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Archive journalière du 7 jan 2014

Contre Dieudonné, mais sans Valls / Edwy Plenel

Dès 2008, Mediapart alertait sur l’antisémitisme obsessionnel de Dieudonné. Plus de cinq ans après, nous nous sentons d’autant plus libres de refuser le piège tendu par le ministre de l’intérieur, Manuel Valls : se saisir du prétexte Dieudonné pour porter atteinte à nos libertés fondamentales. Cette politique de la peur, qui instrumentalise un désordre contre la démocratie, est le propre des pouvoirs conservateurs.

Un crime se prépare, et nous n’en serons pas les complices. Oui, un crime, c’est-à-dire un attentat contre les libertés. En République, du moins en République authentiquement démocratique, la liberté d’expression est un droit fondamental, tout comme la liberté d’information. Ce qui signifie qu’on ne saurait censurer au préalable l’une ou l’autre de ces libertés essentielles. On est en droit de leur demander des comptes de ce qu’elles disent, de leurs opinions ou de leurs informations. De les poursuivre en justice, de les faire condamner par des tribunaux. Mais seulement a posteriori, sans porter atteinte a priori aux droits fondamentaux qui font la force, et non pas la faiblesse, des démocraties : le droit de dire, le droit de savoir.C’est avec cette tradition républicaine qu’entend rompre, pour la première fois depuis la guerre d’Algérie, un gouvernement élu à gauche, essentiellement socialiste, à l’initiative de son ministre de l’intérieur, Manuel Valls. Dans la longue marche des libertés, où la gauche militante fut souvent aux premiers rangs, il fut acquis depuis un bon siècle que la loi ne pouvait interdire a priori un spectacle, quel qu’il soit. S’il créait des désordres, s’il portait atteinte à des personnes, s’il insultait et diffamait, l’arme démocratique ne pouvait être celle de l’interdiction administrative, où l’État s’érigeait en gardien des bonnes mœurs et des idées conformes. Seule la justice, jugeant publiquement et contradictoirement des faits après qu’ils eurent été commis, au grand jour et non pas dans le soupçon d’un procès en sorcellerie, peut les sanctionner.Or c’est cet héritage démocratique que la circulaire adressée le 6 janvier aux préfets par le ministre de l’intérieur entend remettre en cause (la télécharger ici en format PDF). Les « spectacles de M. Dieudonné M’Bala M’Bala » en sont le prétexte. Oui, le prétexte. Car la réalité délictuelle des spectacles de Dieudonné, militant antiraciste devenu propagandiste antisémite, n’a rien de nouveau. Nous nous en étions émus, ici même, fin 2008, après qu’il eut fait monter sur la scène du Zénith le négationniste Robert Faurisson pour lui décerner le « prix de l’insolence » dans une mise en scène clairement antisémite, assumant sans fard la diffusion d’une idéologie criminelle. Cinq ans après, Manuel Valls fait semblant de découvrir la perdition dieudonnesque et son abjection, au point de la transformer en sujet numéro un d’ordre public, loin devant les misères économiques, sociales, urbaines, qui minent et divisent le pays.À deux reprises, la circulaire Valls utilise l’adjectif « exceptionnel » pour qualifier ce qu’elle entend légitimer : une intervention de l’autorité administrative, de l’État, de ses préfets et de sa police, pour interdire les supposés spectacles de Dieudonné, devenus de fait meetings antisémites. Ce n’est pas un hasard, car il s’agit bien d’introduire un État d’exception au nom du combat, évidemment légitime, contre le racisme et l’antisémitisme. Mais c’est ici que s’ouvre le piège tendu à tous les démocrates et à tous les républicains, ce chemin où la liberté s’égare dans l’interdiction préalable de ceux qu’elle estime être ses ennemis, les ennemis de la liberté. S’égare et se perd durablement car, demain, après-demain, d’autres viendront qui énonceront leurs propres critères des libertés bienséantes et, du coup, se sentiront libres d’interdire sans frais ce qui les dérange ou leur déplaît.Seul le droit, et donc le juge, avec ses jurisprudences, ses instances, ses recours, ses débats contradictoires, ses héritages procéduraux, les lois, la Constitution française et les traités européens, peut protéger nos libertés. Laisser l’État en devenir le maître, de façon « exceptionnelle », c’est ouvrir la porte à l’arbitraire. « Quand une démocratie est attaquée dans ses fondements, elle se montre forte quand elle applique ses principes. Elle est faible si, face aux extrémismes, elle les abdique » : dans un communiqué lumineux, dont ce sont les deux premières phrases, la Ligue des droits de l’homme a, dès le 6 janvier, critiqué la voie empruntée par le ministre de l’intérieur, ces « interdictions préalables au fondement juridique précaire et au résultat politique incertain, voire contreproductif » (lire le communiqué intégral sous l’onglet « Prolonger »).La Ligue des droits de l’homme parle d’expérience. Née des combats fondateurs de l’affaire Dreyfus, contre l’antisémitisme français, la Ligue des droits de l’homme fut aussi marquée, à ses débuts, par le refus des « lois scélérates » par lesquelles la jeune Troisième République avait cru se défendre des attentats anarchistes en portant atteinte à la liberté d’expression des intellectuels de l’anarchie, de leurs idées et de leur propagande. L’un des jeunes juristes, auditeur au Conseil d’État, qui lui fournit alors l’argumentaire en droit pour refuser ce piège où la démocratie prétendait se défendre en se reniant n’était autre que Léon Blum, par la suite figure du socialisme français des origines et président du conseil du Front populaire.

La politique de la peur des néo-conservateurs
Avec Manuel Valls, mais aussi François Hollande qui l’a soutenu depuis un pays pourtant peu connu pour son attachement aux droits de l’homme, l’Arabie saoudite, ou Aurélie Filippetti qui, à cette occasion, transforme son poste en ministère de l’ordre culturel, avec Valls donc, nous sommes bien loin de cette tradition démocratique de la gauche française.
En revanche, nous sommes bien plus proches de la nouveauté politique incarnée, outre-Atlantique, par les divers courants néo-conservateurs qui, à droite comme à gauche, se saisissent des désordres apparents des nations et du monde pour restaurer des dominations ébranlées et fragilisées. Intellectuellement, l’argument invoqué pour interdire sans procès Dieudonné est le même qui, aux États-Unis, a légitimé le Patriot Act qui mit en cause les libertés fondamentales américaines au prétexte des attentats du 11 Septembre. Et, en pratique, le résultat sera aussi désastreux, produisant de nouveaux désordres plutôt que d’instaurer de durables apaisements.
C’est bien pourquoi les défenseurs des libertés s’alarment tout comme nous, sans pour autant faire l’once d’une concession à la posture victimaire prise par l’agresseur antisémite Dieudonné. Dans un entretien fort pédagogique au Monde, l’universitaire Danièle Lochak explique pourquoi « l’on doit se méfier de toute interdiction préventive prononcée par une autorité administrative », précisant : « C’est le prix à payer dans une démocratie qui entend veiller à la défense des libertés » (lire ici). Et, sur son célèbre blog « Journal d’un avocat », Maître Eolas s’en prend avec autant de rigueur juridique que d’humour dévastateur aussi bien à Dieudonné qu’à Manuel Valls, expliquant « pourquoi il ne faut pas faire taire Dieudonné mais ne pas l’écouter non plus » (lire là).
Enfin, à sa manière sobre au point de paraître abrupte, un ancien ministre de l’intérieur socialiste peu suspect de laxisme, Pierre Joxe, a laissé entendre, dès le 2 janvier, tout le mal qu’il pensait du chemin régressif emprunté par son successeur : « Peut-être que j’avais de meilleurs conseillers juridiques que lui… » (c’est à écouter, sous l’onglet « Prolonger », à 8 min 40 sec de la vidéo, avec, auparavant, une brillante illustration de ce que serait une authentique politique de gauche en matière de justice et de sécurité).
Imposant son duel avec Dieudonné comme le feuilleton médiatique du moment, Manuel Valls fait tout bêtement, et sinistrement, du Nicolas Sarkozy. Il exacerbe, hystérise, divise, dramatise, pour mieux s’imposer en protagoniste solitaire d’une République réduite à l’ordre établi, immobilisée dans une politique de la peur, obsédée par la désignation d’ennemis à combattre, tournant le dos à toute espérance transformatrice, authentiquement démocratique et sociale. Avec cette politique avilie, réduite aux émotions sans pensées, aux réflexes sans débats, aux urgences sans discussions, nous voulions en finir en 2012, et hélas nous y sommes toujours.
Sous Nicolas Sarkozy, dès 2009, nous nous étions retrouvés dans cette chanson de Rodolphe Burger qui proposait d’être, de nouveau, rassemblés « ensemble »« mais sans toi », ajoutait le refrain pour désigner celui-là même qui dressait la France contre elle-même.
Et c’est en repensant à cette chanson-manifeste que nous nous dressons, aujourd’hui, contre Dieudonné, mais sans Valls.
Edwy Plenel
Contre Dieudonné, mais sans Valls / 2014
Publié sur Mediapart le 7 janvier 2014
Lire également sur le Silence qui parle :
Dieudonné-Soral : l’anticapitalisme des imbéciles
La nécropolitique à la française / Beatriz Preciado
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Ernest Ernest, l’idée de révolution / Noemi Lefebvre

Ceci n’est pas un livre mais une œuvre d’ouvrier, typographe inventeur, faber et sapiens, artisan et artiste. Le dessinateur de lettres Philippe Millot a pris le temps qu’il faut, c’est long souvent d’attendre sa composition mais c’est comme ça, Millot ne se plie pas aux saisons des ventes mais au vent des saisons, il suit le libre cours des idées dissociées, un travail à l’envers des livres en papier trop blanc, trop glacé, tirés comme un lapin à l’imprimante laser, collés vite fait, développés en série sans graphie et sans la nostalgie de dactylographie, celle à deux doigt des commissariats d’avant, je veux dire avant la révolution, la seule dont on parle dans tous les journaux, aussi le Figaro,  révolution mondiale sans Internationale,  qui ouvre une ère nouvelle, qui fait l’histoire, paraît-il, plus que le sang versé, une technologique, victorieuse, numérique.
Alors pas d’urgence à en faire l’article, de ce livre qui n’en est pas un, il n’y a ni rentrée ni sortie littéraire, il n’y a ni lectorat ni forces de vente mais des lecteurs, toi, si tu veux Camerado, si ça te dit d’aller dans une librairie, celle que tu voudras, parce que ça s’échange là, contre neuf euros, quatre-vingt pages, chez Cent pages.

Camerado, this is no book,
Who touches this touches a man
(Walt Whitman, So long ! Leaves of grass)
Le livre avertit, à la fin, que ce n’est pas un livre, que ce livre est un homme, et en effet il y a un homme. C’est le littérateur, il est avec Ernest et Ernest, ses deux amis, il le dit, tous les trois enveloppés, frais comme du maquereau dans le journal, les vieilles nouvelles du jour, sur la même page, à la une de France Soir du 12 octobre 1967, le bébé de Sacha Distel, au Vietnam la bataille de Con Thien, le règlement officiel anti-dopage qui entrera en vigueur le 1er janvier 1968, Josephine Baker qui veut adopter un bébé coréen et au milieu une photo, le Che, le corps de Che Guevara montré par les Boliviens, mais d’abord, en gros titre, cette histoire de viande de cheval avariée qui intéresse les gens. Les gens de quoi ils parlent alors que le Che est mort, sa tête de mort en première page, ou après, sur des briquets et des agendas de lycéens, les gens, tout le temps, à croire, ils parlent de la viande de cheval.
Le littérateur se souvient de la viande pourrie, « dans Potemkine, on voit les marins qui, juste avant de se mutiner, refusent une viande où grouillent des vers et que les officiers prétendent parfaitement comestible. Après c’est la fusillade dans la ville et les morts tombent » (64). Les morts ils tombent où maintenant ? de quoi meurent-ils ? De cheval ? Plus trop. Un peu sans doute, mais soyons clairs, moins que d’autre chose. Les problèmes de viande ne provoquent plus, dans l’ouest européen, qu’un effroi diffus, celui des rumeurs vraies qui parcourent le monde mondialisé de la grande distribution, maladies du poulet, trafics des abbatoirs, porcs aux antibios tranchés sous cellophane. On a la peur molle de ce qui fait mourir sans ennemi en face, peur intime de ce qui ne se voit pas, depuis les microbes de l’enfance de ma grand-mère, déjà avant quatorze (le quatorze du vingtième, pas le nouveau quatorze dont on ne sait encore rien sinon qu’on va parler beaucoup de cette Grande guerre, la première, qu’on préfère ) et puis les pesticides, les virus, les bestioles dans les ordinateurs et les ondes électromagnétiques, invisibles menaces venues des téléphones, ça fait vachement peur alors nous purifions tout et nous vivons sainement, nous élevons nos enfants aux produits de la ferme et nous ne fumons plus, nous ne buvons qu’à peine, nous baisons comme il faut, nous sommes quasiment clean. “Ce que nous aimons c’est la propreté, la nôtre décrétée, ce blanc démocratique qui sèche sur notre petit pré. Mains blanches, hommes blancs, électeurs depuis longtemps, chrétiens depuis toujours, qui ne font jamais, n’ont jamais fait de saletés et si oui s’en confessent, s’en repentent, c’est à la mode, depuis quelque temps. Et quand notre monde commet des brutalités, chirurgicales mais sans anesthésie pourtant, c’est au nom des droits de l’homme, de la démocratie, donc pour le Bien naturellement.” (57) Le bien, tout ce qu’on peut en dire est toujours des conneries.
On a peur, un peu, et le pire, c’est qu’il n’y a nulle part où aller, pas de nouvelle frontière, pas de pays sauvage ni lointain, pas d’Afrique, pas de Chine, pas le Lune, et sur Mars il n’y a plus les Martiens amusants. Partir n’y fait plus rien. Qui se déplace ne connaît pas l’exil, mais rien que des voyages aux tarifications variables en fonction des heures, des jours de la semaine et de l’âge qu’on a, déplacements ordinaires, pendulaires, en première, dans les airs ou sur terre, sans charbon ni sifflet, organisés par l’agence Rail Team qui vous souhaite bienvenue à bord et aussi en anglais, la démonstration de gilet de sauvetage en TGV remplacée par la garantie qu’il y a, au cas où, un défibrilateur, ouf tant mieux, le train imite l’avion qui imita le paquebot, et la locomotive, modernité de l’Exil, ne siffle plus que l’air d’une fuite impossible, roulement vers l’arrière.
Les exilés le savent, il n’y a pas de voyage qui ne soit solitaire et de solitude qui ne soit le prix, pourquoi pas la rançon, de la liberté. Ernest Cœurderoy l’a dit comme ça, cite le littérateur :  « Je suis exilé, c’est-à-dire libre ; on ne peut l’être aujourd’hui qu’en dehors de la société de la nation et de la famille courbées sous de honteuses servitudes » (44) Mais l’exil, qui peut le supporter sans avoir avec soi le chant sauvage des combats passés et de la mort à venir ?

Who touches this touches a man
Dedans encore, glissé entre les pages, l’image d’un tableau rouge, peinture de guerre sans nom, le rouge sang du 8 février, à Paris, 1962, le littérateur n’y était pas, ce jour-là, il s’en souvient très bien.
« Je ne suis pas allé, je ne sais plus pourquoi à cette manifestation de février, alors que je fus de pas mal d’entre elles contre cette guerre innommable y compris par le manque de nom, les faux dont on l’habillait, « opérations de maintien de l’ordre », « pacification » » (14)
Le 17 octobre 1961, jour qui longtemps n’a pas existé dans l’histoire nationale, existe encore très peu, ce jour-là justement le littérateur marchait dans Paris, sous la pluie, avec ses vingt ans et la conscience politique encore vierge de morts, dégrisée d’un coup, en quelques heures de sang, celui de l’Algérie qui courait en tous sens, se faisait noyer dans la Seine et massacrer par ordre du préfet Papon et vive la République.
Une autre image, la photo d’un pont, plus tard, pas à Paris mais dans cette ville où vit le littérateur, il n’est pas d’ici, c’est pour ça qu’il y vit. “N’être pas d’ici permet de vaincre la lourdeur, la gravité, cette fatalité des hommes qui sont de quelque part, qui ont des racines” (43). Une ville qui est bien parce que cette ville n’est rien, n’a aucune importance, un endroit qui ne compte pas, où on n’est pas personne sans y être quelqu’un, une ville où le seul endroit qui vaille est la place des Trois Ordres où le littérateur va boire un café, quand il fait beau, en attendant du neuf, regarde passer une jeunesse, à pied, à vélo, en tram, de l’université à la gare, tous les jours la jeunesse passe ici et souvent salue le littérateur qui est un professeur et connaît beaucoup de choses, en a vu pas mal, a surtout beaucoup lu, beaucoup parlé aussi, donc une photo de pont, enfin sous le pont, puisque c’est là que l’histoire s’oublie, passe en eau, l’histoire, sous le pont où est écrit, à la bombe, pour dire merde aux vieux cons qui auraient voulu tout conserver pareil, que c’était pire avant. « La citation est slogan, graffiti”, dit le littérateur (36). Le graffiti est une citation quelquefois. Un titre de livre même, d’un autre, du littérateur, publié dans la même collection, il y a quelques années, avant, quand c’était pire.

Camerado, this is no book
Toucher un homme, en toucher deux, trois, des milliers, ou un seul. Là-dessus il a fallu qu’on se chamaille, parfois, parce que le chiffre compte et ne compte pas du tout, mais il compte aussi, bien que pas, on se chamaillait sur le nombre, les ventes de l’homme qu’on touche et combien il touche, les significations, en face des Trois Ordres et sous la cloche de la petite Notre Dame c’était jamais sérieux, c’était pour faire semblant de compter, le littérateur et moi on est nuls en calcul, la théorie des nombres on n’a jamais pu en faire un cheval, de bataille, à mourir, parce que la vente d’un livre on s’en fout, c’est l’idée, toujours, faire tourner l’idée.
Là c’est une idée rouge sur fond gris, le gris du vieux monde qui n’en finit pas de continuer comme hier en changeant rien de rien, comment l’histoire a pu lui passer à travers, sans modifier ses acquis, sans rougir le bitume ni enfricher les jungles, signe que la bourgeoisie, cette classe régnant par ses enfants promis à la réussite, élévés au biberon de la langue supérieure, cette classe sans ennemis, amie des forts, cette classe qui a la gagne, cette classe qui sait se soigner les dents, choisir ses bagnoles et ses obstétriciens, améliorer ses placements, manger sain, limiter ses contacts, afficher ses cancers, placer ses bons mots, transformer ses vieux en seniors, ses vacances en destinations, ses lectures en billets, ses haines en familles, ses marques en distinction, cette classe indéfiniment redéfinie par les barrières de son niveau et le niveau de ses barrières, heureuse par principe, morale par tradition, a fini par obtenir, à force de périphrases, la disparition de sa désignation. L’histoire s’est passée et c’est comme si rien ne s’était passé. C’est ainsi que ça a continué.
Mais sur le gris le rouge, Ernest le premier, Cœurderoy, l’exilé, Ernesto le second, Guevara, le soldat d’Amérique.

Who touches this touches a man
Donc le livre c’est un homme, tout seul, tout sec, son corps comme il est et ses idées dedans, l’homme qui parle pour trois, bref le littérateur. Ce qui est écrit par l’homme, the man, the littérateur, est pourtant bien écrit, travaillé à la façon des esthètes à moitié fous de trop avoir à voir pour avoir, trop à dire pour dire, bien écrit et pas comme à l’école où on n’apprend qu’à continuer l’école, jamais à s’en tirer, dit le littérateur, bien écrit mais pas écrit, dit, parlé, face à face, vite comme si la parole allait être coupée. Il écrit comme il parle, Camerado, pas comme un livre.
Pas d’emphase ni de prêche, ou alors pour de rire, pas de coups portés, poings, fusils et sang, et à peine le mythe, tant l’histoire déjà nous en a ressassé toutes les variations.
De quoi est-il question alors ? De l’exacte vérité historique ?  Bon d’accord, si vous en voulez, de la vérité, il y en a une : “En tout cas les deux Ernest portaient la barbe. Voilà enfin une chose de sûre. Un fait, un détail, une analogie indiscutables. Ça au moins c’est certifié, garanti pur sucre historique et vrai.” (22)  Et tout le reste alors ? De la fiction, de l’action, rien que ça, car c’est l’idée qui compte, l’idée de révolution et l’idée n’est pas théorique, dit le littérateur, le professeur aussi, non l’idée c’est vivant, c’est actif, c’est de la bombe, l’homme donc, celui qui n’est pas un livre, donne à penser sur l’idée et sur l’idée d’action, sur la révolution et ce que ça veut dire, non pas en théorie ni même en politique, mais en une poétique des idées politiques.
Avec Ernest et Ernest, on peut, si on veut, donc, se faire cette idée de révolution. “Je dis bien l’idée”, dit le littérateur, ce n’est pas pour le dire sans le dire mais pour le faire bien comprendre.  “Il faut comprendre ça”, il dit souvent. Les vraies révolutions, puisqu’il y en eut et qu’il y en aura, puisque la révolution court toujours, c’est le sang qui coule, des fusils, des mains, des poings, des couteaux plantés franc, des ventres à ouvrir, alors Mai 68 ? “Juste de la vie, la vie qui passe. Avant mai, avril ; après mai, juin.” (9) Le reste ? De la théorie, autant dire rien du tout. La révolution est une idée et l’idée meurt dès qu’elle se théorise, ne théorise pas le littérateur.
La révolution c’est toujours dans le temps avec des hommes, des vrais, pas des petits charlatans. Lire et toucher l’homme, pas le grand majuscule avec ses droits et tout, mais celui qui en a, qui en a même trois, ce serait l’idéal : « L’homme idéal ou idéalisé serait composé de trois parties égales : un tiers de cabeza, un tiers de corazon, un tiers de cojones » (29), l’homme avec sa caboche et son cœur et ses couilles, des conneries à mon avis, de la virilité de héros tout ce qu’il y a de douteux, et cette histoire de sang comme indice de vrai, je ne sais pas trop. Parce que se battre pour une idée c’est parfois être une fille, ou devenir une fille, qui vit et tourne, avec ses idées qui ne sont pas toujours des réveries, pour rester poli. La dessus on pourrait se chamailler, si on voulait, avec le littérateur, un jour où il fait beau en face des Trois Ordres, mais on n’a plus le temps, il y a la vie qui tourne, j’aime bien l’idée que ça tourne, même si c’est rien qu’une idée, la seule qui n’ait jamais pu cesser de tourner parce que c’est dans son nom, qui n’en finit pas de devenir en revenant. C’est ça la révolution, toujours elle tourne. Mal ? Et alors ?  « Tout le monde le sait depuis… – j’allais dire : tout le temps. Que les révolutions tournent mal ! Moi, ça me fait rire ! De qui on se moque ? Quand les nouveaux philosophes ont découvert que les révolutions ça tournait mal … Faut vraiment être un peu débile ! » Deleuze, ça le fait rire, la pensée fixe. C’est ce qui déconne chez les théoriciens, ces gens de pouvoir, ils veulent fixer le temps, ils veulent la vérité, la vraie, définitive. Mais la révolution c’est le contraire.
« Les deux Ernest, si loin pourtant l’un de l’autre, de tous les éloignements, n’aiment pas le pouvoir, cette instance prosaïque et magique et qui s’installe, immobilise, fige, fabrique un appareil, une caste, celle de ceux qui ont la carte contre ceux qui ne l’ont pas. Ils n’aiment que la révolution qui, elle, n’est jamais arrêtée, processus sans fin plus qu’incarnation :
« Roule, roule, Révolution ! »
ordonne Ernest » (23), dit le littérateur, l’ami des deux Ernest.
Noemi Lefebvre
Ernest Ernest, l’idée de révolution / 2013
Publié sur son blog-Médiapart le 3 janvier 2013
Arthur Bernard, Ernest Ernest, Cent pages
http://www.lesdoigtsdanslaprose.fr/categorie-12125171.html

sur le Silence qui parle : L’État des sentiments à l’âge adulte
UIAR vol plané




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