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Archive mensuelle de février 2013

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Concert de soutien à Notre-Dame-des-Landes / Vendredi 15 février à La Parole Errante / Montreuil

« If I can’t dance, I don’t want to be part of your revolution » / Emma Goldman

Dansons, la lutte décolle !
En octobre dernier, les premières expulsions des occupant.e.s de la ZAD – « Zone A Défendre » pour les personnes mobilisé-e-s contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes et « Zone d’Aménagement Différé » pour les aménageurs du territoire – ont soulevé une vague de solidarité partout en France.
Depuis, ce projet d’aéroport a pris du plomb dans l’aile et près d’une centaine de comités locaux de soutien ont essaimé dans tous les coins de l’Hexagone.
Car si l’ombre de Jean-Marc Ayrault et de Vinci planent toujours sur Notre-Dame-des-Landes, nous gardons en mémoire les victoires populaires passées comme au Carnet, à Plogoff ou au Larzac : nous savons désormais que leur projet peut être stoppé. Alors, parce que la lutte contre les grands projets imposées s’amplifie jour après jour, retrouvons-nous le vendredi 15 février prochain et dansons, la lutte décolle !

Matériel, affiche et tracts à télécharger :
fichier pdf Affiche chataigne notre dame des landes
fichier pdf tract 15 fevrier nda

Le collectif de soutien à la lutte de Notre Dame des Landes Paris-Ile-de-France
AG tous les mardi au Transfo
57 Av. de la République – Bagnolet (L3 Gallieni ou L9 Robespierre)

Liens :
http://nddl-paris.effraie.org
http://zad.nadir.org

Concert de soutien à Notre-Dame-des-Landes
Vendredi 15 février / La Parole Errante
9, rue François Debergue / Montreuil / 18h – 02h / Entrée : prix libre

Initiation aux danses de Festnoz (18h-19h) / Repas en musique (avec La Fanfare Invisible) / Festnoz avec Eien & Yod de Bretagne / Les Chevals (fanfare dada funk) / Enfance Sauvage (chérubins énervés) / Boum Cumbia !
Concert de soutien à Notre-Dame-des-Landes / Vendredi 15 février à La Parole Errante / Montreuil dans Action affiche-chataigne-notre-dame-des-landes

Daniel Guérin et la Révolution française / Denis Berger

Une lecture révolutionnaire
Le rappel du passé ne va pas sans oublis significatifs parce que rarement innocents. Parmi les victimes de l’amnésie officielle du Bicentenaire, Daniel Guérin. Ce chercheur militant a consacré à la Révolution française un livre qui, lors de sa parution, en 1946, fut diversement accueilli (1). L’ouvrage figure dans les bibliographies sérieuses. Mais, de son contenu, il est rarement question (2).
Pourtant, dans le grand débat politique qui se déroule sur le sens et l’actualité de la Révolution, Daniel Guérin peut apporter beaucoup. Il nous propose en effet une méthode d’interprétation du processus révolutionnaire susceptible de dissiper un certain nombre de confusions.
Ecartons d’abord un malentendu. Daniel Guérin n’est pas un historien, au sens classiquement universitaire du terme. Ses démonstrations sont étayées par des références précises aux événements et il a travaillé sur toute la documentation qui était accessible dans les années quarante. Mais il n’apporte rien de fondamentalement nouveau dans la reconstitution du passé : pas de trouvailles d’archives, pas d’éléments biographiques inédits ni de récits originaux. De ce point de vue, il est impossible de comparer son oeuvre à celles de Georges Lefebvre, d’Albert Soboul ou de tous ceux qui, à leur suite, ont défriché le champ du mouvement populaire, rural et urbain, dans les années révolutionnaires.
La visée de Guérin est autre. C’est en tant que révolutionnaire (3) qu’il interroge la Révolution française : d’un événement d’une telle ampleur, il faut tirer des leçons actuelles car, dans le temps et dans l’espace, le combat contre l’exploitation est un, par-delà les évidentes différences des périodes et des cultures. Le militant du XXe siècle, qui a été confronté aux expériences exaltantes et sinistres de la révolution d’Octobre et de sa dégénérescence, peut porter sur les luttes anciennes un regard neuf, il peut mieux en comprendre les limites, les contradictions, la portée. En retour, la connaissance du passé lui permet de mieux aborder la complexité du présent.
Une lecture orientée donc, qui ne cache pas ses intentions. Daniel Guérin se situe dans une tradition, illustrée à des degrés divers par Karl Kautsky et Pierre Kropotkine qui, eux aussi, ont étudié 1789 et 1793. Il s’agit de décrypter les discours officiels. ceux des acteurs de l’époque comme ceux des commentateurs ultérieurs. Interpréter l’exubérante diversité des luttes en fonction des grands antagonismes sociaux. Repérer dans les grands moments d’unanimité, telle la fête de la Fédération en 1790, les dissonances qu’introduisent les revendications des plus pauvres et des plus exploités. Retrouver derrière les idéologies les contradictions – de classe, de sexe.
Dans cette tradition, Trotsky occupe une place à part. Il a peu écrit sur la Révolution française elle-même. Mais la théorie de la révolution permanente est une réflexion générale sur la logique interne de tout processus révolutionnaire. Plus particulièrement, le concept de développement combiné (4) peut s’appliquer à la France de l’Ancien Régime. L’accumulation du capital y a commencé depuis plusieurs siècles, bouleversant la société, autrefois seigneuriale et féodale. L’organisation du pouvoir d’Etat, sous la forme d’une monarchie qui n’a d’absolu que le nom, est un obstacle à la modernisation du pays. Contre l’ordre ancien se réalise une coalition des mécontentements les plus neufs comme les plus anciens.
Les premières phases de la lutte (en 1789, lorsqu’il s’agit d’imposer la reconnaissance de la représentation nationale) sont marquées d’un esprit unitaire. Mais, assez vite, le bloc se désagrège sous l’impact des demandes des classes et fractions de classe aux intérêts opposés (dans la France révolutionnaire, d’emblée, les paysans suivent une voie largement autonome). Dès lors se pose, au double sens du terme, un problème de direction : qui va prendre la tête du mouvement et par là-même dire vers où et jusqu’où doit aller la Révolution ?
Tout naturellement, les groupes sociaux les plus puissants parce que les mieux nantis et les mieux dotés culturellement occupent la position dominante. Mais les plus pauvres et les plus exploités sont susceptibles de s’organiser de façon autonome (ils le font à Paris, dès 1792, dans les sections et les sociétés populaires qui composent le mouvement sans-culotte). Ils font alors l’expérience de leur force collective et adoptent des revendications qui, parce qu’elles leur sont propres, rompent avec le cours de la Révolution, tel que l’entendent les dirigeants officiels de ses premières phases.
Les contradictions apparaissent au grand jour et entraînent des réactions en chaîne. Les éléments les plus avancés du peuple travailleur théorisent les conflits qui les opposent aux riches, nobles ou bourgeois. Dans une certaine mesure, l’expérience de la révolution leur permet de devancer l’histoire en posant des problèmes qui ne trouveront de solution que plus tard, lorsque la répétition des expériences aussi bien que les transformations de la société le permettront. Le communisme de Babeuf, la revendication des droits de la femme par Olympe de Gouges sont des exemples de cette prématuration de la théorie qu’il ne faut pas confondre avec l’utopie.
Pour toutes ces raisons, le processus révolutionnaire acquiert une large autonomie par rapport aux conditions économiques et sociales qui sont à son origine. Les luttes ont leur logique propre qui n’est celle ni de la société dans son état ordinaire, ni de ce que produit l’imagination des protagonistes. De ce fait, elles ont des effets spécifiques, idéologiques et politiques, théoriques et pratiques, impossibles à prévoir à partir de la seule analyse des structures de la société.
Le mérite de Daniel Guérin est d’illustrer concrètement les données méthodiques proposées par Trotsky en utilisant différemment le riche matériau des années révolutionnaires.

Sens et limites d’une oeuvre
A sa sortie, la Lutte des classes sous la Première République n’a pas été bien accueillie dans les milieux académiques. Père fondateur de l’école des Annales, Lucien Febvre en fit un compte rendu venimeux qui brillait par son incapacité à comprendre la démarche de l’auteur. On peut être grand historien et myope pour ce qui sort de votre domaine. Mais, peut-être, l’universitaire réagissait-il, à titre préventif, contre l’immixtion d’un non-spécialiste, marxiste de surcroît, dans le domaine réservé de la réflexion historique.
Pour autant, l’oeuvre de Guérin n’est pas exempte de faiblesses qui nuisent à son interprétation de la Révolution (car, il faut le répéter, c’est sous cet angle que l’on doit considérer son travail). Certains défauts sont d’autant plus perceptibles que des recherches ultérieures ont complété nos connaissances des problèmes. Il en est ainsi de tout ce qui concerne la paysannerie : centré sur le rôle des villes parce qu’il est persuadé du rôle historique qu’y jouera plus tard la classe ouvrière, Daniel Guérin a tendance à négliger un peu les spécificités de la France rurale, son influence directe sur le cours général de la Révolution et, indirecte, sur le contenu des événements les plus marquants.
Il est vrai également que Guérin sous-estime quelque peu le rôle « organique » joué par les intellectuels, issus en grand nombre de ce que l’on appellerait aujourd’hui classes moyennes. Dans une formation sociale d’Ancien Régime, les classes sont encore en formation ; à bien des égards, elles sont encore hybrides. Dans le flou qui naît de cette situation, les avocats, les journalistes, tous ceux qui, peu ou prou, ont accès à la culture jouent un rôle considérable. Ils ne sont pas seulement les porte-parole d’intérêts de groupe, ils sont des façonniers de l’histoire, détenteurs d’une certaine marge d’autonomie. Qu’ils aient nom Condorcet, Desmoulins ou Robespierre, on ne peut analyser leur comportement en fonction de leur seule appartenance de classe.
En fait, toutes les critiques que l’on peut faire à Daniel Guérin sont liées à un reproche majeur : il a tendance à schématiser les problèmes de la Révolution française en fonction d’une analyse simplifiée des antagonismes de classe. Plus exactement, il projette sur les événements de 1789 le vocabulaire et les concepts de la révolution prolétarienne contemporaine. A le lire, on a, par exemple, l’impression que la bourgeoisie est un bloc. C’est loin d’être le cas à l’époque : le fermier général qui tire ses profits de la collecte des impôts d’Ancien Régime n’a pas le même comportement que le commerçant moyen désireux d’une société nouvelle parce qu’il y grimperait dans l’échelle des considérations. Autour d’intérêts généraux, cette classe, encore en formation, peut se retrouver : elle approuve la Constitution de 1791 comme les lois d’Allarde et Le Chapelier (5). Mais elle ne manifeste pas la même cohésion en toutes circonstances. Il est donc difficile de la montrer comme un agent parfaitement conscient du processus historique – ce que Guérin est enclin à faire (6).
Il en va de même en ce qui concerne les « bras-nus ». Daniel Guérin présente, à l’occasion, leurs fractions avancées comme une avant-garde prolétarienne. De même, il assimile les sections du Paris de 1793 aux conseils ouvriers de Petrograd de 1917. Dans un cas comme dans l’autre, on assiste à un phénomène de dualité de pouvoir dans la révolution. Cela justifie la comparaison, pas l’identification qui, parfois (7), surgit sous la plume de Guérin. Albert Soboul a bien mis en évidence que les cadres du mouvement sans-culotte appartiennent à l’artisanat et à la boutique. Il va de soi que cette situation donne à leur pratique et à leur expression théorique un caractère différent de celles d’un prolétariat, au demeurant plus qu’embryonnaire en 1793.
En fait, Daniel Guérin, dans son désir justifié de réintégrer 1789 dans le mouvement d’ensemble des révolutions, a été victime d’un télescopage, fréquent chez les marxistes : il a appliqué immédiatement les concepts généraux de l’analyse de classe aux événements particuliers qu’il étudiait. Voyant mieux que personne que les revendications les plus radicales des « bras-nus » sortaient du cadre bourgeois de la Révolution et préfiguraient ce qu’allaient devenir les thèmes de l’action ouvrière, il leur a appliqué le qualificatif de prolétarien, hors de saison en l’occurrence. Erreur qui n’est pas sans conséquences : le conflit bourgeoisie-prolétariat est un des axes d’analyse du processus révolutionnaire ; lorsqu’on le transforme en explication de chacun des événements survenus, on en arrive à minimiser l’influence d’autres contradictions. Entre autres, les rapports entre hommes et femmes, dont l’évolution au cours des années révolutionnaires a contribué à forger le cadre des idéologies qui allaient devenir dominantes le siècle suivant (8).
Ces approximations et ces insuffisances, qui ne doivent pas être cachées, n’annulent pas l’apport fondamental de Guérin qui, répétons-le, sait mettre en évidence les contradictions d’une révolution qui n’est pas la symphonie héroïque qu’on nous dit. Dans le cours même de la lutte, une deuxième révolution apparaît, qui donne à l’émancipation politique ses perspectives sociales. Mieux que tout autre, Daniel Guérin sait rompre le silence officiel sur les dissonances dans l’unanimité républicaine. C’est parce que sa conception générale lui permet de prendre en compte la totalité des aspects de l’histoire.
Un exemple : combien d’historiens n’ont-il pas écrit que, dans le Paris de la Terreur, les mouvements contre la vie chère suivaient le modèle ancien des émeutes de la faim, fréquentes aux siècles précédents ? De même, l’exigence d’une taxation des denrées de première nécessité serait l’expression d’un refus, par les masses populaires, d’une modernité incarnée dans le libre-échange. Les remarques sont en partie fondées. Mais les conclusions hâtives : dans le moule des traditions, de nouvelles formes de combat se coulent ; le refus de la logique capitaliste n’est pas nostalgie du passé. Dans une période révolutionnaire, les rapports sociaux prennent, à travers les rapports de forces momentanés, la configuration qu’ils vont conserver pour de longues années. Quand les « bras-nus » s’opposent à la « bourgeoisie révolutionnaire », ils expriment, avec des moyens anciens, la contradiction fondamentale entre l’égalité juridique et l’inégalité sociale.
Quant aux sections et aux sociétés parisiennes, elles sont bien autre chose que la continuité des collectivités locales et paroissiales de l’Ancien Régime. Parce que, dans des moments de conflits internes, elles rassemblent des femmes et des hommes qui n’ont que leur force collective pour peser sur les événements, parce qu’elles aboutissent à des affrontements politiques multiples (avec les factieux mais aussi avec la Convention), elles sont une des premières et des plus vastes expériences de démocratie directe. En cela, elles sont modernes, car elles annoncent les formes que, de nos jours encore, tout mouvement de masse revêt dès qu’il atteint une grande ampleur.
Mieux que personne (c’est à dessein que cette expression se répète sous ma plume), Daniel Guérin sait montrer cet aspect de la réalité. Mieux que personne, il sait montrer que la transition révolutionnaire fait naître le neuf de l’ancien.
Daniel Guérin et la Révolution française / Denis Berger dans Agora willy-ronis-greve

Dans l’actualité
Dans la discussion sur le bon usage de la Révolution, la méthode de Daniel Guérin peut s’avérer utile. On sait qu’aujourd’hui la parole dominante est celle de François Furet. Parce que l’air du temps s’y prête. Parce qu’une savante stratégie médiatique le permet. On sait aussi que cet auteur parle d’un lieu politique bien déterminé. Son interprétation historique est un acte politique. Si, pour lui, « la Révolution française est terminée », c’est que nous sommes entrés dans une ère où, au nom du libéralisme, il convient d’enterrer les conflits.
Toutes ces caractéristiques méritent d’être connues et éventuellement rappelées, car elles orientent les conclusions de Furet. Elles n’empêchent pas la pertinence de beaucoup de ses critiques qui montrent clairement les insuffisances de bien des analyses traditionnelles, fussent-elles inspirées du marxisme. En particulier, il est possible de revenir, à partir de ce que dit Furet, non sur la notion même, mais sur l’utilisation courante du concept de « révolution bourgeoise ».
Pour cet auteur, le terme n’a pas de sens, parce qu’il plaque un qualificatif qui relève du social sur un événement exclusivement politique. La bourgeoisie française, qui n’a pas de cohésion en 1789, ne se retrouve à la direction d’aucun des mouvements sociaux – surtout pas en 1793-1794. En fait, selon lui, il y a une pluralité de mouvements, provoqués, dans leurs dissemblances, par l’inadaptation des structures du pouvoir d’Etat. La seule logique de la Révolution est d’ordre politique et idéologique. Les réformes dont était grosse la société sont, pour l’essentiel, accomplies en 1791. Tout ce qui survient après (et qui n’est pas négligeable : la guerre, la naissance de la République, la mort du roi, les conflits de la Montagne, la Terreur, etc.) ne correspond à aucune nécessité et relève d’un « dérapage » : ceux qui, en interprétant Rousseau, prétendent incarner la volonté populaire sont immanquablement amenés à contraindre le peuple réel au nom du peuple idéal. A la clé, la Terreur, préfigurative du Goulag.
D’autres ont critiqué et critiqueront les dérapages de François Furet, qui semble réduire le processus révolutionnaire à un enchaînement de concepts. Je ne retiendrai ici que les prémisses de son raisonnement qui me semblent partiellement fondées. La Révolution française n’est pas un assaut soigneusement préparé par une bourgeoisie parfaitement lucide sur ses objectifs, parce que véritablement unifiée dans ses fonctions économiques. Produit d’une crise générale, c’est-à-dire d’une situation où la faillite de l’Etat libère les énergie de toutes les couches de la société, elle a connu très vite un développement incontrôlable par qui que ce soit.
Friedrich Engels note quelque part que le bourgeois fait le plus souvent de la politique par procuration ; sa préoccupation directe est le profit. La remarque s’applique davantage encore aux périodes où la politique prend un tour d’autant plus violent que les couches les plus pauvres entrent en action. Dans de tels moments sonne l’heure des porte-parole et des politiques de profession. Ceux-ci appartiennent souvent à des groupes sociaux marginaux ; pour eux, l’action publique est, jusque dans sa dimension idéologique, un moyen d’accéder à la suprématie sociale. Ils sont, avant leur entrée dans la lutte ou à cause d’elle, des déclassés. Ni Danton, ni Marat, ni Robespierre ne sont des bourgeois, au sens sociologique du terme. Sur ce point, Cobban, Furet, tous les « révisionnistes » ont raison.
Comment, alors, concilier la notion de Révolution française avec la réalité d’un processus que dirigent des membres d’autres classes sociales ? Faut-il renoncer à ce qu’exprime vraiment le concept – à savoir que la mise en place définitive du mode de production capitaliste passe par une rupture politique, dont la Révolution française est un exemple ?
L’utilisation que fait Daniel Guérin du meilleur de la tradition marxiste permet de répondre à ces questions.
Dans la Révolution française et nous, il distingue fortement deux niveaux, selon ses termes « l’objectif et le subjectif ». On peut discuter de la pertinence des mots employés ; l’idée est fondamentale. Dans la suite d’événements qui bouleverse la France entre 1789 et 1799, est à l’oeuvre un processus impersonnel, aboutissement au niveau politique d’une évolution longue, qui s’est effectuée pour l’essentiel dans le domaine économique et social. C’est en cela que la révolution est bourgeoise : elle est adaptation des structures de l’Etat aux exigences du développement capitaliste.
D’autre part, une crise spécifique, évidemment déterminée par les tendances générales d’évolution de la société, mais marquée aussi par la conjoncture des rapports entre les classes et les fractions de classe. A ce niveau, l’aspect « subjectif » prime largement. L’action révolutionnaire suit ses propres lois. Pour elle, le court terme est de règle, avec la part qu’il concède à l’appréciation des rapports de forces, à l’essai de prévision des réactions de l’adversaire… et aux erreurs d’estimation qui en découlent. La crise structurelle de l’Ancien Régime et la crise économique qui culmine en 1787 forment l’ »infrastructure » du processus révolutionnaire. Mais, à partir du moment où s’effectue une cassure symbolique avec l’ordre royal (la prise de la Bastille, les manifestations des 5 et 6 octobre 1789 en sont les premiers symptômes), la mobilisation populaire s’inscrit dans un contexte nouveau. Elle devient directement politique, même s’il faut du temps pour que les acteurs en prennent conscience. Elle se traduit par des initiatives et des intentions qui n’étaient pas toutes inscrites dans la logique de l’évolution sociale globale.
On ne peut comprendre le dédoublement du processus révolutionnaire sans se référer aux traits particuliers du développement capitaliste. Les rapports de production capitalistes ont déjà, à la fin du XVIIIe siècle, un long passé. Portés par la dynamique de l’échange, ils se généralisent automatiquement et minent de l’intérieur les structures des sociétés fondées sur les rapports d’exploitation personnalisés. Toute l’histoire de la royauté française est, depuis le XVIe siècle au moins, l’histoire d’une prise en compte, plus ou moins réussie, de l’essor capitaliste. Par ailleurs, l’accumulation a, dès l’origine, une dimension internationale. En 1789, le destin de toutes les nations européennes est dépendant du marché international qui commence à se structurer. La Grande-Bretagne y joue un rôle essentiel, moins par sa puissance commerciale que par l’accès précoce au capitalisme que lui ont permis ses révolutions, politiques et industrielles. Ses succès fixent le rythme de la croissance de tout l’Occident : les autres nations doivent s’adapter, catégoriquement.
Cet impératif, impersonnel parce qu’objectif, commande une large part de l’attitude des élites sociales de la France, y compris une part notable de l’aristocratie, convertie au libéralisme. Chacun cherche à faire coïncider la modernisation avec ses intérêts propres. D’où la multiplicité des fractions. Malgré les divergences, cependant, un certain programme commun s’esquisse. C’est celui qu’effectivement mettra en oeuvre l’Assemblée constituante : limitation du pouvoir royal, contrôle parlementaire, suffrage censitaire, refonte de la fiscalité et de la justice, affirmation de l’individu, etc. Avec ces réformes-là, on peut faire face à la concurrence britannique et prétendre à l’hégémonie sur l’Europe, sans trop ébranler la hiérarchie sociale.
Dans cette perspective, le peuple constitue une masse de manoeuvre. Mais, on l’a dit, la logique politique née de l’ébranlement de ces piliers de l’ordre social que sont la monarchie et la religion ouvre de nouveaux espaces. S’y engouffrent tous ceux qui n’ont aucune raison d’autolimiter leurs exigences, parce qu’ils sont déjà exclus des projets de société en gestation : « bras-nus » bien sûr, mais aussi femmes, Noirs… Plus ou moins massivement, ils revendiquent. Plus ou moins clairement, certains imaginent un avenir autre. Même limitée dans son expression, même momentanément coupée du possible immédiat, cette imagination est créatrice. Le seul fait que quelques hommes aient pu parler de communisme, quelques combattantes exiger l’égalité pour les femmes, montre bien qu’à côté de la logique de l’évolution sociale il y a une logique des luttes. Comme l’écrit Guérin : « La Révolution française (…) fut un épisode de la révolution tout court. »
Il y a donc deux révolutions en France. La révolution de la modernisation capitaliste. Celle-là, Furet a raison, pouvait s’arrêter en 1791, mais la remarque est purement théorique. La seconde révolution, celle des masses, ne pouvait en rester à pareil mi-chemin. Forcément, l’enchaînement interne du processus révolutionnaire devait l’entraîner plus loin, par nécessité politique et pas seulement idéologique.
Difficile de nier que la Révolution française, jusque dans ses prolongements napoléoniens, marque bien la modernisation institutionnelle par laquelle s’effectue le passage au capitalisme. Elle est, à ce titre, une révolution bourgeoise. Mais, contrairement à ce que l’on a dit souvent, elle n’est pas un modèle de la transition historique vers le capitalisme. La crise immense qui l’a marquée de bout en bout a provoqué une radicalisation, en elle-même contradictoire à l’esprit bourgeois tel qu’il existait auparavant, tel qu’aussi il a pris forme au XIXe siècle. Faisons une hypothèse : 1789 est à bien des égards une exception ; la conquête tranquille de l’hégémonie par la bourgeoisie allemande, quelques décennies plus tard, est, sans doute, plus typique.
1789 marque donc un commencement. François Furet, s’inspirant de Tocqueville, nous dit qu’il s’agit là d’un mythe, inspiré par les croyances des protagonistes. Il a beau jeu de montrer les continuités entre l’Ancien Régime et la France post-révolutionnaire : il n’y a jamais de nouveauté absolue, le maintien et la répétition scandent les actions humaines. Mais il y a des ruptures, à partir desquelles l’évolution historique suit un cours différent dans ses lignes de force. La Révolution française est une de ces ruptures – en grande partie à cause de la dualité de son déroulement.
Et, si l’idéologie de la table rase est bien celle des principaux acteurs de la période, ce n’est pas seulement parce qu’il faut, pour légitimer sa propre audace, se persuader que l’on innove totalement. C’est aussi parce que ceux qui mettent à mort avec le roi toute une société ont conscience d’avoir franchi un pas irrémédiable. C’est aussi que les anticipations que permet, dans le domaine idéologique, la crise révolutionnaire sont, indépendamment de leurs possibilités de réalisation immédiate, une négation du passé.
Cette richesse et cette complexité de la Révolution française, la méthode d’approche de Daniel Guérin nous aide à l’appréhender.

La deuxième fin de Robespierre
Grâce à Guérin, nous pouvons aussi sortir du « jacobinisme ». On a beau faire : près de cent ans de robespierrisme quasi officiel font que l’ »Incorruptible » passe pour un modèle révolutionnaire. Lénine lui-même s’y est trompé. L’honnêteté de Maximilien, son intransigeance et son énergie éclipsent les incertitudes de sa pratique. Albert Soboul et ceux qu’il a inspirés n’ont pas peu contribué à entretenir, à notre époque, cette sorte de culte.
Ils ont, certes, contribué à la connaissance du mouvement révolutionnaire et, à coup sûr, ils ne correspondent pas au portrait-robot peu flatteur que trace d’eux François Furet pour mieux les disqualifier. Néanmoins, ils ont l’inconvénient majeur de faire de la pratique robespierriste l’incarnation du maximum révolutionnaire possible : compte tenu des conditions objectives, on ne pouvait aller plus loin que l’a fait le Comité de salut public ; les Enragés posaient de vrais problèmes mais de façon excessive ; les femmes en quête de leurs droits politiques relevaient de l’utopie.
Ainsi posée, la question n’a aucun sens. Elle reflète un choix politique a priori que fonde une appréciation purement idéaliste des rapports du possible et de l’impossible, de l’action et de l’utopie. On n’apprécie pas les acteurs d’une révolution sans s’interroger sur la signification sociale et politique de leur comportement ou, si l’on veut, sur les fonctions qu’ils remplissent dans une société en crise.
Comment définir les Montagnards les plus radicaux ? Par leur ardeur à défendre les conquêtes de la Révolution ? Certainement. Mais aussi par leur place sur l’échiquier politique. Robespierre, Couthon, Saint-Just sont au carrefour des influences et des intérêts qui donnent à la Révolution française son caractère pluriel (c’est peut-être cette position médiane qui permet à leurs admirateurs d’en faire les agents de la raison possible). Ils sont dans le cadre de la révolution bourgeoise, mais ils en perçoivent à l’occasion les limites (ils cherchent les moyens d’égaliser les conditions sociales). Ils entendent s’appuyer sur le peuple, mais rejettent ses revendications trop radicales, en particulier tout ce qui porte atteinte à la propriété.
Un marxisme quelque peu traditionnel les qualifierait de « petits-bourgeois ». Caractérisation en partie fondée, mais insuffisante. Le « gouvernement » robespierriste est aussi, par sa pratique, un pouvoir bureaucratique. Empêtré dans sa situation intermédiaire, il ne peut subsister qu’en réprimant, tantôt à gauche (Jacques Roux, Hébert), tantôt à droite (les Indulgents, Danton). Il perd ainsi ses assises sociales en se substituant de plus en plus à ceux au nom desquels il parle, en classifiant et réglementant la vie sociale tout entière, de façon à empêcher toute déviation. En quelque sorte, un bonapartisme révolutionnaire qui ne pouvait avoir aucun avenir.
Jugement de fait et non de valeur. On peut comprendre la logique infernale qui a mené dans l’impasse le Comité robespierriste. On ne peut pour autant lui imputer un rapport fécond au réel : son audace – indéniable – se mêle d’aveuglement et d’un conformisme qui annonce les grandes éthiques conservatrices du XIXe et du XXe siècles. Le plus souvent, les robespierristes privilégient l’action de sommet et l’intervention de l’appareil d’Etat par rapport à la mobilisation de masse. Daniel Guérin montre bien qu’en plusieurs circonstances décisives le noyau dur des Jacobins est devancé, dépassé par les initiatives populaires qui convergent autour de la Commune de Paris (c’est notamment le cas lors de la journée du 31 mai 1793).
Les robespierristes, à leur façon, sont modernes. Ils annoncent un certain style d’organisation, de direction et de rapport aux masses qui, hélas, fleurira au XXe siècle. Quelles que soient les excuses que l’on peut trouver à leurs erreurs, on ne peut ignorer qu’ils sont, de fait, coupés de plus en plus de ce qui est initiative d’avant-garde. Il y a, en puissance, deux courants et deux pouvoirs dans les années 1793-1794. Guérin a raison de l’indiquer, même s’il schématise à l’occasion les oppositions existantes.
Il y a, de même, deux Terreurs. Sur ce point, les recherches historiques ont confirmé les indications de Daniel Guérin. Une terreur populaire, brutale, cruelle même lors des massacres de septembre 1792, née de la réaction spontanée des gens du peuple qui, soumis depuis toujours à la violence latente et ouverte des rapports sociaux d’Ancien Régime, ne peuvent exorciser leurs craintes qu’en employant les méthodes même dont ils avaient été les victimes.
Cette terreur-là, on peut la déplorer ; il faut la comprendre. Elle diffère de la terreur bureaucratique qui, de 1793 à 1794, s’organise d’en haut et dérape dans l’engrenage de la Loi des suspects. Cette terreur-là fit des victimes dans toutes les couches de la population. Elle exprimait l’effort désespéré d’un pouvoir, de plus en plus isolé, pour encadrer une population incontrôlable. L’idéologie révolutionnaire a-t-elle, comme le suggère Furet, préparé le terrain de la Terreur ? Peut-être, sous certains de ses aspects. Mais ce ne sont pas les concepts qui ont déterminé l’usage de la guillotine : c’est une pratique du pouvoir et un rapport au peuple, éminemment concrets.
Il y aurait beaucoup à dire encore. Daniel Guérin a notamment consacré des développements intéressants à la déchristianisation, dont il a montré que, loin d’être totalement artificielle, elle répondait aux aspirations de certains secteurs du mouvement populaire et était un enjeu entre bourgeois et « bras-nus ».
J’espère avoir transmis un peu de la vigoureuse passion de Daniel Guérin. Je souhaite avoir montré que sa méthode d’approche est féconde, fondamentale même, pour comprendre le pluriel de la Révolution française.
Aujourd’hui, l’heure est à l’idéologie molle du consensus. Consensus républicain certes, mais combien anémique. On applaudit 1789 pour les droits de l’Homme (qui peut être contre ?) de façon à ce que 1989 voie la fin des conflits passés, présents et futurs. La Grande Révolution est un long fleuve tranquille.
Daniel Guérin nous aide à remettre les pendules à l’heure. En magnifiant les « bras-nus » et la première Commune de Paris, il rétablit un passé qui est le garant de l’avenir des luttes.
Pensons à ce que chantait Eugène Pottier : « lls sentiront sous peu, nom de Dieu, que la Commune n’est pas morte. » Une phrase dont la forme et le contenu plaisaient à Daniel Guérin.
Denis Berger
Daniel Guérin et la Révolution française / 1998
Texte publié dans Alternative libertaire en 1998
Voir le site Daniel Guérin Info
A lire également sur le Silence qui parle :
Sur le capitalisme et le désir, entretien avec Gilles Deleuze et Félix Guattari

williy-ronis-front-populaire alternative libertaire dans Anarchies
1 Daniel Guérin, les Luttes de classes en France sous la première République, Gallimard, 1946, 2 volumes. Une seconde édition, augmentée, est parue chez le même éditeur en 1968. On peut se référer aussi à l’édition abrégée (Bourgeois et bras nus, Gallimard, 1973) et au recueil d’articles (la Révolution française et nous, Maspero, 1976) qui contient notamment une importante préface, non publiée jusque-là, de l’édition de 1946.
2 En leur temps, Albert Soboul (Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire en l’an II, 1793-1794, édition abrégée d’une thèse soutenue en 1958) et François Furet (Penser la Révolution française, Gallimard, 1978) ont rapidement évoqué et critiqué les idées de Guérin. Michel Vovelle a fait de même, dans la revue de l’historiographie révolutionnaire qu’il a publiée dans l’Etat de la France sous la Révolution française, La Découverte, 1988.
3 Il n’est pas nécessaire de rappeler ici ce que furent, de 1930 à sa mort récente, les activités de Daniel Guérin. Bornons-nous à dire que, marxiste libertaire, il n’a cessé de combattre toutes les formes de l’oppression et de l’exploitation. La variété de son oeuvre écrite témoigne de la diversité et de la profondeur de son engagement contre le colonialisme, pour la libération sexuelle. Ses travaux sur l’Amérique, le Front populaire, etc. valent d’être lus.
(notes 4 à 8 manquantes)

Les paradoxes des devenirs / René Schérer

« Les devenirs sont réels », « les devenirs sont en nous », leitmotive, refrains de la théorie deleuzienne des devenirs.
Ces propositions de Mille Plateaux retentissent l’une sur l’autre dans leur conjonction paradoxale, et chacune renvoie, d’autre part, à son paradoxe immanent : réalité des devenirs-animal, -femme, -enfant, -moléculaire, sans changer, toutefois, de forme ; si l’on ne se transforme pas « réellement » en femme, enfant, animal, molécule, que veut dire la « réalité » de ces devenirs constamment affirmée ? Serait-ce « l’imperceptibilité » du sujet qui énonce (le « devenir-imperceptible »), l’effacement, le retrait du sujet qui détiendrait la clé de l’énigme ? Mais que dire, alors, de la présence « en nous » des devenirs ? Ne pose-t-elle pas, dans l’hypothèse du retrait du sujet, la question du maintien d’une intériorité tout aussi paradoxale ?
Où situer ces devenirs qui emportent le lecteur, le fascinent, le convainquent dans un mélange d’évidence familière et de magie envoûtante. « Nous sorciers », écrivent Guattari et Deleuze. Où situer, oui ! ces devenirs, dans quel espace, quel temps, selon quelle dynamique, quelle courbure de l’espace-temps ? Quel est leur mode d’existence, affirmée simultanément avec un « réel » qui n’en est pas un, et un « en nous » qui n’en est plus ?
Il se passe, en cette occasion, un peu la même chose qu’avec les chaussettes de Walter Benjamin. On se souvient de ce beau passage d’Enfance berlinoise qui rapporte l’expérience puérile et troublante du petit garçon devant les chaussettes de laine dans l’armoire (1). L’une des chaussettes enroulées paraît être contenue dans la petite bourse formée par l’autre. L’enfant y plonge sa main pour la saisir et la tire à lui. Mais, sitôt qu’il l’a sortie de sa bourse, cette dernière a disparu. Expérience vraiment philosophique de l’enfance, où Benjamin dit avoir découvert, avec « l’apparition bouleversante » de la chaussette déroulée, « une vérité énigmatique » qui ne cessera de le hanter : « La forme et le contenu, l’enveloppe et l’enveloppé, la chaussette du dedans et de la bourse sont une seule et même chose. Une seule chose. Une seule chose et une troisième aussi, il est vrai : cette chaussette, fruit de leur métamorphose. »
C’est comme le devenir deleuzien : « Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même. » (2)

Un concept dramatisé
L’expérience de la chaussette intrigue, elle est révélation philosophique parce qu’elle se déploie dans un espace paradoxal ; ou mieux, elle manifeste un paradoxe de l’espace lorsqu’il échappe à l’intuition immédiate des formes de la géométrie métrique, et qu’il relève non d’une projection plane, mais d’une analyse qualitative des situations : celle des relations topologiques, caractéristiques des enveloppements, plissements et relevant, en général, des propriétés du vivant. Avec la vie seule, en effet, « l’intériorité » commence à se définir, à prendre sens. L’inanimé est toute extériorité, partes extra partes : la vie invagine, pousse, en même temps que vers le dehors, vers un dedans qu’elle constitue ; elle invente l’intériorité en la distribuant autour de cette surface aux propriétés spécifiques qu’est la membrane.
Gilbert Simondon a expliqué cette différenciation et le processus d’apparition du vivant d’une façon particulièrement accessible et lumineuse dans son livre sur la formation de l’individu (3). Entre l’extérieur et l’intérieur, la membrane est sélective : « C’est elle qui maintient le milieu d’intériorité comme milieu d’intériorité par rapport au milieu d’extériorité. On pourrait dire que le vivant vit à la limite de lui-même, sur sa limite ; c’est par rapport à cette limite qu’il y a une direction vers le dedans et une direction vers le dehors. » Par opposition au cristal où tout est extérieur. Ces relations dynamiques du vivant ne sont pas métriques, mais topologiques : « C’est une solution topologique, non une solution euclidienne », écrit Simondon à propos des plissements du cortex. Dans l’émoi de l’enfant qui plonge sa main à l’intérieur des chaussettes enroulées, dans « la molle masse de laine », avec sa « chaleur laineuse », il y aussi l’émotion inquiète devant la vie, une vie des choses et des sortilèges. Sans elle, il n’y aurait pas de « dedans », ni de déroulement, ni de devenir.
Plongeant à notre tour la main dans l’épaisseur des devenirs deleuziens qui se proposent, selon leur réalité et leur intériorité troublante, en tant qu’idées et images, nous y trouvons les dynamismes spatio-temporels propres à la vie. C’est-à-dire la constitution première d’un champ polarisé, d’une tension productrice. Le devenir est événement de la vie, dramatisation de l’idée, où il puise à la fois sa « réalité » et son « en nous ». Car la « solution » des devenirs est topologique, elle aussi.
Cela se laissera mieux saisir, et tirer à soi comme la chaussette benjamienne, rapporté à un écrit de Deleuze de dix ans antérieur à Mille Plateaux, une communication à la Société française de philosophie sous le titre « Méthode de dramatisation » (4). Texte très éclairant en ce qui s’y trouve exposé le « devenir » de la pensée, le processus de sa production dans des dynamiques spatio-temporelles qui requièrent un espace topologique. On pourrait aussi titrer ce texte, à bien des égards inaugural, « Comment les idées viennent à l’esprit ? » : dans un champ intensif de forces où des séries entrent en résonance. Elles fulgurent comme la « foudre qui jaillit entre intensités différentes ». « Ces mouvements terribles, écrit Deleuze, inconciliables avec un sujet formé » ne peuvent l’être qu’avec « un sujet larvaire », ou celui de l’enfance. Entrer en devenir, avoir des idées, c’est un phénomène, non d’intériorité subjective, mais d’échange vivant entre le dedans et le dehors, un événement à leur limite. Relisons ces pages inspirées et troublantes, en appliquant aux devenirs les dynamismes décrits pour l’idée dans sa relation à la pensée et au concept : « C’est que les dynamismes et leurs concomitants travaillent toutes les formes et les étendues qualifiées de la représentation, et constituent, plutôt qu’un dessin, un ensemble de lignes abstraites issues d’une profondeur inextensive et informelle. Etrange théâtre fait de déterminations pures, agitant l’espace et le temps, agissant directement sur l’âme, ayant pour acteurs des larves – et pour lequel Artaud avait choisi le mot « cruauté ». Ces lignes abstraites forment un drame qui correspond à tel ou tel concept, et qui en dirige à la fois la spécification et la division. C’est la connaissance scientifique, mais ce sont aussi les choses en elles-mêmes qui dramatisent. Un concept étant donné, on peut toujours en chercher le drame. »
Les paradoxes des devenirs / René Schérer dans Anarchies masques-larvaires2-300x248
Cet espace, ces lignes abstraites, ces drames, on les retrouve dans Mille Plateaux, avec les diagrammes, les machines, la machination des âmes et des choses dans les devenirs. La dramatisation est à la source profonde d’une opération qui saisit le réel aux deux pôles extrêmes de la subjectivité non partageable des images du rêve, et de l’objectivisme communicable de la science, aux points où la prégnance hallucinatoire du fantasme se substitue au monde ambiant, et iù la « vérité » partagée de l’atome et de la molécule dissout les formes de la représentation. Subjectivisme radical et objectivisme extrême se rejoignant dans une même constitution « transcendantale » du monde. Transcendantal, c’est-à-dire ce qui rend possible, établit la consistance d’un monde dramatisé par les devenirs. Un paradoxal « empirisme transcendantal » substitué aux contraintes d’une connaissance close.
Au demeurant, Kant n’en est pas absent. « La méthode de dramatisation » s’apparente, chez Kant, au schématisme, dit par un « art caché » dans les profondeurs de l’âme (Gemüt). Le schème est un drame qui permet à la catégorie abstraite de se manifester dans l’intuition. Et de même l’idée schématise dans cette zone obscure où la vie passe à l’expression. Plus encore, il faut dire que l’idée est l’art caché lui-même, la puissance de façonnement par où l’âme plonge dans la Nature, foyer et plan de différenciations vivantes, de devenirs. Au niveau de l’idée comme des devenirs, il y a distinction, non clarté, celle-ci étant toujours représentative ; et idée comme devenirs, s’ils dramatisent, ne le font plus dans l’ordre de la représentation, c’est-à-dire de la ressemblance, mais de la « cruauté ». « L’idée en elle-même n’est pas claire et distincte, écrit Deleuze, mais au contraire distincte et obscure. C’est même en ce sens que l’idée est dionysiaque, dans cette zone de distinction obscure qu’elle conserve en elle, dans cette indifférenciation qui n’en est pas moins parfaitement déterminée : son ivresse. »
On peut parler aussi de l’ivresse des devenirs qui, comme l’écrivait Proust de ses états d’expérience, sont « réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits » (5). Leur paradoxe est celui de leur distinction obscure, et de cette manière qu’ils ont, comme l’idée, d’occuper un espace topologique, jaillissant par éclairs des différences d’intensité entre les séries qu’ils mettent en contact. Le cogito de la représentation ne peut les comprendre ni les supporter, mais seul le peut le sujet larvaire de la « régression » ou mieux de « l’involution » qui retrouve les forces de vie originelles, jusqu’aux moléculaires, et les redistribue toujours selon la loi de réversibilité et d’échange entre intérieur et extérieur, enveloppant et enveloppé, affection et expression.
Le devenir est sortilège et esprit d’un réel qui le porte et qu’il constitue : celui de la création sortant de son enveloppement, selon la « troisième chose » de Benjamin. Miracle de la chaussette sortie comme miracle de la création, de la « grande santé » de l’art et de l’écriture. Le devenir est joie, accroissement d’être et de puissance.

Place aux vampires
Les devenirs sont de l’ordre des schèmes et des drames. La présentation narrative de Mille Plateaux par « souvenirs » : ceux d’un spectateur, d’un naturaliste, d’un sorcier, d’un bergsonien…, ainsi que, insolitement, d’une molécule et d’une eccéité, contribue à cette dramatisation, en écartant toute prétention à une logique déductive. Nous sommes dans l’a-logisme, dans « des consistances a-logiques » (6).
Les devenirs sont des schèmes, mais ce sont aussi des vampires. des vampires avant tout, peut-être, si l’on tient compte de la datation, 1730, de tout le chapitre qui précise, au sous-titre « souvenirs d’un bergsonien » : « On n’entendit plus parler que de vampires de 1730 à 1735… »
Il faut prendre au sérieux cette boutade, avec la dose d’humour qui toujours, on le sait, chez Deleuze, accompagne la vérité.
Il n’est besoin que d’ouvrir le livre classique de dom Calmet qui, en 1746, a introduit, en France, à la fois la chose et le mot (7). Le chapitre VIII énumère tous les cas rapportés depuis 1730, par le Glaneur de Hollande, en particulier, cite les Philosophicae cogitationes de vampiriis de J. Christophe Herenberg en 1733, mentionne des informations du Mercure galant, dès 1693. Tous cas auquel le R.P. applique une critique trop tièdement sceptique au gré de l’Encyclopédie (article « vampires »).
Un incontestable phénomène historique, donc. C’est d’ailleurs une des plus intéressantes remarques de la préface que d’en établir ce que nous appellerions aujourd’hui la « modernité » : « Dans ce siècle, une nouvelle scène s’offre à nos yeux depuis environ soixante ans dans la Hongrie, la Silésie, la Moravie, la Pologne : on voit, dit-on, des hommes morts depuis plusieurs mois revenir, parler, marcher, infester les villages… En nulle histoire, on ne lit rien d’aussi commun ni d’aussi marqué. » L’auteur est particulièrement sensible à ce nouveau visage, à cette métamorphose d’une croyance aux revenants, bénéfiques ou redoutables, qui remonte à l’Antiquité ; en termes deleuziens, sensible à ces « devenirs ». Et nous ajouterions, ayant lu Mille Plateaux, que le devenir s’y manifeste, en l’occurrence sous les traits les plus propres, à l’extrême bord d’une frontière, dans l’occupation d’une zone « d’indécidabilité » entre le vivant et le mort, l’humain et l’animal. Traits significatifs du mode d’existence de l’être métamorphique, comme à propos des loups-garous abordés au sous-titre « Souvenirs d’un théologien » : « Il n’y a pas de loups-garous, l’homme ne peut pas devenir réellement animal » ; « Il y a cependant une réalité démoniaque du devenir-animal de l’homme. »
Mais pour les vampires, il y mieux ; car, à leur propos, c’est bien l’animal du devenir-animal qui fait question. Dom Calmet les appelle « sangsues », ces fantômes que le serbe nomme vampires, le tchèque ou le russe, oupires, provenant du turc uber (« sorcière »). Quant au vampire, cette chauve-souris d’Amérique, suceuse nocturne du sang des animaux, il n’a été nommé tel par Buffon, en 1751, que, justement, d’après les vampires de dom Calmet. Cette réversion onomastique fait de nos vampires un paradigme paradoxal. Ils occupent un entre-deux, à la limite d’une surface où l’on passe sans discontinuité (surface topologique de Moebius) de l’animal à l’homme et de l’homme à l’animal, d’abord sangsue, puis mammifère ailé qui a nourri l’imaginaire du cinéma, et jusqu’à la série du Petit Vampire venant chaque soir égayer la solitude télévisuelle des jeunes Allemands.
S’il est animal, le vampire, en tout cas, ne l’est que (mais paradigmement) par la succion, par la bouche ou la tête.
Gilbert Lascault, dans l’horizon des arts plastiques, a rassemblé des notations très convaincantes sur le lien entre la bouche et le bestial : « L’une des manières de parler de l’animalité consiste à penser les bouches. » Le privilège de l’homme est l’oeil, le regard ; l’animal est toute bouche ; il la porte en avant, c’est sa « proue » (G. Bataille). Quant à F. Bacon, il joue l’animalité contre « l’hypothèse de l’âme » ; « il choisit la bouche qui agresse, régresse, hurle, se tord, se dévore elle-même. » (8)
Il reste à comprendre et situer l’animalité. Le rapport d’animal à l’homme, est-ce simplement celui de la matière à l’âme ? L’animalité, n’est-ce pas ce qui, en l’homme, persiste, insiste, le force à « régresser » en-deçà de lui-même pour se porter au-delà des formes closes ? Une involution plutôt, comme celle qui maintient, au sein même de la molécule vivante, les matières et les cristallisations du non-vivant (9).
La bouche des figures de F. Bacon, cette manière qu’elle a de se dévorer elle-même, la viande, le cri qui efface toute parole, ce n’est plus la simple matérialité présente, mais des forces qui sourdent, l’invisible de la vie passant au visible, devenant. Ainsi les évoque Deleuze : « Bacon fait la peinture du cri parce qu’il met la visibilité du cri, la bouche ouverte comme gouffre d’ombre en rapport avec des forces invisibles qui ne sont plus que celles de l’avenir. » (10) Un avenir – il convient de préciser – qui n’est pas projeté dans le futur, mais présent dans la torsion spatio-temporelle du devenir qui animalise l’homme tout en humanisant l’animal, en établissant entre eux une zone de passage ou d’indiscernabilité.
Il n’y a pas que la bouche, tout le visage distingue l’homme de la bête et dissimule la tête que Bacon rétablit. « Bacon est peintre de têtes, non de visages ». A l’organisation structurée en vue de la suprématie du sujet, à la « machine de visagéité » impérieuse et terrorisante (« le visage, quelle horreur ! » de Mille Plateaux), cette peinture oppose la tête, prolongement du corps, sa « pointe », et à la pensée cogitante, « un esprit qui est corps, souffle corporel et vital, un esprit animal ». C’est cet esprit qui, en l’homme, avec l’homme,insuffle l’animalité : « C’est l’esprit animal de l’homme : un esprit-porc, un esprit-buffle, un esprit-chien, un esprit-chauve-souris. » (11) Voilà bien l’esprit du vampirisme qui a séduit l’Europe de 1730, qui s’est diffusé à travers les mailles du rationalisme des Lumières trop peu sensibles au souffle de certains devenirs dont la raison logique est incapable de donner la mesure ; d’en apprécier la richesse et la fécondité. Dans, avec les vampires, une poétique est en germe, la contagion d’une autre culture. En cela aussi les vampires sont paradigme d’une genèse des devenirs, proliférant et prolifiques, non selon un mode naturel, « naturalistique », de filiation, mais selon celui, démonique et dionsyaque, des créations.
A quoi il conviendra d’ajouter que les vampires qui occupent la frontière entre l’homme et l’animalité, êtres des confins, le sont aussi selon leur naissance géographique et la diffusion de leurs légendes. Elle se fit dans les garnisons des Carpates, aux bords mouvants des provinces frontalières, telle cette Moravie récemment agrégée à l’Empire (12). Ils sont, comme le notait dom Calmet, phénomène de la modernité, mais à ses marges.
Leur espace propre, relativement aux stratifications politiques massives, peut être qualifié de « lisse », « nomade », et leur aire d’apparition et d’existence de micropolitique. Et l’on se rappellera la déclaration de Gilles Deleuze dans ses entretiens avec Claire Parnet : « Si les nomades nous ont tant intéressés, c’est parce qu’ils ont un devenir et ne font pas partie de l’histoire ; ils en sont exclus mais se métamorphosent pour réapparaître autrement, sous des formes inattendues, dans les lignes de fuite du champ social. » (13) La modernité nomade des vampires est celle d’une semi-historicité, elle opère une coupe transversale dans le champ lisse et libre, établit une fêlure qui interdit à l’Histoire de former l’unique destinée de l’homme : « L’homme devient-animal, mais il ne le devient pas sans que l’animal en même temps devienne esprit, esprit de l’homme, esprit physique de l’homme, esprit physique de l’homme présenté dans le miroir comme Euménide ou Destin. » (14)

Eventum Tantum
Le devenir échappe à la ressemblance ; il retient des traits, un esprit, comme l’écrit Logique de la sensation. Ou alors, s’agit-il de cette « ressemblance non sensible » (unsinnliche Aehnlichkeit) dont parle W. Benjamin dans un de ses essai, qui, tout en relevant d’une méthode très différente de celle de Mille Plateaux, apparemment aux antipodes de sa conceptualisation, ne sont pas sans rapport, sont même en convergence avec elle (15).
Car, Benjamin reste pris dans l’horizon de la mimêsis, il lui impose une variation, une généralisation où elle semble se dissoudre dans les devenirs. En effet, dans ce texte inspiré, l’imitation ne se rapporte pas aux formes visibles, ni même à la vie organique, mais concerne les phénomènes célestes, les étoiles, les planètes, les correspondances astrologiques. Elle en retient des traits, un esprit, élément d’une lecture et d’une écriture de l’univers. La ressemblance non sensible est cosmique.
Les devenirs aussi peuvent être traités comme une « écriture » cosmique, une mise en relation avec, ainsi que Deleuze le formule à l’occasion du cinéma : « la puissante vie non organique qui enserre le monde » (16). Et c’est bien à partir de tels rapprochements que l’on peut comprendre leur mode d’existence, donner un sens à une réalité insistante qui ne se confond pas avec celle des corps et des choses visibles ; ainsi que définir leur dépendance à l’égard du « nous » qui les contient, c’est-à-dire de celui qui les invente et de ceux qui les recueillent dans l’illumination de l’instant du moins, en les faisant leurs. Sans confondre ce « en nous » avec une quelconque inclusion dans un sujet, une intériorité psychique.
Les devenirs ne sont pas des produits subjectifs, des fictions ou des métaphores, « manière de dire », « façon de parler ». Créations littéraires, certes, ils ne sont pas « que » littérature, mais assurent la plus haute puissance d’une vie révélée par l’écriture et par l’art. Ils ne se laissent pas inclure dans une philosophie du « comme si » (Als ob) comme celle, célèbre, du néo-kantien Hans Vaihinger, faisant de l’art comme du concept de simples fictions commodes (17).
La philosophie des devenirs est sans doute, pour une large part, une pragmatique. Le chapitre de Mille Plateaux sur les « régimes de signes » l’établit, et Qu’est-ce que la philosophie ? confirme que la vérité d’un concept dépend de sa fécondité, parce qu’il donne aux problèmes une meilleure réponse : « Si un concept est « meilleur » que le précédent, c’est parce qu’il fait entendre de nouvelles variations et des résonances inconnues, père des découpages insolites, apporte un Evénement qui nous survole. » (18)
Ainsi en est-il, relativement aux théories de la mimêsis ou du structuralisme, du concept de devenir. Il est « meilleur ». Et il échappe au als ob parce que, précisément, il ne se laisse pas emprisonner dans une définition limitative du réel ou des genre d’être (des êtres par analogie), mais qu’il exprime bien le devenir, ou encore, l’Être en tant que Devenir, cet Evenement – ou avènement – qui, chaque fois que se produit un devenir- (devenir avec tiret), se manifeste en même temps, « nous survole ». Autrement dit : le Devenir ; l’Être en tant que Devenir, n’est nulle part ailleurs que dans les devenirs-. La philosophie deleuzienne n’est pas celle du « comme si » parce qu’elle repose sur l’univocité de l’être et de – c’est-à-dire avec – l’événement. Il faut sans cesse revenir aux proposition fondatrices de Logique du sens, cette autre Ethique : « L’être univoque insiste dans le langage et survient dans les choses » et : « Il n’y a qu’un seul et même être pour l’impossible, le possible et le réel, pour tout ce qui se dit. » (19)
Devenir est allemand. Werden conjugue l’être en train de se faire, fieri latin. Mails il convient de distinguer, dans le processus, l’advenu, eventus, de l’advenir, eventum. Le devenir est advenir : eventum tantum, comme l’écrit aussi, à la même page, Logique du sens.
Les devenirs-événements ou les événements des devenirs- sont « effets de surface », « simulacre », au sens de Lucrèce, pour lequel les simulacres, jeux des atomes qui les composent, échappent aux confrontations vaines entre modèle et copie, image et chose, fiction et réalités. Au plan des simulacres s’exprime tout l’être en tant que devenir. Ils sont à ligne frontière qui sépare et réunit à la fois le corporel et l’incorporel, sur cette crête, à sa pointe.
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Ponderación misteriosa
Les devenirs deleuziens occupent des lignes de crête et des pointes. Ils font mieux que s’y tenir, ils les sont. En eux se concentrent des traits singuliers, ou, ce qui revient au même, des multiplicités qu’ils réfléchissent et expriment. Ils sont, selon leurs points de vue et les connexions bizarres mais irrécusables qu’ils établissent, des miroirs vivants de l’univers. Atomiques ou moléculaires, oui ! car ils irisent toutes les surface, détruisant sans trêve d’anciennes figures pour en faire surgir de nouvelles où d’autres sens viennent se loger. Les devenirs-animaux, femme, enfant, molécule… assurent au monde et à son expression une vie et un frémissement immobile, en lequel il est aisé de découvrir l’art baroque du concetto ou concepto ; ce « tremblement fixe du baroque » selon l’expression frappante de Lorca (20).
Le concept deleuzien, et celui, singulièrement, des devenirs- est baroque, à n’en pas douter.
Il a en commun avec le concepto (j’utiliserai, me référant ici à Baltasar Gracián, le terme espagnol, de préférence au terme italien concetto que mentionne Deleuze dans le Pli) cette distinction obscure qui s’élabore dans l’idée et fulgure dans la pointe ; trait d’esprit qui n’est souvent qu’un jeu de mots. Il est production et émergence du sens, donnant « sous les ombres de l’obscurité accès à la conception », selon une formule de Góngora (21).
Le concept baroque, dans sa pointe, est le sommet ou l’acumen : Agudeza del ingenio, titre du traité de Baltasar Gracian qui définit encore le concepto : « un acte de l’entendement qui exprime la correspondance qui se trouve entre les objets » ou « subtilité objective » (22). Le concepto peut paraître sombrer parfois dans la préciosité verbale du langage amoureux, à l’exemple de ce quatrain de Lope de Vega:
Bien que la vie me fasse peine
Je ne voudrais pas la perdre
Pour ne pas perdre la raison
Qui cause ma mort et ma passion
. (23)
Mais il atteint toute sa puissance et son effet avec les célèbres stances de Sigismond dans la Vie est un songe de Calderon : hymne magnifique à la liberté de toutes les créatures opposée à la triste condition du prisonnier :
Dites-moi quelle loi quelle justice ou raison
Peuvent aux hommes refuser
Un si doux privilège,
Que Dieu même octroie au cristal,
Au poisson à la bête et à l’oiseau ?
(24)
(« Excepción tan principal
Que Dios le ha dado a cristal
A un pez a un bruto y a un ave »)
Le don de la liberté, « exception » accordée à tous, sinon au prisonnier, là est l’intraduisible du concepto, la pointe. Le « concept » est la fêlure qui entrouvre l’abîme du sens et du non sens. Il crée, comme l’a écrit pour sa part W. Benjamin dans son étude sur le drame baroque : « le vertige devant l’abîme dépassant les formes de la pensée » (25) puisqu’il utilise toutes les ressources de l’imagination représentative pour atteindre au non-représentable.
Certes, le concepto ou concetto, s’il ouvre à la profondeur paradoxale de la pensée, n’est pas encore, philosophiquement, un concept. Pour la constitution d’une philosophie du baroque, il faudra, ce que Deleuze expose dans le Pli, que la pointe du concetto soit, par Leibniz, transposée en l’unité subjective de la monade, en laquelle l’univers se concentre : « Le monde comme cône fait coexister la plus haute intériorité et la plus large unité d’extension » (26). Le monde comme cône, c’est le « point de vue ». La perspective multipliante a mis les espaces et les significations en mouvement. Mais dans son devenir philosophique, le concetto risque aussi de s’appauvrir, de se « sédentariser » en repliant les mondes sur l’intériorité du sujet. En dépit de leur diversité et de leur infinité, les perspectives leibniziennes seront contraintes à converger dans une soumission à la solution unique du calcul divin créant un seul monde réel, éliminant les « incompossibles ». Cette apparition, cette réquisition du « sujet », annonce une manière de clôture dans l’ouvert. Et l’on peut préférer au « principe de raison » la richesse infinie des plis aux creux desquels palpite l’âme bizarre, proliférante et contagieuse de la création baroque, peu soucieuse des incompossibles, inspirée plutôt de ces « puissances du faux » que Deleuze a su revendiquer à plusieurs reprises, et notamment dans ses écrits sur le cinéma. A partir de Leibniz, sans doute, mais en marge, dans une provocante affirmation des incompossibles (27).
La philosophie des devenirs participe à la prolifération a-logique du concetto baroque. Mais elle n’abandonne pas totalement l’exigence de la concentration leibnizienne du concept. Elle en retient quelque chose qu’expriment, à propos des maléfices trompeurs d’un abus inconsidéré des drogues, à propos des forces destructrices de la folie, alors que, sous le couvert de devenirs déterritorialisés s’opèrent des retours aux territoires les plus mortels, les mots de « prudence » et de « minimum ». Grand problème éthique – au sens de l’Ethique de Spinoza – de l’usage des devenirs. Les puissances du faux n’ont rien à y voir, car celles-ci suivent les chemins d’une création qui ne quitte les limites que pour forger des alliances nouvelles. Tout autre est la chute, l’entraînement dans l’abîme de certains devenirs, ou crus tels, lorsqu’ils laissent « filer des particules hors strates ». On connaît la mise en garde de Mille Plateaux : « Mais là encore, que de prudence, est nécessaire pour que le plan de consistance ne devienne pas un plan d’abolition ou de mort. Pour que l’involution ne tourne pas à la régression dans l’indifférencié. Ne faudra-t-il pas garder un minimum de strates, un minimum de formes et de fonctions, un minimum de sujet, pour en extraire matériaux, affects, agencements ? » (28)
Le minimum, c’est aussi ce « minimum » d’être commun au réel, au possible et à l’impossible que Logique du sens entendait sous le vocable d’ « univocité de l’être ». C’est, selon la conceptualisation baroque qui toujours, ici, trace sa ligne, non une indication limitative, réactive, mais au contraire, un principe d’abondance et de perfection. Il correspond à la « loi d’extremum » de la matière définie, d’après Leibniz, dans le Pli comme « un maximum de matière pour un minimum d’étendue », une loi de plénitude dans la concentration. Le minimum, c’est bien la vertu de la pointe selon sa fonction de faire jouer les extrêmes dans la convocation des images dispersées, disjointes puis rassemblées, pour produire avec elles plus d’intensité et de sens. C’est la loi d’équilibre des forces. Le minimum de prudence de Deleuze (qu’il ne cesse de rappeler, encore naguère, dans son Abécédaire, au mot « désir ») pondère, tout en les libérant, les devenirs à l’étroit dans un espace stratifié et subjectivé. Ce n’est nullement une façon de sédentariser autour d’un d’un sujet en limitant leur essor. Bien au contraire : à partir d’un minimum ils prennent leur envol nomade, ouvrent l’éventail de leur multiplicité. Il en va de même, ici, que chez Fourier avec le « pivot » ou « foyer », minimum d’égoïsme indispensable à l’essor des passions, mais qui, en composition avec elles, se métamorphose, sous le nom d’ « unitéisme », en « égoïsme composé ».
Le minimum assure l’équilibre et le pondère. Il est le réquisit de cette ponderación misteriosa en laquelle B. Gracián place l’acuité de la pointe (29). Elle rend compte des connexions extrêmes en assurant la convenance de l’image à son objet. Elle indique – c’est là le premier cas donné par Gracián – pourquoi il convient de sacrifier au soleil des chevaux : en raison de leur rapidité. Obscure correspondance, « distinction obscure » qui fait que l’a-logisme n’est pas, toutefois, illogique.
L’historien d’art Karl Borinski a, de son coté, élargi la validité de la ponderación misteriosa à l’architecture, en l’appliquant à l’équilibre entre forces portantes et forces pesantes qui crée, à la fois, la massivité et le caractère aérien des façades baroques. C’est le sens qu’en retient Benjamin : une mystérieuse intervention divine, le miracle renouvelé de l’art (30).
Le devenir-deleuzien, cette pointe, repose également sur une mystérieuse pondération. Il est pénétré de l’idée d’une convenance mesurée, dans son a-logisme, qui sous-tend les singularités du devenir-baleine du capitaine Achab, -tortue de D.H. Lawrence, -chienne de Penthésilée, -femme d’Achille, -atome ou enfant de Virginia Woolf… Il brouille les genres, prépare des « noces contre nature », mais la ponderacion misteriosa accomplit le miracle de faire que la dispersion moléculaire, grâce au « minimum » sur lequel elle prend appui (animal, femme, enfant…) éclaire et précise les contours du concept, sa consistance, au lieu de procéder à son abolition. On comprend ce que sont un animal, une femme, un enfant, au moment seulement de leur entrée dans la région des devenirs- ; au moment de leur accès à une indiscernabilité qui les refaçonne, mais tels qu’en eux-mêmes enfin ils sont changés. Le Pli découvre l’efficace d’un tel devenir dans l’art contemporain : « Peut-être retrouve-t-on dans l’informel moderne ce goût de s’installer « entre » deux arts, entre peinture et sculpture, entre sculpture et architecture, pour atteindre à une unité des arts comme performance (l’art minimal est bien nommé d’après la loi d’extremum. » (31) Mais ne pourrait-on en dire autant du cubisme, de l’abstrait, de l’expressionnisme déjà, si baroque ? Art des entre-deux, des devenirs paradoxaux.
Le paradoxe du devenir, des devenirs, ne peut être ni résolu ni éludé. Il est à retravailler, à renforcer, dans l’entre-deux et à la pointe, sur la ligne de crête, au bord de la fêlure où toute profondeur vient en surface ; dans l’instant du survol, du temps suspendu qui est le temps retrouvé de la création.
Qu’on me permette de détourner, à l’intention des devenirs- ce que Benjamin a écrit pour les ressemblances « non sensibles » (mais ne sont-elles pas justement des devenirs- ?), lorsqu’elles rythment toute lecture – comme toute écriture – de leur brusque et obscure illumination, lorsqu’elles « jaillissent furtivement du fleuve des choses, étincellent un instant et de nouveau s’y engloutissent ». Ajoutant, en direction de tout lecteur : « Aussi, sauf à ni plus ni moins s’interdire de comprendre, la lecture profane a-t-elle en commun avec toute lecture magique le fait de dépendre d’un rythme nécessaire, ou plutôt d’un instant critique que celui qui lit ne doit à aucun prix négliger s’il ne veut pas rester les mains vides. » (32)
René Schérer
les Paradoxes des devenirs / 1997
Publié dans Chimères n°30
Photos : masques larvaires / Jacques Lecoq
Tableau : Sincronias misteriosas de Mayte Bayon
sincronias-misteriosas baroque dans Deleuze
1 W. Benjamin, « Armoires », Sens unique – Enfance berlinoise, trad. Jean Lacoste, Lettres nouvelles, 1974, p.111.
2 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, p.291.
3 G. Simondon, l’Individu et sa genèse physico-biologique, PUF, 1964, pp. 260 et suivantes.
4 Bulletin de la Société française de philosophie, séance du 28 janvier 1967, pp. 90-101.
5 Ibid., p.99.
6 Mille Plateaux, op. cit., p. 309.
7 Dissertation sur les apparitions des anges, des démons et des esprits et sur les revenants vampires de Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie, par le R.P. Dom Augustin, Paris, de Bure l’aîné, 1730. La seconde édition date de 1751. Sur l’histoire du mot, voir Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1994, p.2213. J’en dois la connaissance à mon jeune étudiant Jean-Baptiste Montagut. Qu’il en soit remercié.
8 G. Lascault, Ecrits timides sur le visible, A. Colin, 1992, pp. 344-345 : Onze bribes de bestiaires à peu près contemporains (1976).
9 G. Simondon, op. cit., pp. 131-132
10 G. Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, La Différence, 1984, p.1.
11 Ibid., p.19.
12 Cette fois, c’est Claire Parnet qui m’a donné cette indication, ayant participé aux recherches historiques et bibliographiques qui ont accompagné la rédaction de Mille Plateaux.
13 G. Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, p.209.
14 G. Deleuze, Francis Bacon…, op. cit., p.120.
15 W. Benjamin, « Théorie de la ressemblance », Revue d’esthétique, nouvelle série, n°1, 1981, pp. 61-67.
16 G. Deleuze, l’Image-temps, Minuit, 1985, p.109.
17 Hans Vaihinger, Philosophie des Als ob, Berlin, Reuther u. Reichard, 1911.
18 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1992, p.32.
19 G. Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p.211.
20 Federico García Lorca, « L’image poétique chez Góngora », OEuvres complètes I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 897.
21 Cité par Mercedes Blanco, les Rhétoriques de la pointe, Paris, Honoré Champion, 1992, p.62.
22 Ibid., p.57.
23 Ibid., p.141.
24 Pedro Calderón de la Barca, la Vie est un songe, Première journée, trad. Bernard Sesé, Flammarion, « GF », 1976, p.75.
25 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Flammarion, 1974, p.218.
26 G. Deleuze, le Pli, Minuit, 1988, pp. 169-170.
27 l’Image-temps, op. cit., p.171.
28 Mille Plateaux, op. cit., p.331.
29 B. Gracián, Art et figures de l’esprit, Discours 6, trad. Benito Pelegrin, Seuil, 1983, p.114.
30 Karl Borinski, Die Antike in Poetik und Kunstheorie, Berlin, D. Weicher, 1914, p.193 et W. Benjamin, op. cit., p.254.
31 le Pli, op. cit., p.168.
32 W. Benjamin, « Théorie de la ressemblance », op. cit., p.65.

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