
qui se désaltèrent en hiver avec des feuilles couvertes de givre
qu’ils sucent comme des esquimaux)
nous ne sommes pas du côté hominien
nous ne sommes pas vraiment du côté de ce qui
chez les primates
entraîne aux comparaisons avec l’homme
et c’est même pour cela que je les ai choisis
pour la libre et agile façon dont ils écrivent leur différence
en se laissant glisser sur les fibres d’air de la forêt ou de la savane

mais portant
et ici la petite poigne de cuir du vervet joue aussi son rôle
nous ne pouvons pas éviter la question
la question que nous nous posons toujours et depuis toujours
devant ces frères, ces faux frères ou ces vrais cousin
et qui est celle, justement, de ce cousinage :
fraternité si étroite qu’elle monte chez le bonobo
jusqu’à 98,6% de matériel génétique commun
: de telle sorte qu’il ne faut pas une longue réflexion
pour se demander si la frontière par nous placée
entre eux et nous
est bien étanche
et si leur communauté nous est franchement et tout entière opposable

ce ne sont même pas les similitudes frappantes ou les considérations
sur les facultés d’apprentissage des primates qui doivent compter ici en premier
c’est, ce serait d’abord leur regard
ce regard qu’ils nous renvoient et qui
au lieu de nous clouer au sol
suppose l’existence d’un espace de délibération et de transfert

Jean-Christophe Bailly
Le parti pris des animaux / 2013

Singes
Album : Singes

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Samedi 15 mars :
présentation de Chimères n°81 / Bêt(is)es à la galerie Dufay/Bonnet

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