A satiété (2) / Sylvère Lotringer

Comme des chiens
Dans la nouvelle « cure par la parole », le fait même de parler constitue la thérapie. Le traitement est emblématique pour l’ensemble de la culture car il répond à toute perturbation éventuelle par l’autorité de l ‘échange verbal. « Nous travaillons sur la communication dans le domaine de la sexualité », reconnaît le docteur Sachs. On n’a pas encore pris toute la mesure de la violence d’une communicatio à laquelle on ne peut échapper.
Roman Jakobson, on l’a vu, a violemment attaqué le concept d’« idiolecte », un langage parlé par une seule personne, et qu’il a appelé une « fiction perverse ». Ce qui est absolument fascinant, c’est qu’il ait pu soulever la question de la perversion dans un tel contexte. Liant le langage et la théorie de la communication, le linguiste explique :  « En parlant à un nouvel interlocuteur, chacun essaye toujours, délibérément ou involontairement, de se découvrir un vocabulaire commun ; soit pour plaire, soit simplement pour se faire comprendre, soit enfin pour se débarrasser de lui, on emploie les termes du destinataire. La propriété privée, dans le domaine du langage, ça n’existe pas : tout est socialisé. »
Le langage est bien, en effet, un moyen de créer des liens. La communication est un impératif social et le fait de s’exprimer, une obligation morale. Tout ce qui peut menacer la réciprocité verbale – ou toute autre forme d’interaction humaine -  est considéré comme dangereux et doit être placé sous étroite surveillance. Des actions ou des passions idiolectales (« anti-sociales ») sont inadmissibles, à moins qu’elles ne fassent partie de la pathologie du langage. Seuls les aphasiques ont le droit de garder le silence.
Les aphasiques ne reconnaissent pas le code commun comme le leur. Ils le perçoivent, au contraire, comme un « langage inconnu », ou même une « fiction perverse ». C’est une manière un peu plus rafraîchissante de voir les choses puisqu’elle permet de renverser  la situation aux dépens de la normalité discursive. De la même façon, les perversions nous permettent de voir la « sexualité normale » d’un point de vue extérieur, comme un artifice social et non, comme on le prétend, un « phénomène naturel ».
Ce que la clinique récuse, en outre, c’est la vieille idée humaniste selon laquelle la communication est riche de sens. Sa fonction première, en réalité, est devenue mécanique : il s’agit de garder le contact et d’assurer la cohésion sociale. C’est exactement ainsi que le docteur Sachs envisage la sexualité. Pour lui, le sexe offre « une occasion intrinsèque de se rapprocher ». Le sexe n’a pas à être sexuel ni même à donner du plaisir tant qu’il sociabilise. On présente paradoxalement la sexualité comme notre plus cher secret alors qu’on ne cesse d’en faire un instrument de socialisation. Comme Louis-Ferdinand Céline l’a perçu : « À un moment, il n’y a plus de secrets… y a plus que des polices qui en fabriquent ». La nature seule, semble-t-il, aurait été capable d’accomplir ce miracle de biomécanique : une occasion de communiquer qui peut aussi faire plaisir. La communication est le dernier rituel de notre culture, et l’échange verbal notre ultime copulation.
La plupart de nos problèmes, affirment les comportementalistes, proviennent des « parasites » dans la communication. Si seulement nous pouvions éviter les « distorsions cognitives », les frictions inutiles s’évanouiraient et s’instaurerait enfin le royaume de la transparence rationnelle. « Si vous n’avez pas de pensées, assure le thérapeute en suivant son raisonnement, vous n’avez pas de pulsions ». Il suffirait de vivre dans un laboratoire pour avoir un vision plus optimiste de l’univers. L’irrationnel continue à obstruer les canalisations sociales ; il faut l’évacuer dans tous les domaines de la vie. Les cliniques de sexologie jouent un rôle de premier plan dans ce projet grandiose. Elles « œuvrent à la communication dans le domaine sexuel ».
Les déviants sexuels souffrent d’un déficit de communication. S’ils avaient été dotés des savoir-faire nécessaires, n’aimeraient-ils pas et ne désireraient-ils pas comme n’importe qui d’autre ? Ces savoir-faire peuvent être inculqués. Des exemples plus parlants, des comportements plus assurés, des techniques de socialisation plus efficaces permettront de gommer les aspérités, de mettre en valeur de toutes façons possibles le packaging de l’ego. La « technologie de la drague » pratiquée dans les cliniques de sexologie pousse cette conviction jusqu’au théâtre de l’absurde.
Au cours des dernières années de sa vie, Foucault avait coutume de répéter : « Tout ce qui a trait au sexe est ennuyeux ». La thérapie par l’ennui met en relief le curieux dilemme de notre temps ; le plaisir, et non la douleur, la consommation, et non l’interdiction, sont devenus des punitions. La répétition est la norme et le remède. Qui peut vraiment dire qu’il vit sa propre vie ? Nous sommes tous en train de recopier des lignes, comme le faisaient les enfants à l’école, et comme les jeunes délinquants le font désormais à la clinique. Nous aurons au moins réussi à en finir avec quelque chose : le « secret » de la sexualité. La sexualité n’est plus réprimée, mais elle n’est plus désirable. C’est ce qui nous reste à désirer lorsque le désir se résume à rien.
Alors même que le comportementalisme met à mort le mythe de la sexualité « humaniste », il ne nous dit rien des « perversions » qu’il traite sans discrimination aucune. La thérapie n’est pas différente de ce qui se fait dans le « monde réel ». La situation réelle, après tout, peut se révéler n’être qu’une piètre imitation du traitement. En fin de compte, la question principale n’est pas de savoir si la clinique prévient ou contrôle réellement les agressions sexuelles, et pour combien de temps. Il n’est pas impossible qu’un simulacre de traitement réponde à la fable de notre sexualité.
L’amour lui aussi a été une fiction, un des mythes les plus fondateurs que l’Occident ait sécrété. Avec la disparition des mythes et des croyances, les fables se sont réduites comme une peau de chagrin. La sexualité a assumé la fonction de l’amour :socialiser les désirs. Ce que la thérapie révèle, de façon exemplaire, c’est que le côté physique du sexe, comme tout le reste, est devenu une abstraction. Ceux qui le prennent au premier degré sont considérés comme des anachronismes vivants, des individus gênants ou menaçants. Objet de gloses interminables, de tests, d’observations, la sexualité est désormais massivement produite comme instinct naturel. « Soignée » collectivement, la sexualité individuelle en est arrivée à s’autodétruire. Rendue prévisible, la satisfaction est devenue superflue. Le plaisir s’est mué en corvée, en ennui. Au lieu de renouer avec les plus grands mystères de l’humanité, il a fait de nous des chiens de laboratoire.
Sylvère Lotringer
À satiété / 1986
sur le Silence qui parle, autre extrait ICI
A satiété (2) / Sylvère Lotringer dans Dehors orangemecanique3

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