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Archive mensuelle de novembre 2012

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Dialogues / Gilles Deleuze et Claire Parnet

Oui, le mourir s’engendre dans nos corps, il se produit dans nos corps, mais il arrive du Dehors, singulièrement incorporel, et fondant sur nous comme la bataille qui survole les combattants, et comme l’oiseau qui survole la bataille. L’amour est au fond des corps, mais aussi sur cette surface incorporelle qui le fait advenir. Si bien que, agents ou patients, lorsque nous agissons ou subissons, il nous reste toujours à être dignes de ce qui nous arrive. C’est sans doute cela, la morale stoïcienne : ne pas être inférieur à l’événement, devenir le fils de ses propres événements. La blessure est quelque chose que je reçois dans mon corps, à tel endroit, à tel moment, mais il y a aussi une vérité éternelle de la blessure comme événement impassible, incorporel, « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner. » Amor fati, vouloir l’événement, n’a jamais été se résigner, encore moins faire le pitre ou l’histrion, mais dégager de nos actions et passions cette fulguration de surface, contr’effectuer l’événement, accompagner cet effet sans corps, cette part qui dépasse l’accomplissement, la part immaculée. Un amour de la vie qui peut dire oui à la mort. C’est le passage proprement stoïcien. Ou bien le passage de Lewis Carroll : il est fasciné par la petite fille dont le corps est travaillé par tant de choses en profondeur, mais aussi survolé par tant d’événements sans épaisseur. Nous vivons entre deux dangers : l’éternel gémissement de notre corps, qui trouve toujours un corps acéré qui le coupe, un corps trop gros qui le pénètre et l’étouffe, un corps indigeste qui l’empoisonne, un meuble qui le cogne, un microbe qui lui fait un bouton ; mais aussi l’histrionisme de ceux qui miment un événement pur et le transforment en fantasme, et qui chantent l’angoisse, la finitude et la castration. Il faut arriver à « dresser parmi les hommes et les œuvres leur être d’avant l’amertume ». Entre les cris de la douleur physique et les chants de la souffrance métaphysique, comment tracer son mince chemin stoïcien, qui consiste à être digne de ce qui arrive, à dégager quelque chose de gai et d’amoureux dans ce qui arrive, une lueur, une rencontre, un événement, une vitesse, un devenir ? « A mon goût de la mort, qui était faillite de la volonté, je substituerai une envie de mourir qui soit l’apothéose de la volonté. » À mon envie abjecte d’être aimé, je substituerai une puissance d’aimer : non pas une volonté absurde d’aimer n’importe qui n’importe quoi, non pas s’identifier à l’univers, mais dégager le pur événement qui m’unit à ceux que j’aime, et qui ne m’attendent pas plus que je ne les attends, puisque seul l’événement nous attend, Eventum tantum. Faire un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce, ce ne sont pas des personnes, des caractères ou des sujets, c’est une variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. Tout a changé en vérité. Les grands événements, aussi, ne sont pas des concepts. Penser en termes d’événement, ce n’est pas facile. D’autant moins facile que la pensée elle-même devient alors un événement.
Gilles Deleuze
Dialogues – Entretiens avec Claire Parnet / 1977-1996
Dialogues / Gilles Deleuze et Claire Parnet dans Anarchies antonin-artaud-la-bouillabaisse-de-formes-dans-la-tour-de-babel1948
dessin d’Antonin Artaud / la Bouillabaisse de formes dans la tour de Babel / 1948

Femen !

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femen cathos-fachos dans Anarchies

Un privé à Babylone (4) : Aimer la bière quand on peut s’offrir du champagne / Richard Brautigan

C’était très beau de voir briller les lumières de San Francisco de l’autre côté de la baie, depuis le petit bar de Sausalito où nous étions attablés.
Ma cliente savourait une bière.
La boire lui procurait un plaisir infini. Elle ne buvait pas comme on aurait pu s’y attendre. Elle n’avait rien d’une dame dans sa façon de boire sa bière. Elle buvait de la bière comme un docker le jour de paye.
Elle avait enlevé son manteau de fourrure et portait en dessous une robe mettant en valeur ses formes renversantes. Toute cette histoire ressemblait exactement à une énigme policière dans un magazine bon marché. Je n’arrivais pas à y croire.
Le Cou était resté dans la voiture, à nous attendre, de sorte que je me sentais un peu plus détendu auprès de ma cliente. Si j’en avais envie, je pouvais utiliser le mot champagne sans avoir peur de me lancer dans l’inconnu. Pas de doute, le monde est un endroit étrange. Pas étonnant que je passe tellement de temps à rêver de Babylone. C’est plus sûr.
« Où se trouve le corps que vous voulez que je vole ? dis-je, en regardant cette nana riche à l’air délicat descendre une grande lampée de bière. Puis roter. Vous aimez bien la bière, hein ? dis-je.
- J’aime la bière alors que j’ai de quoi m’offrir du champagne », dit-elle.
Lorsqu’elle a dit « champagne », j’ai involontairement cherché Le Cou du regard. Dieu merci, il était dans la voiture.
« Bon, alors, ce cadavre, dis-je.
- Où trouve-t-on des cadavres, en général ? dit-elle, comme si je n’étais pas très vif.
- Des tas d’endroits, dis-je. Mais surtout dans la terre. Il va me falloir une pelle pour ce boulot ?
- Mais non, imbécile, dit-elle. Le corps est à la morgue. C’est un endroit assez logique pour un corps, non ?
- Ouais, dis-je. Ça peut aller. »
Elle a repris une énorme lampée de bière.
J’ai fait signe à la serveuse de nous apporter une autre bière. Pendant ce temps-là, ma cliente terminait celle qu’elle avait devant elle.
Je sirotais toujours l’Old Crow avec des glaçons que j’avais commandé en arrivant. Ça allait être mon seul verre. Je ne suis pas tellement du genre buveur : un verre de temps en temps, et je ne remets jamais ça.
Elle a attaqué sa seconde bière avec autant d’enthousiasme que la première. Elle avait raison de se dire buveuse de bière.
« Vous vous sentez capable de voler un cadavre à la morgue ? dit-elle.
- Ouais, tout à fait capable », dis-je.
A ce moment-là, quelque chose a fait surface dans ma tête comme un lapin de carton dans une galerie de tir. Pilon m’avait dit qu’elle avait regardé le corps de la prostituée morte de manière à pouvoir éventuellement identifier une parente, mais qu’elle avait fini par dire que ce n’était pas la bonne personne et qu’elle avait fait tout ça d’un air très froid, comme s’il lui arrivait tous les jours de regarder des cadavres.
J’ai pensé à ses larmes quand elle avait quitté la morgue.
Ça devenait intéressant.
L’air de rien, comme ça, j’ai fait : « Qui c’est le corps que vous voulez que je vole à la morgue ?
- Qui c’est n’a pas d’importance, dit-elle. C’est mon affaire. Tout ce que je veux, c’est que vous m’apportiez ce corps. C’est le corps d’une jeune femme. Elle se trouve en haut dans la salle d’autopsie. Il y a un placard de rangement à quatre compartiments aménagé dans le mur. Elle est en haut à gauche. Elle a une étiquette « Inconnue » attachée à l’orteil. Allez me la chercher.
- OK, dis-je. Où voulez-vous que j’emporte le corps quand je l’aurai récupéré ?
- Je veux que vous l’emportiez dans un cimetière, dit-elle.
- Ça, c’est pas trop dur, dis-je. C’est là que finissent les corps de toute façon. »
Je lui ai commandé une autre bière. Elle avait déjà terminé la deuxième. Je n’avais jamais de ma vie vu un verre de bière avoir si vite l’air si vide. La bière, on aurait dit qu’elle l’inhalait.
« Merci, dit-elle.
- Quand voulez-vous le cadavre ? dis-je.
- Ce soir, dit-elle. Au cimetière du Saint-Repos.
- C’est bientôt, ça, dites donc, dis-je. Je peux vous demander ce que vous avez l’intention d’en faire ?
- Allons, petit malin, dit-elle. Qu’est-ce qu’on fait d’un corps, en général, dans un cimetière ?
- OK, dis-je. Je vois. Vous voulez que j’apporte une pelle ?
- Non, dit-elle. Contentez-vous d’apporter le corps au cimetière et nous nous occuperons du reste. Tout ce que nous vous demandons, c’est le corps. »
Quand elle a dit « nous », je me suis dit que ce qu’il fallait pour faire un « nous », c’était Le Cou.
Je lui ai commandé une autre bière.
Richard Brautigan
Un privé à Babylone / 1977
« Nous avons tous une place dans l’histoire. La mienne, c’est les nuages. »
Un privé à Babylone (4) : Aimer la bière quand on peut s'offrir du champagne / Richard Brautigan dans Brautigan marlene

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