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Archive mensuelle de novembre 2012

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Les Animaux dénaturés / Vercors

Méditations du juge Draper sur le citoyen britannique
considéré comme être humain. Méditation sur la personne.
Universalité des tabous. Surprenante intervention de Lady Draper.
« Les tropis n’ont pas de gris-gris. »
Universalité des gris-gris.

Sir Athur Draper prenait d’habitude le bus pour aller à son club, sur Pall Mall, lequel était le Reform Club, d’où par un matin pluvieux Phileas Fogg partit pour son tour du monde. Le juge y lisait tranquillement le Times, puis rentrait, vers huit heures, à Onslow Mansions, un peu au-delà de Chelsea.
Mais ce soir-là, il se dit que le temps était tiède et beau, et qu’il ferait bon flâner.
En vérité, pour la première fois peut-être depuis trente ans, il n’avait pas envie de retrouver ses vieux amis du club, fût-ce pour ne pas faire en leur compagnie que lire sans un mot les journaux du soir.
Il remontait lentement le long de la Tamise, d’un pas très calme, et pensait à l’audience qui venait de finir : « Quel étrange procès », pensait-il. Le juge n’ignorait point les raisons que l’accusé avait de se faire juger. Il les trouvait courageuses et pathétiques. « Mais il s’ensuit, pensait-il, que c’est l’accusation qui reprend contre lui ce qui doit être au fond sa propre thèse : les tropis sont des hommes. Tandis que la défense est bien forcée de nous assurer le contraire et, pour prouver que ce sont des singes, de produire des témoins qui professent une discrimination raciale contre laquelle précisément l’accusé risque sa vie : lequel donc a dû se résoudre à adopter un système de défense contraire au but qu’il poursuit… Quel imbroglio ! D’autant que s’il est prouvé que les tropis sont des bêtes, la Société du Takoura l’emporte… Et donc l’accusé doit souhaiter que l’accusation ait raison contre lui… Il lui faudrait en somme, s’il veut triompher, se faire pendre. il ne peut sauver sa vie que vaincu… Je me demande s’il est conscient de tout cela, et s’il y a jamais pensé ? Difficile à savoir ; puisqu’il ne dit jamais un mot et se refuse à toute discussion. »
Avec le soir tombait une brume très légère, très bleue ; les passants se croisaient, se mêlaient dans un ballet tranquille et silencieux. Le juge les observait avec une curiosité, une amitié nouvelles. « Voici l’humanité, pensait-il. Les tropis en font-ils partie ? Etrange de pouvoir se le demander sans que la réponse vienne aussitôt. Etrange d’être obligé de se dire que, puisqu’il en est ainsi, c’est que nous ne savons pas ce qui nous en distingue… Force est bien de constater que nous ne nous demandons jamais ce qui précisément définit l’homme. Il nous suffit d’être : il y a dans le fait d’exister une sorte d’évidence qui se passe de définitions… »
Un « bobby », monté sur son petit socle, réglait la circulation avec une lenteur et une gravité solennelles.
« Toi, pensait Sir Arthur avec une vraie tendresse, tu penses : je suis policeman. Je règle la circulation. Et tu sais de quoi il s’agit. Il t’arrive aussi de penser sans doute : je suis un citoyen britannique. Cette idée-là est précise encore. Mais combien de fois dans ta vie t’es tu dit : je suis une personne humaine ? Cette pensée te semblerait grotesque ; mais ne serait-ce pas surtout qu’elle est trop vague, et que, si tu n’étais que cela, tu te sentirais flotter en l’air ? » Le juge souriait : « Je suis tout pareil à lui, pensait-il. Je pense : je suis juge ; je dois rendre des jugements exacts. Si l’on me demande : Qu’êtes-vous ? Je réponds moi aussi : un fidèle sujet de Sa Majesté. Il est tellement plus facile de définir un Anglais, un juge, un quaker, un travailliste ou un policeman que de définir un homme tout simplement !… La preuve, les tropis… Et il est diablement plus confortable de se sentir quelque chose dont chacun sait clairement ce que c’est. »
« Voilà, pensait-il, que par la faute de ces fichus tropis, je redégringole dans les questions sans fin qu’on se pose à vingt ans… Que je redégringole ou m’y élève de nouveau ? songea-t-il avec une sincérité soudaine. Après tout, si j’ai cessé de les poser,était-ce pour des raison bien valables ? » Quand on l’avait nommé juge, il était plus jeune qu’il n’est généralement d’usage dans le Royaume-Uni. Il se rappelait quelles inquiétudes agitaient alors sa conscience : « Qu’est-ce qui nous permet de juger ? Sur quoi nous appuyons-nous ? La notion fondamentale de culpabilité, comment la définir ? Sonder les reins et les cœurs, quelle incroyable prétention ! Et quelle absurdité : qu’une faiblesse mentale diminue la responsabilité d’un délinquant, elle excuse en partie son acte et nous le condamnons moins durement. Or pourquoi l’excuse-t-elle ? Parce qu’il est moins capable qu’un autre de résister à ses impulsions ; mais par conséquent il récidivera. il eût donc fallu au contraire plus qu’un autre le mettre hors d’état de nuire ; lui appliquer une peine plus forte et plus durable qu’à celui qui n’a pas d’excuse : puisque celui-ci ensuite trouvera, dans sa raison et le souvenir de la peine encourue, la force de se surmonter. Mais un sentiment nous dit que ce ne serait pas humain, ni équitable. Ainsi le bien public et l’équité s’opposent implacablement. » Il se rappelait que ces dilemmes l’avaient si bien tourmenté qu’il avait songé à quitter sa charge. Et puis, peu à peu, il s’était endurci. Moins que d’autres : l’incroyable sclérose de la plupart de ses confrères lui était un sujet constant de surprise et de consternation. Toutefois il avait fini, comme les autres, par se dire qu’il est sans profit de perdre ses forces et son temps à des questions insolubles. Par s’en remettre, avec une sagesse tardive, aux règles, à la tradition, et aux précédents juridiques. Par mépriser même, du haut de son âge mûr, cette jeunesse présomptueuse qui prétendait opposer sa petite conscience individuelle à toute la justice britannique !…
Mais voici qu’à la fin de sa vie il était confronté à un stupéfiant problème, qui brutalement remettait soudain tout en cause, puisque ni les règles, ni la tradition, ni les précédents juridiques n’étaient en mesure d’y répondre ! Et il n’aurait sincèrement su dire s’il en était irrité ou ravi. A une sorte de rire silencieux, anarchique, irrespectueux, qui grouillait en lui avec ses pensées, il devait bien reconnaître qu’il penchait à se réjouir. Tout d’abord cela convenait admirablement à son vieux sens de l’humour. Et puis il aimait sa jeunesse. Il l’aimait et il jubilait de devoir lui donner raison.
Avec une sorte d’apostasie joyeuse, il examinait d’un œil impitoyable et critique ces règles, ces précédents, cette tradition vénérable. « Au fond, pensait-il, nous vivons de tabous, comme les sauvages. Il faut, il ne faut pas. Rien jamais de nos exigences ou de nos interdits n’est fondé sur une base irréductible. Puisque toute chose humaine, de proche en proche, peut toujours être réduite, comme en chimie, à d’autres composantes humaines, sauf à parvenir au corps simple d’une définition de l’humain ; or c’est ce que justement nous n’avons jamais défini. C’est proprement incroyable ! Des interdits non fondés, qu’est-ce que c’est, sinon des tabous ? Les sauvages croient tout aussi fermement à la légitimité, à la nécessité de leurs tabous que nous croyons à celles des nôtres. La seule différence, c’est que les nôtres, nous les avons perfectionnés. Nous leur avons trouvé des causes non plus magiques ou totémiques, mais philosophiques ou religieuses ; aujourd’hui nous trouvons ces causes dans l’étude de l’histoire et des sociétés. Il nous arrive aussi d’inventer de nouveaux tabous. Ou d’en changer en route (rarement). Ou de les transformer quand ils apparaissent, malgré la tradition, trop démodés ou trop nuisibles. Je veux bien que dans l’ensemble ce soient de bons, d’excellents tabous. De très utiles tabous, assurément. Indispensables à la vie sociale. Mais alors au nom de quoi juger la vie sociale ? Non seulement la forme qu’elle a, ou celle qu’elle peut prendre, mais si elle est bonne en soi ; ou simplement nécessaire à autre chose qu’elle-même : à qui ? à quoi ? C’est aussi un tabou, rien de plus. »
Il s’arrêta au bord du trottoir, en attendant que le passage fut libre.
« Nous autres chrétiens, songeait-il, nous avons la Parole, la Révélation. « Aime ton prochain comme toi-même. Tends l’autre joue. » Or c’est tout à fait contraire aussi aux grandes lois naturelles. C’est pourquoi, pensons-nous, cette Parole est belle. Mais pourquoi la trouvons-nous belle de s’opposer à la nature ? Pourquoi devons-nous sur ce point rompre avec des lois auxquelles toutes les bêtes obéissent ? « La volonté de Dieu » sans doute est une réponse suffisante pour nous obliger, mais non pour nous expliquer ces obligations. Si ce ne sont pas là des tabous, je veux bien être pendu ! »
Il s’engagea sur la chaussé pour traverser devant Westminster Bridge. « Si je disais cela tout haut, on supposerait que je blasphème. Je n’ai pourtant pas du tout conscience de blasphémer. Car je pense profondément, tabous ou non, que la Parole est juste. Peut-être, précisément, parce qu’elle rompt avec la nature, avec son aveugle loi de l’entre-dévorement universel ? Ainsi la charité, la justice, tous les tabous en somme, ce serait l’antinature ? Si l’on y pense un peu, cela semble évident : à quoi bon lois, règles et commandements, à quoi bon morale ou vertu, si nous n’avions à endiguer et à vaincre ce que la puissante nature propose à notre faiblesse ?… Oui, oui, tous nos tabous, leur base est l’antinature… Tiens, tiens, se dit-il soudain avec une excitation allègre de l’esprit, ne serait-ce pas là une base irréductible ? N’y aurait-il pas là une lueur ? »
Il avait commencé de penser : « La question est peut-être : les tropis ont-ils des tabous ? » quand un bruit de pneus crissants sous le coup de frein le rejeta en arrière : de justesse ! Il demeura quelque temps sur le refuge, le cœur battant. Il ne retrouva pas ensuite le cours de ses réflexions.

Un peu plus tard, il dînait dans la froide salle à manger de Onslow Mansions. Lady Draper lui faisait face à l’autre bout de la longue table de sombre acajou verni. ils étaient silencieux, comme de coutume : Sir Arthur aimait beaucoup sa femme, qui était affectueuse et dévouée, courageuse, fidèle, au demeurant d’excellente famille. Mais il la jugeait délicieusement sotte et inculte, comme il convient dans un ménage respectable. Elle ne posait donc point de questions incongrues sur sa vie de magistrat. Elle paraissait avoir peu à dire sur elle-même. Tout cela était excellent pour le repos de l’esprit.
Pourtant, ce soir-là, elle dit de but en blanc :
- J’espère beaucoup que vous ne condamnerez pas ce jeune Templemore. Ce serait une bien mauvaise action à faire.
Sir Arthur leva sur son épouse des yeux surpris, un peu choqués :
- Mais, ma chère amie, cela ne nous regarde ni vous ni moi : la décision appartient toute au jury.
- Oh ! dit Lady Draper avec douceur, vous savez bien que le jury suivra vos pas, si vous voulez.
Elle versa un peu de sauce à la menthe sur son gigot bouilli :
- Je serais bien fâchée pour cette petite Frances, dit-elle. Sa mère était une vieille amie de ma sœur aînée.
- Cela, commença Sir Arthur, ne saurait peser en aucune façon…
- Naturellement, dit vivement sa femme. Pourtant, dit-elle, c’est une enfant charmante. Ne serait-il pas horriblement injuste de lui tuer son mari ?
- Sans doute, mais enfin… La justice de Sa Majesté ne peut prendre en considération…
- Je me demande quelquefois, dit Lady Draper, si ce que vous appelez justice… Je veux dire que, quand la justice n’est pas juste, je me demande… Cela ne vous tourmente jamais ? questionna-t-elle.
Cette incroyable intrusion de sa femme dans l’essence même de sa profession laissa Sir Arthur si stupéfait qu’il ne trouva rien d’abord à répondre.
- D’ailleurs, continua-t-elle, de quel droit l’enverriez-vous à la potence ?
- Mais, chère amie…
- Vous savez bien qu’il n’a tué en somme, qu’une petite bête.
- Personne ne sait encore…
- Mais, voyons, tout le montre bien.
- Qu’appelez-vous « tout » ?
_ Est-ce que je sais ? répéta-t-elle. Par exemple, tenez : ils n’ont pas même de gris-gris au cou.
Sir Arthur devait se souvenir plus tard de cette réflexion, combien peut-être elle l’avait influencé ensuite au cours des débats ; car elle rejoignait la sienne, qu’elle lui rappela à l’esprit : les tropis ont-ils des tabous ?
Mais, sur le moment, il ne fut sensible qu’à ce qu’elle avait de saugrenu. Il s’exclama :
- Des gris-gris ! Est-ce que vous portez des gris-gris, vous ?
Elle haussa les épaules et sourit.
- Quelquefois je n’en suis pas sûre. Pas sûre de ne pas en porter, veux-je dire. Ni que votre belle perruque, au tribunal, ne soit pas un gris-gris, après tout.
Elle leva une main pour empêcher qu’il protestât. Il eut plaisir à remarquer, une fois de plus, que c’était une main fine et blanche, encore très belle.
- Je ne me moque pas du tout, dit-elle. Chacun a les gris-gris de son âge, je pense. Les peuples aussi, sans doute. Les plus jeunes ont les plus simples, aux autres il faut des gris-gris plus compliqués. Mais tous en ont, je crois. Or, voyez-vous, les tropis n’en ont pas.
Sir Arthur restait silencieux. Il regardait sa femme avec étonnement. Celle-ci poursuivait en pliant sa serviette :
- Il faut bien des gris-gris dès que l’on croit à quelque chose, n’est-ce pas ? Si l’on ne croit à rien… Je veux dire, on peut naturellement refuser de croire aux choses admises, cela n’empêche pas… Même les esprits forts, veux-je dire, qui prétendent ne croire à rien, nous les voyons chercher, n’est-ce pas ? Ils… étudient la physique… ou l’astronomie, ou bien ils écrivent des livres, ce sont leurs gris-gris, en somme. C’est leur manière à eux de… de se défendre… contre toutes ces choses qui nous font tellement peur, quand nous y pensons… N’est-ce pas votre avis ?
Il acquiesça silencieusement. Elle tournait sa serviette dans le rond de vermeil, d’un geste distrait.
- Mais si vraiment on ne croit à rien, disait-elle… si on n’a aucun gri-gri… c’est qu’on ne s’est rien demandé, n’est-ce pas ? Jamais. Dès qu’on se demande… il me semble… on a peur. Et dès qu’on a peur… Même, voyez-vous, Arthur, ces pauvres nègres tellement sauvages, que nous avons vus à Ceylan, tellement arriérés, qui ne savent rien faire, même pas compter jusqu’à cinq, à peine parler… ils ont quand même des gris-gris. C’est donc qu’ils croient à quelque chose. Et s’ils y croient… eh bien, c’est qu’ils se sont demandé… ils se sont demandé ce qu’il y a au ciel, ou ailleurs, dans la forêt, je ne sais pas… enfin des choses auxquelles ils pouvaient croire… Vous voyez ? Même ceux-là, ces pauvres brutes, se le sont demandé… Alors si un être ne se demande rien… mais vraiment rien, rien du tout… eh bien, je pense qu’il faut vraiment qu’il soit une bête, tout à fait, il me semble qu’on ne peut pas vivre et agir sur cette terre sans rien se demander du tout. Vous ne pensez pas ainsi ? Même un idiot de village se demande des choses…
Ils s’étaient levés. Sir Arthur s’approcha de sa femme et l’enlaça d’un bras raisonnable. Il mit sur son oreille un baiser discret.
- Vous m’avez dit des choses singulières, ma chérie. Elles me feront réfléchir, je crois. Si vous le permettez,je le ferai même tout de suite. Avant cette visite que j’attends.
Lady Draper frotta doucement ses cheveux gris contre ceux de son mari.
- Vous le ferez acquitter, n’est-ce pas ? dit-elle dans un sourire suave. J’aurais tant de peine pour cette petite.
- Encore une fois, ma chérie, le jury seul…
- Mais vous ferez ce que vous pourrez ?
- Vous ne me demandez pas de rien promettre, je suppose ? dit Sir Arthur avec douceur.
- Assurément. J’ai confiance en votre équité, Arthur.
Ils s’embrassèrent encore, et il entra dans son bureau. Il se plongea tout aussitôt dans un fauteuil profond.
- Les tropis n’ont pas de tabous, dit-il presque à haute voix. Ils ne dessinent pas, ils ne chantent pas, ils n’ont pas de fêtes ni de rites, pas de signes, pas de sorciers, ils n’ont pas de gris-gris. Ils ne sont même pas anthropophages.
Il dit à voix plus haute encore :
- Peut-il exister des hommes sans tabous ?
Il regardait avec une fixité distraite le portrait devant lui de Sir Weston Draper, baronnet, chevalier de la Jarretière. Il était attentif à une sorte de sourire intérieur qui lentement lui montait aux lèvres.
Vercors
les Animaux dénaturés / 1952
A lire également sur le Silence qui parle : le Silence de la mer
Les Animaux dénaturés / Vercors dans Pitres negre-singe

Le Code Noir (ou le calvaire de Canaan) / Louis Sala-Molins

Le Code Noir à l’ombre des Lumières : de Napoléon à Schoelcher
De belles éclaircies dans le ciel politique français. La grande nation retrouve les Antilles. Elle reprend pied à la Guadeloupe et à la Martinique et songe tout naturellement à reconquérir Saint-Domingue. Tout naturellement elle doit se donner les moyens de sa fin : dominer là-bas au Couchant, y produire, commercer. La loi du 30 floréal de l’an X (1802), en quatre articles, rétablit la traite, l’esclavage, le Code Noir et spécifie que les esclaves retrouveront, à tous points de vue, leur situation « juridique » d’avant 1789.
Deslozières, dont nous savons déjà l’inquiétude qui le tourmentait face au danger de « dégénération entière du peuple français » (1) exulte avec l’ensemble de l’opinion esclavagiste : « Et toi, féroce Africain, qui triomphes un instant sur les tombeaux de tes maîtres que tu as égorgés en lâche, (…) rentre dans le néant politique auquel la nature elle-même t’a destiné. Ton orgueil atroce n’annonce que trop que la servitude est ton lot. Rentre dans le devoir et compte sur la générosité de tes maîtres. Ils sont blancs et français. » (2)
La vision napoléonienne du problème afro-antillais est bien schématisée dans l’éructation de Deslozières. Pour que les maîtres blancs et français puissent sauvegarder leur maîtrise et en voir progresser vénalement les effets il faut réinstaurer la « loi de sang », le Code Noir, et gommer ainsi des mémoires des Noirs, et de leurs rêves si possibles, la moindre trace d’une possibilité de révolte (3). réinstaurer donc le Code Noir. Et poursuivre la traite. Il conviendra aussi, et c’est le troisième point, de dresser plus haut les barrières juridiques et raciales entre les Noirs et les métis, les métis et les Blancs, les Blancs et tous les sangs impurs (4). Napoléon ira jusqu’à ordonner à Leclerc d’expulser de Saint-Domingue toute femme blanche qui aurait eu des rapports sexuels avec des Noirs (5). Souvenons-nous des entrées que l’Ancien Régime semblait avoir ménagées, un temps, pour les Noirs et les métis sur le territoire métropolitain : on retrouve maintenant une interdiction totale de séjour, on la réitère (6). Une certitude : quoi qu’il en soit des récits colportés sur les motivations profondes du racisme maladif dont témoigne la politique antillaise de Napoléon, ses traductions juridiques n’allègent jamais les édits de 1685 et de 1724, elles les alourdissent toujours.
Culturellement, les positions des abolitionnistes de la fin du siècle, timorées pourtant, sont oubliées et bien oubliées. le thème de la stupidité naturelle du Noir, panachée désormais de férocité (Saint-Domingue oblige), jamais totalement enterré ni en métropole ni aux îles, envahit tout le terrain (7). Napoléon parti, la Restauration prend l’engagement de maintenir l’esclavage. On tue et on marque aux Antilles comme aux plus beaux jours du XVIII° siècle.
L’abolitionnisme renaît pourtant avec la Restauration. La première Société des Amis des Noirs avait francisé une initiative anglaise ; le mouvement abolitionniste du XIX°, autour des années 20, est à la traîne des initiatives prises outre-Manche par Wilberforce et Clarkson (8). Une comparaison des statuts des métis en territoire français, espagnol ou anglais de ces années-là montre qu’il vaut mieux être métis chez les Anglais, ou à la rigueur chez les espagnols que chez les Français (9). Le langage abolitionniste s’amalgame à des considérations moralisantes plutôt que revendicatrices et joue sur le registre de la charité ou de la bienfaisance, cependant que l’interdiction absolue de séjour – et de passage – en France des Noirs (10) reste en vigueur. Pas de mélange, plus du tout de risque de mélange.
Sur place, là-bas, les Blancs ne fléchissent pas et se disent fermement attachés au système discriminatoire sur lequel veille le Code Noir (11). La Couronne pousse à la christianisation effective (12) des Noirs et des métis, convaincue que c’est là le meilleur moyen de les tenir les uns et les autres courbés sous le devoir et de les éloigner de toute idée de révolte : le voisinage anglais et espagnol des Antilles françaises ne pouvait pas ne pas pousser les « esclaves » français à Dieu sait quels excès. cependant on quadrille et poursuit, on pend et on décapite. On fait aussi dans la mesure et dans la modération : à trois ans de l’abolition définitive et en référence au Code Noir et à des décrets postérieurs qui dosaient les coups et leur intensité, une loi de 1845 réduit les punitions corporelles et autorise l’esclave à monnayer sa liberté, que cela plaise au maître ou que cela lui déplaise (13).
C’est que l’Etat couronné penche, petit à petit, vers l’abolition. Par raison ? Par bonté d’âme ? Par intérêt ? Par accommodement aux pression étrangères ? Par tout cela à la fois et dans l’indifférence quasi-générale, quelque regain de l’abolitionnisme qu’on puisse noter sous Louis-Philippe (14). Les hommes d’Eglise s’inquiètent. Tout ce petit monde n’est pas prêt, disent-ils. Donnez-nous le temps de les rendre sociables et religieux, après quoi ils seront mûrs pour la liberté (15). On redécouvre, comme avant la Révolution, le charme vénéneux des « moratoires » (16), qui seront consacrés à « préparer l’esclave à son avenir d’homme libre par un dernier effort de moralisation » (17). remarquons en passant que la minorité protestante est, sans aucun doute, majoritaire sur les lignes de l’abolitionnisme ; et pas seulement parce qu’elle pousse plus loin que le commun l’analyse des réalités économiques favorables à l’émancipation et à l’accès des esclaves au droit, mais aussi pour des raisons théologiques, pastorales en tout cas, dont l’évidence saute aux yeux (18).
« Moraliser » les esclaves pour qu’ils soient dignes de la liberté, c’est une fort jolie chose : encore faut-il dédommager les maîtres. Voilà un point sur lequel planteurs et abolitionnistes semblent être d’accords (19). Planteurs et abolitionnistes que rejoignent sur ce point les penseurs les plus illustres. Ecoutons Tocqueville : « Si les Nègres ont droit à devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à n’être pas ruinés par la libertés des Nègres. » (20)
Victor Schoelcher lui-même songea dans sa jeunesse au dédommagement des maîtres, et à un moratoire précédant l’abolition, qu’il calibra entre quarante et soixante années, soixante lui semblant la meilleure longueur, le temps pour les maîtres de bien préparer leurs esclaves à jouir avec modération de la liberté à venir. Mais il ne tarda guère à constater que la mauvaise volonté des planteurs était, et demeurerait, incommensurable (21).
Si l’Etat sous Louis-Philippe libérait les esclaves de ses possessions dès 1845, Schoelcher avait abandonné toute idée de moratoire dès 1840. Dès cette année-là, il se battra indéfectiblement pour l’émancipation générale et immédiate. Assortie, certes, d’un dédommagement pour les maîtres. On sait avec quelle ténacité l’Alsacien, dont conservateurs, esclavagistes et bien-pensants raillaient la « négrophilie », lutta pour l’abolition sur le triple front de l’émancipation immédiate, de l’antiracisme sans nuance, de l’opposition à toute velléité de résurgence de la traite (22).
1848 : II° République. Des partisans de l’abolition sont au pouvoir. Schoelcher est nommé sous-secrétaire aux colonies. La II° République, qui ne vivra pas longtemps, a deux mois lorsque Arago – le Catalan – et Schoelcher abolissent définitivement l’esclavage. Le Code Noir passe pour toujours des prétoires aux archives.
4 mars : « Au nom du peuple français, le gouvernement provisoire de la République, considérant que nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves, décrète : une commission est instituée auprès du ministère provisoire de la Marine et des Colonies pour préparer, sous le plus bref délai, l’acte d’émancipation immédiate de toutes les colonies de la République. Le ministre de la Marine pourvoira à l’exécution du présent décret. » Le même jour Victor Schoelcher est nommé président de cette commission.
28 avril : « Le gouvernement provisoire, considérant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain « liberté – égalité – fraternité » ; considérant que si des mesures effectives ne suivaient pas de très près la proclamation déjà faite du principe de l’abolition, il en pourrait résulter dans les colonies les plus déplorables désordres, décrète : Article 1, l’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles [suivent huit autres articles]. Fait à Paris, en Conseil de gouvernement le 27 avril 1848. Les membres du gouvernement provisoire. »
Sur place en Amérique du Vent on ne glissera certes pas facilement du noir au rose, si j’ose dire. Trente ans plus tard, on parlera encore là-bas des innombrables méfaits de l’abolition ; la presse blanche n’en finira pas d’y remâcher la nécessité de rétablir l’esclavage, et de théoriser ferme sur l’infériorité et l’animalité des Noirs (23). Mais un pas définitif est donné avec l’abolition de 1848.
Certes, l’environnement international, politique et économique, exigeait l’abolition avec plus de force encore au milieu du XIX° siècle qu’il ne le faisait soixante ans plus tôt. Il convient néanmoins de souligner le courage et la ténacité d’un homme, dont les motivations ne semblent pourtant pas avoir été celles de quelqu’un qui aurait abreuvé son esprit à la source pure des Lumières. Un courage, une ténacité sans lesquels le Noir aurait eu droit aux fers et à l’inexistence juridique pendant Dieu sait combien de décennies encore. (24)
Et la traite ? Interdite dans sa forme officielle et classique dès avril 1818, elle ne s’effondre pas, loin s’en faut. Le trafic des négriers – illégal, mais réalisé au vu et au su de chacun – sera considérable jusqu’en 1833 au moins ; endémique et moribond, il n’en finit pas de ne pas désarmer. Illégal, ce trafic dont la France se débarrasse en suivant sans aucune originalité l’exemple de l’Angleterre est pratiqué encore après l’abolition. Sur d’autres itinéraires. Sans trop d’aménagements par rapport aux vieilles méthodes (25). A ce propos, « le mouvement abolitionniste français reste silencieux (…) En fait l’Abolitionniste français, son organe principal, prôna en 1849 l’adoption d’un système semblable pour l’Algérie. » (26)
Pourquoi l’Algérie ? Nous sommes à l’heure de la poussée française en Afrique continentale. La France ne veut plus chasser seulement dans le continent austral. Elle entend y rester. L’inonder, probablement, de ses Lumières ; y faire naître le soleil d’un autre matin.
A l’horizon, Ferry. Et le traité de Berlin : 1885, sinistre célébration du deuxième centenaire du Code Noir.
Au troisième centenaire, le blanco-biblisme mouille encore la lèvre de ceux qui assassinent en toute légalité des Noirs dont le seul crime consiste à exister sur leur sol et à y revendiquer l’exercice de la plénitude de leur droit. A paris, des graffiti énoncent dans les couloirs du métro, et dans ceux de la Sorbonne, cette stupéfiante équation : « Noirs = Singes verts ».
Louis Sala-Molin
le Code Noir ou le calvaire de Canaan / 1987
[les notes, étant très volumineuses, n'ont pas été reproduites]
Voir Petite histoire des colonies françaises aux éditions FLBLB
Sur le Silence qui parle : Petite histoire du grand Texas

Le Code Noir (ou le calvaire de Canaan) / Louis Sala-Molins dans Agora

L’écran et le zoo – Spectacle et domestication, des expositions coloniales à la télé-réalité / Olivier Razac

L'écran et le zoo - Spectacle et domestication, des expositions coloniales à la télé-réalité / Olivier Razac dans Krach zoo-humain21-225x300De la première exposition universelle française en 1855 à l’Exposition Coloniale de 1937, onze manifestations nationales présentent des aspects de l’Empire français. Ces spectacles pédagogiques mêlent architecture, textes et images, animaux et hommes, avec la tâche de faire connaître aux Français l’étendue et la diversité de leur empire. Cette forme de spectacle s’impose à partir de l’arrêt de l’expansion et de la pacification du terrain conquis aux alentours de 1900. Elles « remplacent », en quelque sorte, les exhibitions ethnographiques qui montraient des sauvages à combattre, alors qu’il faut maintenant montrer des vaincus à domestiquer. L’idée qui guide ces spectacles est la présentation synthétique de l’ensemble des colonies françaises dans leurs aspects économiques, esthétiques et humains. Autrement dit, il s’agit de reproduire en miniature la totalité de l’empire avec ses productions utiles, ses animaux, ses types ethniques, ses habitations et ses objets pittoresques. Cette concentration fictive a pour objectif de célébrer l’immensité et la diversité de l’empire tout en en démontrant la productivité et l’unité. Pour l’Exposition Universelle de 1889, Eugène Monot insiste sur la réussite de la synthèse : « La science la plus exacte s’est unie à l’art le plus consommé pour faire de ces palais africains et asiatiques de véritables monuments des civilisations qu’ils représentaient… L’unité de caractère qui se dégage de la juxtaposition de ces éléments architecturaux est absolument satisfaisante. » (21) La maîtrise de l’espace colonial est mise en scène grâce à la capacité d’acheminer en France, de réunir en un lieu et d’organiser comme un domaine les éléments disparates de l’Empire.
L’exposition la plus aboutie et la plus vaste est l’Exposition Coloniale Internationale et des pays d’Outre-Mer voulue et portée par le Maréchal Lyautey. Elle a lieu à Paris, au bois de Vincennes autour du lac Daumesnil, de mai à novembre 1931. Ce qui reste avant tout de ces expositions ce sont les clichés des éphémères bâtiments exotiques construits pour l’occasion. Il y a des palais grandioses comme la reconstitution d’Angor Vat en 1889, 1922 et 1931 ou des palais inspirés de modèles existants comme la mosquée de Djenné au Niger en 1931. Il y a des tours, des pavillons, des jardins, des restaurants et des rues entières bordées d’échoppes reconstituant les souks marocains, algériens et tunisiens. Il y des habitations « traditionnelles » telles les cases aux toits de chaume de l’indispensable village africain. Dans toutes les expositions, la plupart des constructions ne sont pas faites pour durer. Il est prévu de les détruire dès la fin de la manifestation. Pour les copies de palais, on enrobe de staff un squelette de béton et de bois. On peut ainsi façonner sculptures et bas-reliefs. Lorsque c’est nécessaire, les matières originales sont reproduites. Les murs de latérite de la mosquée de Djenné sont imités par un mélange de chaux et de ciment, la couleur rouge est rendue par de la peinture projetée au pistolet. De même qu’au zoo voisin, on construit et on peint des rochers factices, on recouvre les façades d’un voile exotique, on creuse des bassins, on aménage pelouses et jardins… Pour l’essentiel, la prétention des architectes français est l’authenticité des constructions. Angkor Vat, dont l’original est en grande partie détruit est reconstitué plus vrai que nature. Les architectes s’appuient sur des photographies pour les proportions d’ensemble et sur des moulages archéologiques vieux d’un demi-siècle pour les détails. Le public prend le palais de l’Afrique Occidentale pour la véritable mosquée de Djenné alors qu’il est la copie du bâtiment néo-nigérien construit par les français en s’inspirant de la mosquée détruite. Les façades des maisons mauresques sont vieillies, les murs irréguliers, l’aspect général est inachevé voire même délabré. On va jusqu’à faire passer l’hiver aux enduits pour qu’ils se couvrent de moisissures. « Sur le tout, une patine de vétusté imprègne un étonnant cachet de vérité. » (22) Les cases et les pagodes utilisent souvent les matériaux d’origines mais sont adaptées aux besoins de l’exposition et au goût des spectateurs. « Le pavillon du Sénégal et du Soudan est d’une architecture africaine mi-exacte et mi-conventionnelle. Les nécessités de la circulation du public au milieu des collections exposées interdissent les reconstitutions fidèles, auxquelles il faut substituer des édifices plus vastes et mieux pourvus de dégagement.» (23) Car, simultanément à l’affirmation d’authenticité, les architectes ont souvent pris des libertés en vue de l’amélioration d’une architecture indigène jugée archaïque ou décadente. Bref, on s’arrange avec l’authenticité. Ici, on appuie sur la nécessité de montrer comme des vestiges les monuments et l’habitat annamite en voie de disparition. Là, comme pour le palais de l’Algérie en 1931, on insiste sur le fait que le bâtiment résulte d’une synthèse entre un style local qui apporte piquant et exotisme subordonné à une construction moderne et occidentale qui assure dignité, solidité et pérennité. Il ne faut pas non plus oublier l’incroyable décoration lumineuse de l’exposition. Un éclairage très travaillé des bâtiments et une profusion de jets d’eaux lumineux et colorés nappent le « réalisme » de l’exposition d’une ambiance féerique proprement spectaculaire. L’image authentique de l’empire ce n’est pas la reconstitution de l’étranger, c’est le spectacle magique de la puissance coloniale qui conserve, évalue et améliore les architectures indigènes.
Cette authenticité pittoresque plus ou moins remaniée soutient la prétention des expositions à concentrer l’essentiel de la vie coloniale. Il y a un transport du spectateur qui, à Vincennes et en une heure, peut aller du Maroc à l’Indochine et finir en Afrique de l’Ouest. Inversement, c’est la colonie elle-même qui est déplacée sur le sol de France. Débarrassée de tout le superflu par l’œil critique de la civilisation triomphante, elle ne prend plus que quelques centaines de mètres carrés. En 1931, « Pour la première fois à Paris le Maroc peut être vu tout entier. » (24) En 1900, parcourant la section tunisienne, un visiteur peut dire : « Il va de soi que ce quartier résume toute une ville et même toutes les villes de la Tunisie . » (25) La puissance coloniale cherche à digérer tant de cultures vastes et complexes qu’il faut qu’elle les mâche longtemps. Le public des expositions est l’estomac, l’opinion publique est l’intestin chargés d’ingérer, d’assimiler et de diffuser l’image d’un empire colonial stéréotypé. La condensation y vaut comme réalité, la simplification comme pédagogie et la propagande comme légitimation.
Les expositions coloniales se veulent toutes pédagogiques. Elles ont pour but de constituer « une utile propagande et un judicieux enseignement, [de donner], notamment, à l’élite de la jeunesse française, le sentiment de la valeur et de l’utilité de l’expansion coloniale. » (26) A cette fin on trouve dans tous les pavillons des textes explicatifs, des statistiques, des graphiques, qui mettent en avant les progrès économiques des colonies. Il est démontré que chaque colonie se développe grâce à l’action de la métropole mais qu’en retour elle apporte des produits spécifiques. En enrichissant ses colonies, la métropole s’enrichit. D’autre part, les expositions prétendent également faire connaître les cultures colonisées. Car, comme le dit Lyautey, « notre action [ne se justifie qu’à condition] d’avoir l’œil constamment ouvert sur ce qu’il peut y avoir, chez ces frères différents, de meilleur que chez nous, de garder le souci incessant de nous adapter à leurs statuts, à leurs traditions, à leurs coutumes et à leurs croyances, en un mot : de les comprendre. » (27) Et, pour « comprendre » les colonisés, rien de mieux apparemment que de représenter les scènes les plus éculés. Des dioramas abondent pour plonger le spectateur dans l’ambiance des villes et des campagnes coloniales avec « réalisme et vivacité ». Des cités majestueuses, des rues animées, des travailleurs heureux montrent un visage souriant et prospère des colonies. Il y a également des galeries de photographies, moins attrayantes mais plus convaincantes que les dioramas. Ce sont souvent des scènes typiques, aux modèles figés dans des poses attendues : Un « Arabe » enturbanné vend des babioles à même le sol, un chef africain est entouré de ses nombreuses femmes et enfants, un « sauvage » à demi nu brandit une lance ou un arc. Enfin, en 1931, un cinéma est installé à l’intérieur du modèle réduit de la mosquée de Djenné, on y « assiste aux scènes les plus typiques de la vie indigène. » (28)
Comme le rappelle un bandeau publicitaire, l’exposition de 1931 est « un vivant panorama de la vie indigène. » (29) Le décor des expositions est peuplé, sinon il y manquerait la partie jugée la plus attractive, divertissante et pittoresque. Les cortèges coloniaux sont importants. En 1931, il y 450 indochinois et 200 « indigènes » pour l’AOF. Le recrutement des figurants est minutieux. Ce sont des indigènes choisis pour leurs bons rapports avec les colons, la plupart sont éduqués à la française, certains sont diplômés et demandent à poursuivre leurs études en France. Ils sont salariés avec des horaires de travail, un jour de congé hebdomadaire, des logements séparés de l’exposition et ils sont suivis médicalement. A leur arrivée, ils ont reçu leur costume de scène pour le spectacle et un habit européen pour le quotidien, bien que toute sortie soit sujette à autorisation. Après leur journée, ils se douchent, se changent, se reposent et dînent dans une cantine spéciale d’un repas « adapté » à leur régime alimentaire.
Pour donner vie au décor colonial, les hommes sont accompagnés par la faune et la flore de leur pays d’origine. On plante des végétaux exotiques pour faire oublier la végétation locale et des animaux vivants circulent dans l’exposition. On peut faire des promenades cocasses à dos de dromadaire ou d’éléphant et les fauves du zoo permettent de ressentir le frisson du sauvage.
La participation humaine des indigènes se résume pour l’essentiel à parader et à travailler. Les expositions sont ponctuées de nombreuses fêtes, spectacles, défilés et autres « fantasia ». Des troupes de théâtre de Java, ou encore du Japon, effectuent des représentations et rencontrent un fort succès. Des troupes de danseurs et de chanteurs animent les pavillons et les défilés. « La grande fête coloniale du vélodrome de Vincennes [...] a commencé par la reconstitution du cortège d’un mandarin Indochinois [...]. L’Afrique noire se révéla avec la Moro-Naba des Mossi, entourée de ses serviteurs qui soufflaient dans de longues trompettes et de ses ministres, aussi graves que le roi Béhanzin, sous son dais jaune, encadré de sa cour. Les amazones de la garde royale exécutèrent une danse délirante et les guerriers de la région du Tchad mimèrent frénétiquement le combat et la chasse. » (30)
Les autres indigènes animent les décors qui copient le réel. Ils servent des plats locaux dans des restaurants typiques. La « Brasserie de la jungle » accueille les visiteurs dans un décor kitsch traversé par des serveurs costumés. On peut y manger des plats locaux et écouter de la musique exotique. D’autres indigènes fabriquent des objets typiques devant les visiteurs avec des méthodes propres à étonner le citadin occidental. On demande aux joaillers, brodeurs, tisserands, potiers, ciseleurs, confiseurs de faire un spectacle de leurs activités quotidiennes. Ces gestes mille fois répétés, il leur faut les jouer, les transformer de l’intérieur en une représentation d’autant plus payante qu’elle est attractive. Ils se font artisans-acteurs pour des spectateurs-clients. Les marchés reconstitués sont animés par des vendeurs au style diversement apprécié. « L’engeance des bazars est la même qu’en Algérie voisine [...]. Cyniques et familiers tous ces Levantins, ceux de Tunis comme ceux d’Alexandrie [...] ou de l’Asie Mineure ne se contentent pas d’obséder le passant de leurs offres et de leurs invites. Ils prennent volontiers les hommes par le bras, les femmes par la taille, pour les attirer devant leurs étalages. » (31) Mais cette critique fonctionne, elle aussi, comme preuve de l’authenticité de l’exposition. Non seulement on a reconstitué le marché, mais également l’ambiance qui y règne. Si vous allez dans le souk tunisien, vous serez comme transporté sur place avec ce que cela comporte de dépaysement, de gène et même de risque. Enfin, il y a également des figurants, plus rares, qui représentent les parties les plus sauvages de l’empire. Cette part s’est progressivement réduite comme pour illustrer les progrès de la pacification. En 1889, javanais et sénégalais sont encore présentés comme des sauvages. En 1931, il n’y a plus guère que les Canaques qui sont exhibés comme des primitifs, cannibales qui plus est, selon une mise en scène totalement fantaisiste. Mais l’époque n’est plus à cela, ce spectacle n’était pas prévu, il a été improvisé et se tient à l’extérieur de l’exposition, au Jardin d’Acclimatation. Il suscite une certaine affluence mais aussi des attaques virulentes. Les anciens coloniaux, l’Eglise et la Ligue des droits de l’homme y voient un spectacle faux et dégradant, si bien que l’exhibition est écourtée en novembre 1931. Quoiqu’il en soit, la contrainte qui pèse sur les figurants est toujours la même, il s’agit d’avoir l’air naturel, c’est-à-dire de faire illusion dans le rôle qui leur est échu. « Sur le vif, c’est ainsi que le photographe, le dessinateur, le journaliste ou le simple visiteur entend le saisir, lui, « l’indigène par nature », qui a pour tâche de vivre au quotidien sous l’œil de milliers de badauds. »(32) Pour faire illusion, le mieux est d’avoir l’air plus vrai que nature avec ou contre son gré. S’il faut jouer « le marchand indigène », le figurant en rajoute. « Approchez Messieurs et Dames, approchez ! Achetez un tapis ! Des vrais ! Fabriqués dans la forêt vierge ! Par les négresses à plateaux ! Je suis du pays ; j’ai été capturé il y a deux mois seulement ! » (33) Si c’est l’Indochinois docile, il fait des petits pas, il minaude et remercie sans cesse. Pour être reconnu comme un vrai Indochinois qui mérite sa petite pièce en posant à côté de madame, le mieux est encore de jouer au porteur d’eau avec son balancier et son large chapeau de paille. Si c’est le Canaque cannibale, le figurant pousse des cris, grogne et fait semblant de ronger un os qui ressemble à un fémur, alors même qu’il est un bon catholique élevé à la française. Aux expositions, les comportements et les modes de vie exotiques sont, comme l’architecture, magnifiés par le kitsch. Mais le déclin est proche. La dernière exposition coloniale n’est qu’une partie de l’Exposition Universelle de 1937. La scénographie exotique y est appauvrie et plus stéréotypée qu’à Vincennes. Après Vichy et avec le début de la décolonisation, l’imagerie coloniale française doit changer. Les références raciales, paternalistes et méprisantes s’estompent au profit des thèmes économiques de développement. Mais des exhibitions d’Hagenbeck aux dernières expositions coloniales, la mise en scène réelle du sauvage, l’exposition de l’exotique ont produit les types humains qui étaient utiles à la situation idéologique et politique. Elles ont diffusé des clichés raciaux qui, digérés par l’opinion publique, hantent encore nos représentations. Si le spectacle n’est jamais innocent, le spectacle de la réalité l’est bien moins encore.
Olivier Razac
L’écran et le zoo – Spectacle et domestication,
des expositions coloniales à la télé-réalité
/ 2002
Notes, livre et épilogue inédit téléchargeables sur le site Philoplèbe
zoo-humain colonialisme dans Krach

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