Même une seule nuit en prison suffit à donner une idée de ce que veut dire le fait de se trouver sous le contrôle absolu de la même force extérieure. Et il faut à peine plus d’une journée à Gaza pour commencer à apprécier ce à quoi doit ressembler tenter de survivre dans la plus grande prison en plein air du monde, où un million et demi de personnes, dans la région la plus densément peuplée du monde, sont constamment soumises à la terreur générale, souvent sauvage et aux châtiments arbitraires qui n’ont souvent pour but que d’humilier et avilir, ainsi que de faire en sorte que les espoirs palestiniens d’un avenir décent soient anéantis et que soit réduit à zéro le soutien mondial majoritairement favorable à un arrangement diplomatique censé accorder ces droits.
L’intensité de cet engagement de la part des dirigeants politiques israéliens a été dramatiquement illustrée ces quelques derniers jours encore, quand ils ont prévenus qu’ils allaient « devenir fous » si l’ONU reconnaissait les droits des Palestiniens, ne serait-ce que de façon limitée. On est loin d’un nouveau départ. La menace de « devenir fous » (« nishtagea ») est profondément enracinée, elle remonte même aux gouvernements travaillistes des années 1950, ainsi que le fameux « complexe de Samson » qui s’y rattache : nous abattrons les murailles du Temple si on les franchit. C’était une menace vaine à l’époque. Ce ne l’est plus aujourd’hui.
L’humiliation intentionnelle n’est pas nouvelle non plus, bien qu’elle adopte continuellement de nouvelles formes. Il y a trente ans, les dirigeants politiques, y compris certains des faucons les plus notoires, avaient soumis au Premier ministre Begin un compte rendu choquant et détaillé sur la façon dont, régulièrement, les colons recourent à la violence contre les Palestiniens et ce, de la façon la plus vile et en toute impunité. L’éminent commentateur militaro-politique Yoram Peri avait écrit avec dégoût que la tâche de l’armée ne consistait pas à défendre l’État, mais « à détruire les droits de personnes innocentes tout simplement parce qu’elles étaient des Araboushim (« bicots », « métèques ») vivant dans les territoires que Dieu nous avait promis ».
Les Gazaouis ont été choisis pour recevoir un châtiment particulièrement cruel. C’est presque un miracle que des gens puissent supporter ce genre d’existence. La façon dont ils y arrivent a été décrite il y a trente ans dans un mémoire éloquent rédigé par Raja Shehadeh (The Third Way – La troisième voie) et s’appuyant sur son travail d’avocat engagé dans la tâche désespérée de tenter de protéger les droits élémentaires au sein d’un système juridique destiné à assurer l’échec de cette même tâche, ainsi que sur son expérience personnelle en tant que samid, (une personne inébranlable), qui voit sa maison transformée en prison par des occupants brutaux et qui ne peut rien faire d’autre que de « subir », d’une façon ou d’une autre.
Depuis ce témoignage de Shehadeh, la situation a grandement empiré. Les accords d’Oslo, célébrés avec beaucoup de faste en 1993, ont déterminé que Gaza et la Cisjordanie étaient une seule et même entité territoriale. À l’époque, les États-Unis et Israël avaient déjà lancé leur programme visant à les séparer complètement d’une de l’autre, de façon à bloquer tout arrangement diplomatique et à punir les Araboushim des deux territoires.
Le châtiment infligé aux Gazaouis fut encore plus sévère en janvier 2006, quand ils commirent un crime majeur : ils votèrent « de la mauvaise manière » lors des premières élections libres du monde arabe, choisissant le Hamas. Démontrant leur « désir passionné de démocratie », les États-Unis et Israël, soutenus par la timide Union européenne, imposèrent aussitôt à Gaza un siège brutal, accompagné d’attaques militaires intenses. Les États-Unis aussi recouraient tout de suite à un processus d’opération standardisé quand l’une ou l’autre population désobéissante optait pour le mauvais gouvernement : ils préparaient un coup d’État militaire afin de rétablir l’ordre.
Les Gazaouis commirent un crime encore bien pire un an plus tard en contrant la tentative de coup d’État, ce qui aboutit à une intensification rapide du siège et des attaques militaires. Celles-ci culminèrent au cours de l’hivers 2008-2009, avec l’Opération Plomb durci, l’une des utilisations les plus lâches et violentes de la force militaire de l’histoire récente, quand une civile population sans défense, piégée sans aucune possibilité de sortie, fut soumise à une agression sans pitié par l’un des systèmes militaires les plus perfectionnés au monde se servant d’un armement américain et protégé par la diplomatie américaine. Un compte rendu inoubliable de cette boucherie – un « infanticide », pour reprendre leurs termes – fut rédigé par deux courageux médecins norvégiens qui travaillaient dans le principal hôpital de Gaza durant cette impitoyable agression, Mads Gilbert et Erik Fosse, dans leur remarquable ouvrage intitulé Eyes in Gaza (Des yeux à Gaza).
Le président élu Obama fut incapable de proférer le moindre mot, hormis le fait qu’il réitéra sa cordiale sympathie pour les enfants soumis à cette agression – et ce, dans la ville israélienne de Sderot. L’attaque soigneusement planifiée fut mené à bien juste avant son entrée en fonction, de sorte qu’il put dire que, désormais, il était temps de regarder vers l’avant, et non vers l’arrière, ce qui constitue l’échappatoire classique des criminels.
Bien sûr, il y eut des prétextes – il y en a toujours. Le prétexte habituel, ressassé à l’envi chaque fois que le besoin s’en fait sentir, est la « sécurité ». Dans ce cas, il s’agissait des roquettes artisanales lancées à partir de Gaza. Comme c’est habituellement le cas, le prétexte était dénué de la moindre crédibilité. En 2008, une trêve ait été instaurée entre Israël et le Hamas. Le gouvernement israélien reconnaît officiellement que le Hamas l’observa rigoureusement. Pas une seule roquette du Hamas ne fut tirée jusqu’au moment où Israël viola la trêve, sous couvert des élections américaines du 4 novembre 2008, en envahissant Gaza sous des prétextes ridicules et en tuant une demi-douzaine de membres du Hamas. Les hauts responsables des services de renseignement israéliens conseillèrent leur gouvernement en lui disant que la trêve pouvait être renouvelée en desserrant le blocus criminel et en mettant un terme aux attaques militaires. Mais le gouvernement d’Ehud Olmert, à la réputation de « colombe », rejeta ces choix, préférant tirer parti de son énorme avantage comparatif, sur le plan de la violence, et ce fut l’Opération Plomb durci. Les faits principaux ont été passés en revue une fois de plus par le commentateur de politique étrangère Jerome Slater dans le dernier numéro du journal du MIT (Harvard), International Security.
La méthode de bombardement utilisée lors de Plomb durci fut soigneusement analysée par le défenseur gazaoui des droits de l’homme, Raji Sourani, un homme remarquablement bien informé et internationalement respecté. Il fait remarquer que les bombardements se concentrèrent sur le nord, visant les civils sans défense des zones les plus densément peuplées et sans qu’il y ait eu le moindre prétexte militaire possible. Le but des Israéliens, suggère-t-il, peut avoir été de pousser la population intimidée vers le sud, à proximité de la frontière égyptienne. Mais les Samidin ne bougèrent pas, malgré l’avalanche de terreur américano-israélienne.
Un autre but peut avoir été de les repousser au-delà de cette frontière. Quand on remonte aux débuts de la colonisation sioniste, il était beaucoup question, parmi le vaste ensemble des Juifs, que les Arabes n’avaient aucune raison d’être en Palestine ; ils pourraient être tout aussi heureux ailleurs et devraient s’en aller – « être transférés » avec égards, suggéraient les colombes. Ce n’est certainement pas une inquiétude mineure en Égypte et c’est peut-être une raison pour laquelle l’Égypte n’ouvre pas sa frontière librement aux civils ou aux marchandises dont les Gazaouis ont si désespérément besoin.
Sourani et d’autres bien documentées font remarquer que la discipline des Samidin cache un baril de poudre qui peut exploser à tout moment, de façon inattendue, comme le fit la première Intifada à Gaza, en 1989, après des années d’oppression misérable qui n’avait suscité aucune remarque ou inquiétude.
Pour ne mentionner qu’un des innombrables cas, peu avant le déclenchement de l’Intifada, une jeune Palestinienne, Intissar al-Atar, fut tuée par balle dans la cour d’une école par un habitant d’une colonie juive toute proche. L’homme était l’un des plusieurs milliers de colons israéliens amenés à Gaza en violation des lois internationales et protégés par une énorme présence militaire. Ces colons s’étaient emparés d’une grande partie des terres et de l’eau déjà rare dans la bande de Gaza et ils vivaient « luxueusement dans vingt-deux colonies au beau milieu de 1,4 million de Palestiniens démunis », pour reprendre les termes de la description de l’intellectuel israélien Avi Raz. Le meurtrier de l’écolière, Shimon Yifrah, fut arrêté, puis rapidement relâché sous caution quand le tribunal décida que « le délit n’était pas suffisamment grave » pour justifier la détention. Le juge expliqua Yifrah avait uniquement l’intention d’impressionner la fille en tirant dans sa direction, dans la cour de l’école, et non pas de la tuer, de sorte qu’« il ne s’agit pas d’un cas de criminel devant être puni ou dissuadé d’agir de la sorte et à qui il convient de donner une leçon en l’emprisonnant ». Yifrah reçut sept mois avec sursis et les colons massés dans la salle d’audience se mirent à chanter et à danser. Et l’habituel silence régna de nouveau. Après tout, c’était la routine.
Et c’est ainsi que vont les choses. Quand Yifrah fut relaxé, la presse israélienne rapporta d’une patrouille de l’armée tira dans la cour d’une école pour enfants de six à douze ans, dans un camp de réfugiés de Cisjordanie, blessant ainsi cinq d’entre eux, avec sans doute l’intention de « les impressionner ». Il n’y eut pas de plainte et l’incident n’attira pas non plus l’attention. Ce n’était qu’un autre épisode parmi tant d’autres dans le programme de « l’analphabétisme en tant que punition », rapporta la presse israélienne, programme comprenant la fermeture d’écoles, le recours à des bombes à gaz, le tabassage d’étudiants à coups de crosse, l’interdiction de passage de l’aide médicale pour les victimes ; et, au-delà des écoles, le règne d’une brutalité pire encore, avec une surenchère de la sauvagerie pendant l’Intifada, et le tout sous les ordres du ministre de la Défense Yitzhak Rabin, une autre colombe très admirée.
Mon impression initiale, après une visite de plusieurs jours, était l’étonnement, non seulement pour cette capacité de continuer à vivre, mais aussi pour l’allant et la vitalité dont faisaient preuve les jeunes, particulièrement à l’université, où je passai une bonne partie de mon temps dans une conférence internationale. Mais, là aussi, on peut détecter des signes de ce que la pression peut devenir trop pénible à supporter. Des rapports révèlent que, parmi les jeunes, il y a une frustration qui couve, une prise de conscience de ce que, sous l’occupation israélienne, l’avenir n’a rien à leur offrir. Il n’y a que ce que des animaux en cage peuvent endurer et il peut y avoir une éruption, susceptible de revêtir des formes vilaines – offrant ainsi une occasion aux apologistes israéliens et occidentaux de condamner hypocritement des gens qui sont culturellement arriérés, comme l’a expliqué Mitt Romney avec toute sa perspicacité.
Gaza a l’aspect d’une société typiquement du tiers monde, avec des poches de prospérité entourée d’une pauvreté affreuse. Elle n’est toutefois pas « sous-développée ». Elle a plutôt été « dé-développée », et de façon très systématique, en plus, pour emprunter la terminologie de Sara Roy, la principale spécialiste universitaire à propos de Gaza. La bande de Gaza aurait pu être une région méditerranéenne prospère, avec une agriculture riche et une industrie florissante de la pêche, des plages merveilleuses et, comme on l’a découvert voici une décennie, des bonnes perspectives concernant les larges réserves de gaz naturel qui se trouvent sous ses eaux territoriales.
Coïncidence ou pas, c’est à ce moment qu’Israël a intensifié son blocus, refoulant les bateaux de pêche vers le littoral, les confinant actuellement à trois nautiques et moins.
Les perspectives favorables avortèrent en 1948, quand la bande de Gaza dut absorber une marée de réfugiés palestiniens fuyant la terreur ou expulsés par la force de ce qui allait devenir Israël et, dans certains cas, expulsés plusieurs mois après le cessez-le-feu officiel.
En fait, on en expulsa encore quatre ans plus tard, comme le rapportait Ha’aretz (25 décembre 2008), dans une étude minutieuse réalisée par Beni Tziper sur l’histoire de la ville israélienne d’Ashkelon remontant jusqu’aux Cananéens. En 1953, rapporte-t-il, « on calcula froidement qu’il était nécessaire de nettoyer la région des Arabes ». Le nom original de la ville, Majdal, avait déjà été « judaïsé » sous sa forme actuelle d’Ashkelon, selon la pratique habituelle.
C’était en 1953, alors qu’il n’y avait pas le moindre signe de nécessité militaire. Tziper lui-même est né en 1953 et, tout en se promenant dans ce qui reste du vieux secteur arabe, il pense : « Il est vraiment difficile pour moi, vraiment, de comprendre qu’alors que mes parents célébraient ma naissance, d’autres personnes étaient entassées sur des camions et chassées de leurs maisons. »
Il y eut les conquêtes israéliennes de 1967 et les coups qu’elles ont continué à asséner par la suite. Puis sont venus les crimes terribles déjà mentionnés et qui n’ont cessé de se poursuivre jusqu’à ce jour.
Il est facile d’en voir les signes, même au cours d’une brève visite. Depuis l’intérieur d’un hôtel à proximité du littoral, on peut entendre les tirs de mitrailleuse des canonnières israéliennes repoussant les pêcheurs des eaux territoriales de Gaza vers le littoral, de sorte qu’ils sont forcés de pêcher dans des eaux lourdement polluées du fait que les Américains et les Israéliens refusent d’autoriser la reconstruction des sites de traitement des déchets et des systèmes de production d’électricité qu’ils ont détruits.
Les accords d’Oslo ont établi les plans de deux sites de désalinisation, une nécessité, dans cette région aride. L’un, une installation de pointe, fut construit… en Israël. Le second est à Khan Yunis, dans le sud de Gaza. L’ingénieur chargé d’essayer d’obtenir de l’eau potable pour la population a expliqué que cette installation avait été conçue de telle façon qu’elle ne pouvait utiliser l’eau de mer, mais qu’elle devait travailler avec l’eau phréatique, un processus moins onéreux, qui continue à dégrader la nappe aquifère déjà réduite, ce qui promet de graves problèmes pour l’avenir. Même avec cette installation, l’eau est sévèrement rationnée. L’Office de secours et de travaux des Nations unies (UNRWA), qui s’occupe des réfugiés (mais pas des autres Gazaouis), a publié récemment un rapport prévenant que les dégâts à la nappe aquifère pourraient très bientôt devenir « irréversibles » et que, si on n’entamait pas d’urgence des actions réparatrices, Gaza pourrait ne plus être un « endroit vivable » en 2020.
Israël autorise l’utilisation du béton dans les projets de l’UNRWA, mais pas pour les Gazaouis engagés dans d’énormes besoins de reconstruction. Les équipements lourds, déjà limités, traînent généralement sur place sans pouvoir être utilisés, puisque Israël n’autorise pas l’entrée de matériaux de réparation. Tout cela fait partie du programme général décrit par le haut fonctionnaire israélien Dov Weisglass, qui fut le conseiller du Premier ministre Ehud Olmert, après que les Palestiniens ne se conformèrent pas aux ordres lors des élections de 2006 : « L’idée », disait Weisglass, « consiste à mettre les Palestiniens au régime, mais pas de les laisser mourir de faim. » Cela aurait fait mauvais genre.
Et ce plan est scrupuleusement suivi. Sara Roy en a fourni des preuves très complètes dans ses savantes études. Récemment, après plusieurs années d’efforts, l’organisation israélienne des droits de l’homme Gisha est parvenue à obtenir un ordre du tribunal enjoignant au gouvernement de libérer ses archives détaillant les plans du fameux « régime » et la façon dont ces plans sont appliqués. Le journaliste Jonathan Cook, qui vit en Israël, les résume comme suit : « Les fonctionnaires de la santé ont fourni des calculs à propos du nombre minimal de calories nécessaires au million et demi d’habitants de Gaza afin d’éviter la malnutrition. Ces chiffres ont alors été traduits en camions de nourriture qu’Israël est censé permettre chaque jour (…). Une moyenne de 67 camions seulement – bien moins que la moitié du minimum requis – sont entrés à Gaza quotidiennement. Ceci comparé aux plus de 400 camions d’avant le début du blocus. » Et même cette estimation est exagérément généreuse, rapports les fonctionnaires de l’ONU chargés de l’aide.
De ce régime forcé, fait remarquer Juan Cole, spécialiste du Moyen-Orient, « il résulte qu’environ dix pour cent des enfants palestiniens de moins de cinq ans ont leur croissance retardée par la malnutrition (…). De plus, l’anémie est très répandue, affectant plus de deux tiers des enfants, 58,6 pour 100 des enfants qui vont à l’école et plus d’un tiers des femmes enceintes. » Les États-Unis et Israël veulent faire en sorte que rien au-delà de la simple survie ne soit possible.
« Il ne faut pas perdre de vue », fait remarquer Raji Sourani, « que l’occupation et l’enfermement absolu constituent une attaque permanente contre la dignité humaine de la population de Gaza en particulier et de tous les Palestiniens en général. C’est une dégradation, une humiliation, un isolement et une fragmentation systématiques du peuple palestinien. » La conclusion est confirmée par bien d’autres sources. Dans l’une des plus éminentes revues médicales de la planète, The Lancet, un médecin de Stanford en visite, horrifié par ce dont il avait été témoin, décrit Gaza comme « une sorte de laboratoire où l’on étudie l’absence de dignité », une situation qui a des effets « dévastateurs » sur le bien-être physique, mental et social. « La surveillance constante à partir du ciel, les punitions collectives via le blocus et l’isolement, l’intrusion dans les maisons et dans les communications et les restrictions imposées aux personnes qui essaient de voyager, cde se marier ou de travailler, font qu’ils est malaisé de mener une existence dans la dignité, à Gaza. » Il convient d’apprendre aux Araboushim à ne pas redresser la tête.
On pouvait espérer que le nouveau gouvernement Morsi, en Égypte, moins servile à l’égard d’Israël que la dictature de Moubarak soutenue par l’Occident, allait ouvrir le passage de Rafah, le seul accès à l’extérieur pour les Gazaouis enfermés qui ne soit pas soumis au contrôle direct d’Israël. Il y a eu une légère ouverture, mais pas plus. La journaliste Laila el-Haddad écrit que la réouverture sous Morsi est tout simplement un retour au statu quo d’il y a plusieurs années : seuls les Palestiniens en possession d’une carte d’identité de Gaza approuvée par les Israéliens peuvent utiliser le passage de Rafah, ce qui exclut un grand nombre de Palestiniens, y compris la propre famille d’el-Haddad, dont un seul des conjoints possède une carte.
En outre, poursuit-elle, « le passage ne mène pas à la Cisjordanie, pas plus qu’il ne permet le passage des marchandises, qui sont limitées aux passages contrôlés par les Israéliens et sont soumis à des interdictions concernant les matériaux de construction et les exportations ». La limitation du passage de Rafah ne modifie en rien le fait que « Gaza reste sous un sévère état de siège, tant maritime qu’aérien et continue à être complètement isolée principales villes culturelles, économiques et universitaires palestiniennes du reste des territoires occupés, et ce, en violation des obligations imposées aux États-Unis et à Israël dans le cadre des accords d’Oslo ».
Les effets en sont douloureusement manifestes. À l’hôpital de Khan Yunis, le directeur, qui est également le chef du département chirurgical, décrit avec colère et passion à quel point même les médicaments font défaut pour soulager les patients qui souffrent, de même que les équipements chirurgicaux, ce qui laisse les médecins désemparés et les patients à l’agonie. Les récits personnels ajoutent un élément particulièrement frappant au dégoût général que l’on ressent face à l’obscénité d’une occupation brutale. Un exemple est le témoignage d’une jeune femme désespérée parce que son père, qui aurait été fier que sa fille eût été la première femme du camp de réfugiés à obtenir une qualification supérieure, « était décédé après six mois de combat contre un cancer, à l’âge de soixante ans. L’occupation israélienne lui avait refusé un permis pour aller se faire soigner dans les hôpitaux israéliens. J’ai dû suspendre mes études, mon travail et mon existence pour rester à son chevet. Nous tous, y compris mon frère médecin et ma sœur pharmacienne, étions impuissants et désespérés de le voir souffrir. Il est mort au cours du blocus inhumain de Gaza, durant l’été 2006, à une époque où l’accès aux services de santé était particulièrement restreint. Je pense que se sentir impuissant et désespéré est le sentiment le plus mortel qu’un être humain puisse avoir. Cela tue l’esprit et cela brise le cœur. On peut lutter contre l’occupation, mais on ne peut lutter contre son sentiment d’impuissance. C’est un sentiment qu’on ne peut même pas éliminer. »
Le dégoût face à une obscénité composée de culpabilité : il est en notre pouvoir de mettre un terme à la souffrance et de permettre aux Samidin de profiter de l’existence de paix et de dignité qu’ils méritent.
Noam Chomsky
Impressions de Gaza / octobre 2012
Noam Chomsky était en visite à Gaza du 25 au 30 octobre 2012
chomsky.info / 4 novembre 2012 / traduction pour ce site : JM Flémal
A lire également Indiens de Palestine de Gilles Deleuze
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Archive mensuelle de novembre 2012
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Au moment où je suis entré à la morgue, juste derrière le Palais de Justice sur Merchant Street, une jeune femme en sortait en pleurant. Elle portait un manteau de fourrure. Elle avait des cheveux blonds courts, le nez long, et sa bouche avait l’air si appétissante que j’ai commencé à en avoir mal aux lèvres.
Il y avait bien longtemps que je n’avais embrassé personne. C’est difficile de trouver quelqu’un à embrasser quand on n’a pas d’argent en poche et qu’on a une vie aussi merdique que la mienne.
Je n’avais embrassé personne depuis la vieille de Pearl Harbor. C’était Mabel. Je parlerai de ma vie sentimentale plus tard, quand il ne se passera rien d’autre. Je veux dire rien, absolument rien : que dalle.
La blonde m’a regardé en descendant les marches. Elle m’a regardé comme si elle me connaissait, mais elle n’a rien dit. Elle a continué à pleurer, c’est tout.
J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule pour voir s’il y avait quelqu’un d’autre derrière moi qu’elle aurait pu regarder : non, j’étais la seule personne à entrer dans la morgue ; ça devait donc être moi. Bizarre.
Je me suis retourné et je l’ai regardée s’éloigner.
Elle s’est arrêté au bord du trottoir, et une Limousine noire Cadillac Lassalle 16 cylindres avec chauffeur s’est garé devant elle ; elle y est montée. On aurait dit que la voiture était arrivée de nulle part. D’abord elle n’était pas là, et la seconde d’après elle y était. La fille m’a regardé à travers la vitre au moment où la voiture a démarré.
Son chauffeur était un monsieur balèze à l’air pas commode. Il avait une tête à la Jack Dempsey et un cou énorme. A le regarder, on se disait qu’il éprouverait sûrement un immense plaisir à faire dix rounds contre votre grand-mère et à veiller qu’elle tienne la distance. Après quoi, il resterait plus qu’à la ramener chez elle dans un grand bocal de quatre litres.
Quand la Limousine a démarré, il s’est retourné et m’a fait un grand sourire comme si nous étions de mèche : de vieux copains, un truc comme ça.
Je ne l’avais jamais vu de ma vie.
Richard Brautigan
Un privé à Babylone / 1977
« Nous avons tous une place dans l’histoire. La mienne, c’est les nuages. »
David Lynch
Lost Highway / 1997
avec Patricia Arquette / musique Lou Reed « This Magic Moment »
C’est en février 2011 que parut la première brève sur le sujet : « Ce fut longtemps le secret le mieux gardé de l’ »affaire de Tarnac » : un agent britannique, infiltré au coeur des mouvements altermondialistes et environnementalistes européens, a joué un rôle important dans cette enquête (l’Express). La nouvelle est longtemps restée sans suite, orpheline. Les scandales ne s’importent pas comme n’importe quelle autre marchandise.
Leur naissance doit trop à la conformation morale du pays où ils éclatent. « L’affaire Mark Kennedy », en Angleterre, a nourri les tabloïds et les émissions à sensation pendant des mois. Elle a conduit à la dissolution de l’unité « d’élite » des services secrets pour laquelle il travaillait, au déclenchement d’une kyrielle d’enquêtes sur les méthodes d’infiltration de la police anglaise, à la démission d’un procureur, au non-lieu de toutes les procédures impliquant de près ou de loin Mark Kennedy, et même à l’annulation de jugements déjà rendus.
Mais le fond du scandale était éthique : il tenait à l’incompatibilité du stupre et du lucre avec l’ethos puritain anglais. Peut-on, dans le cadre de son travail d’officier de renseignement, coucher avec des dizaines de charmantes jeunes anarchistes ? Est-il permis de dépenser plus de 2 millions d’euros, sept ans durant, pour financer les soirées techno, les beuveries, les vacances, les montres-espions à 7 000 euros d’un James Bond piercé et tatoué de l’anarchie, et tout ça pour un peu d’information sur les activités des écologistes radicaux, des antifascistes, des militants antiglobalisation ? La sensibilité nationale répondait sans hésitation « non » à ces questions superflues. D’où l’ampleur et la durée du scandale. En Allemagne, où l’on est, semble-t-il, d’abord soucieux des procédures et du sol national, l’affaire Mark Kennedy porta plutôt sur la légalité ou non de l’usage d’un agent étranger sur le territoire allemand.
On peut dresser de l’affaire de Tarnac plusieurs généalogies également scandaleuses, et presque également barbouzardes, mais la plus significative politiquement est celle qui part de Mark Kennedy : car c’est elle qui en dit le plus long sur les arcanes de notre temps. Mark Kennedy travaillait officiellement pour la National Public Order Intelligence Unit, un service de renseignement britannique créé en 1999 afin de combattre le retour de la contestation écologiste et antiglobalisation au Royaume-Uni.
Le déploiement massif d’agents infiltrés dans ces mouvements traduit « sur le terrain » le lancement d’une nouvelle doctrine policière qui se nomme en anglais « intelligence-led policing » et en français, sous licence d’importation déposée par Alain Bauer et Xavier Raufer, le « décèlement précoce ». C’est dans les années 2000 que le Royaume-Uni s’attache, au travers de sa présidence de l’Union européenne, à la diffuser et à la faire adopter par ses partenaires européens ; ce en quoi les autorités britanniques ont réussi, comme elles s’en flattent publiquement : car, avec la doctrine, c’est un ensemble de services, de techniques et d’informations qui pourront être échangés et vendus aux partenaires en question.
Des « informations » sorties de l’imagination fertile de Mark Kennedy, par exemple. La nouvelle doctrine dit ceci : l’engagement politique, dès qu’il dépasse le cadre inoffensif de la manifestation ou de l’interpellation des « dirigeants », sort du cadre démocratique pour entrer dans le domaine criminel, dans le « préterrorisme ». Ceux qui sont susceptibles de sortir de ce cadre sont repérables à l’avance. Plutôt que d’attendre qu’ils commettent un crime, comme occuper une centrale à charbon ou bloquer un sommet européen ou un G8, il suffit de les arrêter dès qu’ils en forment le projet, quitte à susciter soi-même le projet.
Les techniques de surveillance humaine comme l’électronique à disposition doivent être suffisamment étendues, sophistiquées et partagées. Et comme ces techniques « préventives » ne sont elles-mêmes guère compatibles avec l’ordre réputé démocratique, il faut s’organiser en marge de celui-ci. C’est d’ailleurs en toute franchise ce que répondit le chef du BKA allemand (équivalent local de la direction centrale du renseignement intérieur, DCRI) lorsqu’une commission d’enquête parlementaire s’avisa de l’interroger sur l’affaire Kennedy : « Contre les euro-anarchistes, contre ceux qui s’organisent conspirativement et internationalement, nous devons nous organiser tout aussi conspirativement et tout aussi internationalement. » « Il faut agir en partisan partout où il y a des partisans », disait Napoléon dans une formule que Carl Schmitt se plaisait tant à citer.
Il ne fait aucun doute que le début des ennuis pour les gens de Tarnac vient d’informations, fabriquées pour certaines, volontairement gonflées pour d’autres, émanant de Mark Kennedy : il fallait bien qu’il justifie son salaire, et ses employeurs, leurs crédits. Des réseaux franco-britanniques de l’ombre auront assuré leur transmission discrète à la DCRI, qui s’est trouvée ainsi piégée, elle, bien plus que ceux de Tarnac. Telle est donc la véritable signification, et le véritable skandalon, de l’affaire de Tarnac. Ce qui se cache sous l’apparence d’un fiasco judiciaire français, c’est la constitution d’une conspiration policière mondiale revendiquée dont Mark Kennedy, officiellement actif dans onze pays, de l’Europe aux Etats-Unis en passant par l’Islande, n’est à ce jour que le plus fameux pion.
Comme toujours, la prose policière ne contient de vérité qu’à condition de l’inverser terme à terme : lorsque la police dit : « Les euro-anarchistes sont en train de tisser un réseau pré-terroriste européen pour attaquer les institutions », il faut évidemment lire : « Nous, policiers, sommes en train de doubler les institutions par une vaste organisation européenne informelle afin d’attaquer les mouvements qui nous échappent. » Le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, a déclaré à Rome que, face aux « processus de radicalisation dans de nombreux pays », il importait d’accentuer la coopération au sein d’Interpol contre les « formes de violence provenant de l’ultra-gauche, de mouvements anarchistes ou d’autonomes ».
Or ce qui se passe en ce moment en Europe, en Espagne, au Portugal, en Grèce, en Italie, au Royaume-Uni, ce n’est pas que surgissent ex nihilo des groupes radicaux venus menacer la quiétude de la « population », mais que les peuples eux-mêmes se radicalisent devant l’évident scandale qu’est l’ordre présent des choses. Le seul tort de ceux qui, comme les gens de Tarnac, sont issus du mouvement antiglobalisation et de la lutte contre la dévastation du monde, c’est d’avoir formé un signe avant-coureur d’une prise de conscience désormais générale.
Au train où vont les choses, il se pourrait bien qu’un jour le refus de l’identification biométrique, aux frontières comme dans la vie, devienne une pratique diffuse. Ce qui constitue la plus lourde menace sur la vie des gens, ce ne sont pas de chimériques « groupes terroristes », mais l’organisation effective de la souveraineté policière à l’échelle mondiale, et ses coups tordus. L’Histoire nous rappelle que les intrigues de l’Okhrana, la police secrète russe, n’ont guère porté bonheur au régime tsariste. « Il n’est pas de force au monde qui puisse endiguer le flot révolutionnaire quand il monte, et toutes les polices du monde, quels que soient leur machiavélisme, leurs sciences et leurs crimes, sont à peu près impuissantes », notait l’écrivain Victor Serge. Il délivrait aussi ce conseil dans Ce que tout révolutionnaire doit savoir sur la répression, 1926 : « Si l’accusation se base sur un faux, ne pas s’en indigner : la laisser plutôt s’enferrer avant de la réduire à néant. »
Giorgio Agamben et Yildune Lévy
Publié dans le Monde / 14 novembre 2012
A lire, de Mathieu Rigouste :
la Domination policière
Editions la Fabrique, parution 15 novembre 2012
« La violence policière n’a rien d’accidentel, elle est rationnellement produite et régulée par le dispositif étatique. La théorie et les pratiques de la police française sont profondément enracinées dans le système colonial : on verra dans ce livre qu’entre les brigades nord-africaines dans les bidonvilles de l’entre-deux-guerres et les brigades anti-criminalité (les BAC) dans les « cités » actuelles, une même mécanique se reproduit en se restructurant. Il s’agit toujours de maintenir l’ordre chez les colonisés de l’intérieur, de contenir les territoires du socio-apartheid. Le développement des armes « non létales » – Flash Ball, Taser… – propulse aussi une véritable industrie privée de la coercition.
Rigouste montre comment l’expansion du marché international de la violence encadre la diffusion des doctrines de la contre-insurrection et permet de les appliquer à l’intérieur des métropoles impériales.
Cette enquête, fondée sur l’observation des techniques et des pratiques d’encadrement et de ségrégation depuis ceux qui les subissent et les combattent, montre comment est assurée la domination policière des indésirables, des misérables et des insoumis en France. »