Ce que vous voyez là :
… est un dispositif anti-plèbe tout à fait exemplaire.
Je m’explique.
Traditionnellement, lorsque vous alliez à la Fête de l’Huma, qui dure trois jours et se tient en banlieue nord de Paris, dans une zone où abondent les cités, lorsque vous quittiez la Fête donc, le vendredi soir ou le samedi, vous étiez assailli à la sortie par des gamins du coin qui vous demandaient de leur refiler vos billets, encore valables pour les jours suivants, au cas où vous n’auriez pas l’intention de revenir. Les militants et membres du Parti responsables refusaient, bien sûr, mais certains visiteurs insuffisamment éduqués politiquement cédaient, pensant faire là un geste charitable, insoucieux du manque à gagner pour le Parti, et, éventuellement, des perturbations pouvant résulter de l’intrusion dans la Fête, de ces gamins turbulents, se déplaçant généralement en bandes.
Les responsables de la Fête ont donc inventé ce bracelet qui est à la fois un dispositif économique et sécuritaire. Lorsque vous sortez, avec l’intention de revenir, vous placez votre bras sous une machine qui le scelle autour de votre poignet. Commentaire de mon fils, dont vous voyez l’avant-bras sur l’image : on se fait une petite frayeur – la machine ne va-t-elle vous trancher l’avant-bras ? Sans aller jusqu’à ces extrémités, il reste que c’est là, distinctement, un moyen de marquer les corps, et qui en rappelle nécessairement d’autres : dès lors que vous êtes affublé de ce bracelet, vous appartenez à une espèce spéciale qui vous distingue du reste de l’humanité, sans jeu de mots – celle des revenants à la Fête. Les esprits mal tournés, du genre Olivier Razac, vous diront que ça fait quand même pas mal bracelet électronique du pauvre (car sans électronique), un dispositif punitif dit « alternatif », avec ce moment où l’autorité scelle la chose et fait de vous, dès lors, une sorte de captif à distance de l’institution. Comme vous le savez, pour des raisons bien évidentes qui renvoient aux moments liés aux pires des épreuves du XX° siècle, nous autres, Européens, sommes extrêmement sensibles à ce motif du marquage des corps que nous associons infailliblement aux camps, à la violence totalitaire, etc. Ce n’est jamais sans un léger mouvement de recul que nous voyons, à la télé, des électeurs dont les corps sont marqués d’une façon ou d’une autre à l’encre indélébile après avoir voté, dans tel ou tel pays « exotique », histoire de lutter contre la fraude électorale.
À l’évidence, les ingénieurs qui veillent au bon fonctionnement du dispositif général « Fête de l’Huma » ne sont pas très sensibles à ce motif qui pourrait, aussi bien, d’ailleurs, se décliner du côté d’une généalogie de la traite, de l’esclavage de plantation – la chaîne. Ils ne voient pas le mal qu’il y a à sceller ce bracelet avec lequel vous serez astreint à dormir, prendre votre douche et vaquer à vos occupations trois jours durant, si vous êtes un revenant assidu à la Fête. Si vous vous avisez de la couper et de le recoudre maladroitement, vous devenez ipso facto une sorte de délinquant aux yeux de l’autorité de gestion de la Fête.
Mais surtout, ce bracelet a pour vocation de rendre opératoire le partage entre deux espèces populaires : le peuple légitime de la Fête, qui paie son entrée et fait de sa participation à celle-ci un geste politique, le peuple communiste au sens large, qui revient d’année en année à la Fête, avec ses traditions, sa mémoire, son espérance politique, sa culture propre, etc. Et puis cette autre figure d’une nébuleuse populaire ingouvernable, incommode, sans utilité politique (ils ne votent pas), constamment tentée par les illégalismes, petits et grands (ils veulent participer à la Fête sans payer) – la plèbe des banlieues et des cités. Pour des raisons historiques et symboliques, économiques aussi sans doute, l’Huma et le PCF tiennent à ce que la Fête continue de se tenir à la Courneuve plutôt que sur l’Esplanade de Vincennes, mais du coup, il leur faut, d’année en année, affronter cet incommode écueil de la contiguïté de cet événement si important dans la vie du Parti et du journal et de la vie de la plèbe (ces jeunes qui aspirent à assister gratis aux concerts proposés aux visiteurs payants et aux invités légitimes sont peu ou prou les mêmes qui ont salopé la « fête » du PSG au Trocadéro au mois de juin dernier…).
Le petit bracelet bleu scellé sur l’avant-bras des revenants légitimes à la Fête matérialise l’immémorial partage, césure, entre ce peuple légitime, citoyen, peuple de l’Etat et des partis, peuple-institution et cet autre peuple incommode aux gouvernants, à tous les gouvernants, ceux que Foucault nommait « les hommes infâmes ». Tout semble se passer comme si la « culture communiste » ne pouvait se survivre sans réactiver sans fin cette coupure litigieuse à tous égards.
Alain Brossat
Immémoriale guerre des deux peuples / septembre 2012
À écouter : les Gosses de Bagnolet