Comment aborder l’œuvre d’un auteur qui ne voulait pas être un auteur, qui reniait la notion d’œuvre, et en plus dans une recherche sur un sujet qui d’ailleurs il ne s’occupa trop ? Probablement de la même façon dont il parlait des autres : « Les gens que j’aime, je préfère les utiliser…, les déformer, les faire geindre et protester ». Il s’agit d’utiliser des textes, des intuitions et de les appliquer en amplifiant leur premier champ d’expérimentation, de contraindre des engrenages et des structures pour retourner la théorie sur elle-même ou jusqu’au point sans retour de sa dissémination. Faire circuler les suggestions, appliquer les méthodologies à des objets qui en principe resteront en dehors de leur horizon, forcer les interprétations jusqu’à leur contradiction ou leur saut qualitatif, capables ainsi de clarifier d’autres perspectives. Pour ce faire, la fidélité n’est qu’une première étape qui se résout dans un nouveau prisme créatif. Qu’est ce que j’ai voulu faire avec ce livre ? Il s’agit de relire Foucault, tout en partant d’une hypothèse simple : les sexes sont, du moins, au nombre de deux. Comment les thèmes traités dans ses textes : pouvoir, vérité, subjectivation, technologie du moi, etc. affectent-ils à la généalogie de la femme comme sujet/objet de désir, à l’identité de genre féminine ?
Références à la femme dans chacune des étapes de la pensée foucauldienne
Les références à la femme ne sont pas abondantes dans l’œuvre foucaldienne et il ne s’agit pas non plus d’effectuer une révision exhaustive et anecdotique. La figure féminine est présente dans deux des textes de Foucault : Herculine Barbin dite Alexina B., s’occupant du thème du vrai sexe dans un cas d’hermaphrodisme avec une éducation féminine, et faisant référence au milieu familial dans Le désordre des familles. On peut aussi trouver des références à la sorcière comme figure qui précède celle de l’hystérique. Dans divers entretiens des années soixante-dix, les femmes, comme les fous, les chômeurs, etc., sont citées comme un secteur périphérique du pouvoir, dans ce qu’il appela la marge ou la plèbe. Plus spécialement, Foucault inclut le féminisme dans ce qu’il appelle les « luttes transversales », en établissant aussi les ressemblances et les différences entre les mouvements de libération de la femme et les mouvements homosexuels. C’est dans la Volonté de savoir que le thème de la femme n’est plus ponctuel ou périphérique. Foucault situe la caractérisation pathologique de la femme nerveuse, l’épouse frigide, la mère indifférente… au sein de la famille victorienne. Il y étude la socialisation des conduites procréatrices et c’est à partir de cette époque que le concept d’une « biopolitique de la population » se profile. Dans son premier plan de l’histoire de la sexualité est annoncé comme tome IV : La femme, la mère et l’hystérique, qui aurait développé les thèmes qui s’annonçaient dans la Volonté de savoir. En termes généraux, les deux derniers tomes de l’histoire de la sexualité représentent une inflexion considérable dans la perspective où Foucault se situe. Jusqu’à ce moment la, le philosophe est proche des phénomènes qu’il analyse, mais ils sont vus de l’extérieur. Bien que généralement Foucault ne s’occupe pas des femmes, sa perspective est épistémologiquement valable pour la recherche féministe : Foucault attaque l’essentialisme, – mais, si l’homme est une invention récente, la femme devient à plus forte raison une fabrication subsidiaire -, il décrit la genèse disciplinaire des sciences humaines (en ouvrant la voie au développement de la critique des mécanismes de pouvoir et la volonté de domination spécifiques du regard médical, à l’anthropologie, à la psychologie… sur la femme) ; il dénonce la relation pouvoir/savoir avec ses procédés d’exclusion et de contrôle, en dévoilant la volonté de vérité –en brisant l’objectivité scientifique, tous ces éléments rendent possible le développement féministe qui met en évidence le caractère androcentrique du savoir-, et, généralement, sa constante analyse des stratégies du pouvoir admet un prolongement de ses domaines de recherche, en incluant des divers mécanismes du pouvoir patriarcal. Foucault, en se situant dans la résistance face à l’intolérable du pouvoir, défend un lieu épistémologique susceptible d’être occupé par tous ceux qui se pensent aussi eux-mêmes comme résistance, et donc propice à la déconstruction féministe, tout du moins dans le sens que Derrida donna à ce mot dans les années soixante-dix. Le problème résiderait dans le fait que, pendant les premières périodes de la pensée foucauldienne, toute consolidation d’une identité forte comme sujet résistant est évitée, toute définition provient du pouvoir et elle en est suspecte, toute libération ne fait rien d’autre que suivre l’ordre normalisateur, et cela a une grande importance pour les collectifs auxquels le statut de sujet n’a pas été reconnu, que ce soit épistémologiquement ou politiquement, et pour ceux auxquels le fait d’y renoncer dès le départ dans leur lutte pour la reconnaissance semble peut-être prémature et dangereux. D’autre côté, l’appropriation féministe des tomes deux et trois de L’histoire de la sexualité et des textes de sa dernière période implique une révision encore plus critique, puisqu’il ne dit rien contre le pouvoir –il évite ainsi tous ceux qui en ont été exclus- il parle plutôt du sujet détenteur du savoir, en assumant précisément son androcentrisme comme générateur de toute une culture et une éthique. Ici, le point de vue change radicalement. Il ne s’agit plus de l’objectivisation et de la normalisation de l’être humain, mais des techniques du sujet et de la subjectivation, et pour cela l’auteur nous renvoie à une époque, à certaines cultures où le paradigme de la « maîtrise de soi » et l’exercice de la « pratique de la liberté » est nettement viril : celui qui peut être maître de soi-même parce qu’il domine d’autres personnes est l’homme, adulte, blanc, citoyen de plein droit. Il semble curieux que lorsqu’il est fait allusion à la position du sujet, qui, comme nous l’avons vu, était absente de ses textes antérieurs, la femme est exclue de ce processus. Dans le premier tome de L’histoire de la sexualité, le sujet n’existe pas indépendamment de l’instance extérieure normalisatrice, c’est pourquoi toute tentative de libération sexuelle est vaine. En revanche, dans les tomes deux et trois, nous nous situons à l’intérieur du sujet, encore en formation, pour observer les « techniques de soi » qui vont forger, d’abord comme des pratiques de liberté, une esthétique de l’existence, puis plus tard, dans la maîtrise de soi, une éthique de la tempérance, et finalement, dans les variations de l’examen de conscience chrétien, une recherche de la vérité. Et même si Foucault ne prétend pas extrapoler le modèle grec ou l’éthique stoïcienne comme un modèle à récupérer dans notre présent , il se laisse tout de même aller à une sorte de fascination, qui l’empêche d’appliquer à ces deux modèles l’analyse critique des relations de pouvoir avec laquelle il dissèque d’autres époques .
Une critique de genre
Dans mon livre, je n’ai voulu pas me limiter à signaler la manifestation des tournures sexistes ou androcentriques présentes dans l’œuvre de Foucault. J’ai tenté de faire un Analyse extensive : appliquer ses découvertes, sa méthodologie ou les critères de sa pensée à l’analyse de genre, en développant divers moments : critique (rejeter les éléments androcentriques), déconstructif (analyser sa genèse), reconstructif (composer un nouveau modèle sans mauvaises tournures) et prospectif (l’utiliser pour classer ou pour répondre à diverses questions en suspens). J’ai tenté de clarifier les questions suivantes :
1 Que dit Foucault sur la femme ?
2 Quels traits androcentriques cachent ses affirmations ?
3 Comment le féminisme a-t-il lu les textes foucaldiens ?
4 Comment peuvent s’appliquer ses découvertes à la recherche sur le genre, principalement dans la révocation de l’essentialisme et dans la thématisation de concepts comme : corps/chair, plaisir/désir, identité de genre, sujet, vérité, généalogie, insurrection des savoirs soumis, etc ?
Dans une perspective de genre, la philosophie foucaldienne peut apporter des éléments pour la réflexion dans divers domaines. J’ai prétendu évaluer les suivants :
Est-ce que sa vision « archéologique » et ses concepts annexes sont utilisables pour une histoire des femmes ?
Est-elle compatible avec sa critique de l’humanisme ? Quelles conséquences, quels horizons et quelles questions en suspens laisse ouvertes la « mort de l’homme » pour la théorie féministe ?
Que veut la pensée féministe d’une théorie du pouvoir et de la résistance ? L’analyse foucaldienne du pouvoir et sa conceptualisation du féminisme comme « lutte transversale » satisfont-elles la nécessité de ce dernier (le féminisme) de se constituer comme une lutte antipatriarcale ? L’analyse de la microphysique du pouvoir et de la société disciplinaire nous apportent-elles suffisamment d’éléments pour une théorie féministe critique ?
Que souhaite la pensée féministe d’une théorie du discours ? Les relations pouvoir/savoir nous offrent-elles des mécanismes pour démonter lalégitimation des discours patriarcaux ? La construction d’une « généalogie des figures de l’hétéronomie » est-elle possible ? Et une théorie de la subjectivation et de l’identité sexuel ? Est-ce qu’à partir des notions de « généalogie » et de « subjectivation » foucaldiennes peut se réaliser : 1) une dé-construction de la subjectivité sexuelle constituée, en analysant ses effets d’individuation et d’intériorisation de l’hétérodésignation ; 2) on peut réaliser la reconstruction d’une subjectivité sexuelle-politique en dehors de l’androcentrisme ?, et 3) on peut réaliser une prospective de la possibilité de nouvelles subjectivités de genre ?
Bien sûr, je ne peux pas maintenant résumer la réponse à tous ces questions. Il faut lire le livre.
Lectures féministes de Foucault
C’est dans le cadre d’une éthique de la transgression et de l’invention de nous-mêmes que la pensée de Foucault peut se connecter avec les aspirations du féminisme, dans l’expérimentation de nouveaux modes d’action où les transformations spécifiques de ces trente dernières années ont bouleversé certaines inerties, notamment les relations avec l’autorité, les relations entre les sexes, la perception du pathologique, etc. Reconstruire, inventer, peut-être abandonner la propre identité est un projet sérieux, et précisément pour les femmes dans le même sens dont se réclamait Foucault.
Nous aimerions souligner de façon préalable les champs de recherche où Foucault et le féminisme pourraient converger. Le féminisme et Foucault identifient tous les deux le corps comme centre d’exercice du pouvoir, lieu où s’obtient la docilité et où se constitue la subjectivité. Tous les deux s’occupent des opérations du pouvoir intimes et locales. De plus, ils montrent comment l’exercice global du pouvoir de l’Etat cache et se minimise souvent ces stratégies microphysiques. Tous les deux font ressortir l’importance du discours à l’heure de souligner les discours hégémoniques et d’exclure de sa vérité les voix marginales. Et ils critiquent tous les deux la façon dont l’humanisme occidental a privilégié l’expérience d’une élite masculine dans sa proclamation d’énoncés universels autour de la vérité, de la liberté et de la nature humaine Si une des contributions les plus importantes de Foucault est sa thématisation de la relation pouvoir/savoir et sa tentative de faire ressortir « l’économie politique de la vérité », ceci nous ouvre un grand champ de « soupçon » face à l’héritage épistémologique occidental. Il faut descendre jusqu’à la genèse des sciences humaines et médicales et jusqu’à la gestation de la conscience moderne du corps et du sexe, mais du corps et du sexe différencié : masculin, féminin, hommosexuel, lesbiene, transexuel…et sa médicalisation diverse. Dans le cas de les femmes les traitements médicaux et scientifiques de l’hystérie féminine, de la stérilité et de la capacité de reproduction, anorexie, boulimie… D’autre part, on peut pas analyser l’importance de la notion de « biopouvoir » sans considérer la perspective de genre. La recherche féministe a documenté la « médicalisation » du corps des femmes ; l’abus physique des femmes, depuis leur mise au bûcher jusqu’au viol et à la mutilation du corps féminin en fonction de la beauté sont seulement quelques-unes des formes grâce auxquelles les féministes ont identifié le corps des femmes comme la concrétisation du pouvoir masculin. L’absence de tous ces faits met en évidence des lacunes dans les généalogies foucaldiennes qui prétendent détailler les opérations du pouvoir disciplinaire sur les corps, et qui laissent en suspens des thèmes comme : la grossesse, l’avortement, le contrôle de la natalité, l’anorexie, la boulimie, la chirurgie cosmétique, ou le traitement du cancer du sein et de l’utérus. La somme des visions féministes et foucaldiennes amplifieront le débat sur l’inégale étude binaire et gnoséologique : homme/femme, esprit/corps, âme/matière, etc. et elles étendraient la critique de l’humanisme occidental à son versant androcentrique .
conclusion
Tout au long de les pages de mon livre, j’ai essayé de récapituler les points fondamentaux de la pensée foucaldienne concernant l’archéologie, la notion de sujet, les relations de pouvoir/savoir, l’histoire de la sexualité, l’éthique, etc. Dans chaque chapitre, je les ai confrontés aux diverses réflexions féministes à cet égard, en dessinant des zones fructueuses de rencontre, en bouleversant quelques fois les hypothèses. Je n’ai pas voulu tracer un trajet unidirectionnel, mais relier et percer les nœuds d’un réseau multiple où il fallait quelques fois éclaircir des confusions et à d’autres moments continuer d’ordonner. Foucault a beaucoup à apporter à la pensée féministe, car si celle-ci souhaite devenir maître de sa tradition et de sa parole, elle doit reconstruire sa présence/absence de manière archéologique, réaliser une généalogie effective de la différence sexuelle qui situe cette dernière comme un axe de base de la recherche et de la production théoriques, défricher l’analytique du pouvoir qui conditionne les relations entre les sexes, contribuer en fin de compte à une nouvelle reformulation éthique basée sur l’autonomie. Mais la pensée foucaldienne peut également profiter de son croisement avec le féminisme. Tout au long de la présente étude, on constate la rupture entre un premier et un dernier Foucault. Les brillantes analyses du pouvoir nous offraient le corollaire d’un sujet, construit, un peu passif, presque mourant ; ses paris éthiques postérieurs dessinaient les pratiques de liberté dans un certain oubli des stratégies de contrôle ; j’ai tenté de compléter ces deux moments avec leur application aux développements du sexe/genre. Mais je ne voudrais pas conclure sans avancer une thèse, risquée, mais qui peut renverser les interprétations à l’usage de l’ensemble de son œuvre : c’est l’introduction de la notion de genre, du concept de différence sexuelle, qui peut établir un passage de cohérence entre les deux extrêmes. L’inclusion du concept de différence sexuelle complète et nuance la configuration et la recherche du sujet autonome de l’éthique à laquelle prétend le dernier Foucault, en incorporant, à partir de sa propre matérialité et généalogie, les découvertes de son analytique du pouvoir. Un sujet éthique sexué ne peut cesser de manifester les trames de pouvoir/savoir inscrites dans sa production culturelle, les procédés de normalisation qui ont présidé la relation entre les sexes, les stratégies de contrôle qui ont légitimé la volonté de vérité des dispositifs de sexualité, la structuration des paramètres d’activité/passivité qui ont conditionné l’identification et l’hégémonie des sexes « véritables ». La notion de genre octroie la matérialité, l’archéologie perdue à un processus de subjectivation qui d’une autre manière apparaît comme faussement neutre et superficiellement autonome. C’est la notion de différence sexuelle qui nous permet d’incorporer à l’éthique de la liberté la mémoire des stratégies de pouvoir qui ont configuré la production d’un sujet sexué, et qui, à partir de cette sexuation, s’apprête à construire une nouvelle et plus grande subjectivité. C’est à partir de cette perspective que nous pouvons reprendre les interrogations avec lesquelles j’ai commencé cette présentation : Que peut-on faire avec un auteur qui ne voulait pas être un auteur ? Avec une œuvre qui ne voulait pas en être une ? Avec une critique destructrice qui ne construisit jamais son option ? Avec un des plus grands analystes des stratégies de pouvoir et qui cependant conclut sa vie en pariant pour une éthique de la liberté ? Ne pas être mesquins tout du moins. Utiliser les routes avec lesquelles il passa au crible mille aventures entre les mots et les choses. Développer ses cartographies sur la domination. Assumer le défi esthétique d’une ontologie du présent et de nous-mêmes, hommes et femmes, qui poursuit encore le fantasme de la liberté quand tous les visages humains ont déjà été effacés.
Rosa María Rodríguez Magda
Foucault et la généalogie des sexes / 25 mai 2013
Salon l’Harmattan – Paris
Publié sur Ici et ailleurs