Jean-Paul Sartre : Et puis, alors, est venu Mai 68 qui a représenté quelque chose de fort pour moi. Parce que j’y ai vu un rapport nouveau entre les garçons qui faisaient cette tentative, pas même de révolution, mais d’installation de ce qu’ils voulaient. J’ai vu un rapport qui n’était plus un rapport proprement politique, qui était un rapport d’amitié. Et je me suis demandé si le rapport que la politique établit entre les personnes, un rapport formel de citoyen à citoyen, était bien le rapport qui convenait et si le rapport politique n’était pas fondé sur un rapport d’union entre les individus ; c’est-à-dire une suppression du rapport proprement dit politique, du rapport de citoyen à citoyen. Bref, je me suis demandé si le fond de la politique n’était pas un rapport profond et libre de chacun à chacun du type précisément de l’amitié ; c’est-à-dire : est-ce que le rapport qu’on trouve dans les meetings ou dans les organisations politiques ou syndicales est le bon ? Est-ce que les hommes qui sont liés politiquement entre eux actuellement sont liés vraiment, sont-ils liés par le fait d’être hommes ? Autrement dit : est-ce que la politique est le seul rapport possible entre les hommes et est-ce qu’elle doit s’établir sur un rapport formel ? Il y a dans les trois principes qui ont défini en 1789 la réalité politique pour nous autres Français quelque chose d’autre, il y a la fraternité.
Vous savez nos trois principes : liberté, égalité, fraternité. C’est la fraternité qui doit être à l’origine de l’action politique : on se réunit et on discute de l’action à faire en tant que frères. Ce rapport qui est proprement la base du rapport démocratique n’est pas encore vraiment réalisé, mais les pays démocratiques d’Europe, par exemple, sont en marche vers cette fraternité. Ce ne sont pas les partis, d’ailleurs, qui réalisent entre leurs membres la fraternité ; ils réalisent la citoyenneté sans fraternité. La fraternité doit supposer un autre type de communion entre les frères que le parti. Le parti est, selon moi, une forme lentement périmée du rapport entre les hommes. C’est un rapport faux.
La fraternité est quelque chose de beaucoup plus puissant entre les hommes et qui se révèle, par exemple, à la prise de la Bastille en 1789. Cette fraternité ne suppose pas derrière elle un parti. Les hommes qui ont pris la Bastille n’étaient pas du même parti, il n’y avait pas de parti entre eux. C’était un groupe qui s’est formé sur une action et qui a réalisé cette action au risque de la mort ; l’action étant la suppression des prisons politiques et le lien des hommes qui ont pu se faire tuer pour ça, qui, en tout cas, ont envahi ce château sans être des militaires, qui avaient une tâche, mais en étant simplement des hommes liés entre eux, parce qu’on ne pouvait pas prendre le château sans être lié, ils avaient établi une relation entre eux qui est une relation de fraternité.
Eder Sader : Quelles sont les manifestations de cette fraternité dans l’Europe d’aujourd’hui ?
Jean-Paul Sartre : Mai 68 en a été une, par exemple. En Italie, 1968-69 ; et il y a quelque temps. Maintenant, la situation est beaucoup plus tendue, mais il y a cinq ou six ans, il y avait une manifestation de fraternité qui souvent débordait les partis. Cette fraternité italienne n’était pas liée au parti communiste, c’était plutôt à l’extrême gauche. Il y a donc eu des manifestations de fraternité ; il y en a eu en Amérique du Nord, les étudiants des campus ont fait des manifestations de fraternité. 1968-69-70, c’était l’époque où on était en fraternité et naturellement, c’était trop tôt, ça a échoué à cause des résidus de partis, d’État, qui ont empêché la chose. Mais ça existe toujours, si vous voulez, comme possibilité qu’un jour, dans peu de temps, ça recommence.
Les frères, les anciens frères de 68 se réunissent quelquefois. Ils sont maintenant des hommes avec des métiers d’hommes, des responsabilités d’hommes, d’hommes faits, d’hommes adultes alors que c’étaient des jeunes gens, mais ils ont conservé quelque chose et ils se réunissent encore pour parler du passé, pour faire quelques déclarations de groupe. Cela n’a pas été perdu, cela n’est pas perdu, quoiqu’en ce moment, ce soit une période de faiblesse de cette partie vitale. Si vous avez remarqué, en 68 en France, il y avait des partis les uns à côté des autres dans les manifestations : parti trotskyste, parti chinois, comme on disait, maoïste, c’était la GP, il y avait des communistes dissidents, d’autres qui n’étaient rien du tout. Mais l’importance des partis était nulle. Cela ne comptait pas qu’il soit trotskyste ou qu’il soit GP. Ce qui comptait, c’étaient les décisions que prenaient les hommes de ces partis sans se référer à leur parti mais à l’ensemble qui était en masse et qui par exemple faisait une manifestation en allant de la Sorbonne jusqu’aux usines Renault. Quand c’est ça à l’heure qu’il est, il me semble qu’il y a matière à brasser et à développer : la liberté se manifestant dans la fraternité comme base des mouvements sociaux.
(…) Les femmes féministes ont un rapport entre elles qui n’est pas un rapport que les hommes ont entre eux ; c’est beaucoup plus intime, beaucoup lié à la vie quotidienne, non seulement un rapport avec la nourriture, le travail à la maison qu’elles refusent de faire uniquement et de faire seules, mais aussi pour des questions plus importantes ; elles parlent par exemple entre elles de leur vie sexuelle, elles peuvent avoir des rapports de tendresse et même de sexualité, ce qui est fort loin de ce que font les hommes. C’est-à-dire qu’il y a là tout un monde de rapports entre elles qui est une chose à laquelle certaines tiennent davantage qu’à la lutte. Elles tiennent à établir ce rapport entre femmes, ce rapport qui est neuf. Je ne dis pas que ce soit celui-là que les hommes doivent avoir, mais il n’est pas loin. Il faudrait définir la fraternité humaine masculine par rapport à cette fraternité féminine qui est certainement le rapport humain pour l’instant avec le rapport sexuel, le plus vrai, le plus profond et sur lesquels peut se bâtir une société, une société sans État justement, parce qu’elle décide des actions, elles font des actions et les rapports féministes ne supposent pas un état féministe, il n’y en a pas ; c’est bien en l’absence de parti, parce que le féminisme n’est pas un parti, c’est un certain rapport des êtres appelés femmes entre elles qui décide de l’action à faire, et de l’action à faire par rapport aux hommes.
C’est donc quelque chose qui n’est ni un parti, ni une organisation à proprement parler mais plutôt un rapport humain qui se constitue, qui s’étend, qui par moment s’arrête un peu, c’est ce qui se passe en France à l’heure où le mouvement féministe existe toujours même s’il est dans certaines difficultés. Donc, si vous voulez, ce que je veux dire seulement, c’est que le mouvement féministe donne un exemple à tous du style de rapports amicaux qu’il devrait y avoir d’abord, qu’il devrait y avoir pour la lutte ; ce rapport qui est exactement le rapport qu’avaient les hommes, aussi bien, entre eux en 68 par exemple. En 68, il n’y avait pas tout à fait le même rapport, mais ils avaient ce rapport d’amitié chaude, et c’est ça qui doit être la base d’un nouveau rapport humain.
(…) Il est évident, dans la période actuelle, même si l’évolution comme je le crois doit montrer que le parti est complètement dépassé peu à peu et que dans l’avenir la notion de parti disparaît, il est bien évident que, même si c’est ainsi dans la période actuelle, le parti n’est pas entièrement mort ; le parti est lié aux organismes d’État, le parti a un rôle présent. On peut très bien concevoir que ceux qui veulent s’opposer au parti prennent, comme vous dites, l’organisation d’un parti, d’un parti qui ne serait plus comme le parti socialiste ou communiste avec ces principes et cette manière d’être, mais qui déjà représenterait une autre forme de parti. Un parti plus libre sans mouvement directeur, avec un rôle des personnes différent. Certainement on peut concevoir ça, et que cette forme de parti soit précisément celle qui lutte contre les autres partis, contre les vrais partis, mais cette forme de parti dont nous parlons sera elle-même amenée à se modifier au fur et à mesure que l’histoire avancera. Ce sera un parti qui sera d’abord un peu plus présent, un peu plus ressemblant au parti classique, et qui de moins en moins lui ressemblera, de sorte que finalement ce parti disparaîtrait lui-même avec les partis qu’il aura combattus qui sont les partis classiques. Je ne puis le concevoir comme une forme définitive, je puis le concevoir comme une forme temporaire représentant le degré actuel dans les esprits de désaffection des partis en même temps que l’existence encore un peu active de ces mêmes partis. Êtes-vous d’accord avec l’idée que ce parti devrait se changer sans cesse ?
… Oui, oui c’est ça, se changer pour disparaître…
Jean-Paul Sartre
l’Amitié est un outil politique / 1978
Extraits de l’entretien publié sur Mediapart