Méditations du juge Draper sur le citoyen britannique
considéré comme être humain. Méditation sur la personne.
Universalité des tabous. Surprenante intervention de Lady Draper.
« Les tropis n’ont pas de gris-gris. »
Universalité des gris-gris.
Sir Athur Draper prenait d’habitude le bus pour aller à son club, sur Pall Mall, lequel était le Reform Club, d’où par un matin pluvieux Phileas Fogg partit pour son tour du monde. Le juge y lisait tranquillement le Times, puis rentrait, vers huit heures, à Onslow Mansions, un peu au-delà de Chelsea.
Mais ce soir-là, il se dit que le temps était tiède et beau, et qu’il ferait bon flâner.
En vérité, pour la première fois peut-être depuis trente ans, il n’avait pas envie de retrouver ses vieux amis du club, fût-ce pour ne pas faire en leur compagnie que lire sans un mot les journaux du soir.
Il remontait lentement le long de la Tamise, d’un pas très calme, et pensait à l’audience qui venait de finir : « Quel étrange procès », pensait-il. Le juge n’ignorait point les raisons que l’accusé avait de se faire juger. Il les trouvait courageuses et pathétiques. « Mais il s’ensuit, pensait-il, que c’est l’accusation qui reprend contre lui ce qui doit être au fond sa propre thèse : les tropis sont des hommes. Tandis que la défense est bien forcée de nous assurer le contraire et, pour prouver que ce sont des singes, de produire des témoins qui professent une discrimination raciale contre laquelle précisément l’accusé risque sa vie : lequel donc a dû se résoudre à adopter un système de défense contraire au but qu’il poursuit… Quel imbroglio ! D’autant que s’il est prouvé que les tropis sont des bêtes, la Société du Takoura l’emporte… Et donc l’accusé doit souhaiter que l’accusation ait raison contre lui… Il lui faudrait en somme, s’il veut triompher, se faire pendre. il ne peut sauver sa vie que vaincu… Je me demande s’il est conscient de tout cela, et s’il y a jamais pensé ? Difficile à savoir ; puisqu’il ne dit jamais un mot et se refuse à toute discussion. »
Avec le soir tombait une brume très légère, très bleue ; les passants se croisaient, se mêlaient dans un ballet tranquille et silencieux. Le juge les observait avec une curiosité, une amitié nouvelles. « Voici l’humanité, pensait-il. Les tropis en font-ils partie ? Etrange de pouvoir se le demander sans que la réponse vienne aussitôt. Etrange d’être obligé de se dire que, puisqu’il en est ainsi, c’est que nous ne savons pas ce qui nous en distingue… Force est bien de constater que nous ne nous demandons jamais ce qui précisément définit l’homme. Il nous suffit d’être : il y a dans le fait d’exister une sorte d’évidence qui se passe de définitions… »
Un « bobby », monté sur son petit socle, réglait la circulation avec une lenteur et une gravité solennelles.
« Toi, pensait Sir Arthur avec une vraie tendresse, tu penses : je suis policeman. Je règle la circulation. Et tu sais de quoi il s’agit. Il t’arrive aussi de penser sans doute : je suis un citoyen britannique. Cette idée-là est précise encore. Mais combien de fois dans ta vie t’es tu dit : je suis une personne humaine ? Cette pensée te semblerait grotesque ; mais ne serait-ce pas surtout qu’elle est trop vague, et que, si tu n’étais que cela, tu te sentirais flotter en l’air ? » Le juge souriait : « Je suis tout pareil à lui, pensait-il. Je pense : je suis juge ; je dois rendre des jugements exacts. Si l’on me demande : Qu’êtes-vous ? Je réponds moi aussi : un fidèle sujet de Sa Majesté. Il est tellement plus facile de définir un Anglais, un juge, un quaker, un travailliste ou un policeman que de définir un homme tout simplement !… La preuve, les tropis… Et il est diablement plus confortable de se sentir quelque chose dont chacun sait clairement ce que c’est. »
« Voilà, pensait-il, que par la faute de ces fichus tropis, je redégringole dans les questions sans fin qu’on se pose à vingt ans… Que je redégringole ou m’y élève de nouveau ? songea-t-il avec une sincérité soudaine. Après tout, si j’ai cessé de les poser,était-ce pour des raison bien valables ? » Quand on l’avait nommé juge, il était plus jeune qu’il n’est généralement d’usage dans le Royaume-Uni. Il se rappelait quelles inquiétudes agitaient alors sa conscience : « Qu’est-ce qui nous permet de juger ? Sur quoi nous appuyons-nous ? La notion fondamentale de culpabilité, comment la définir ? Sonder les reins et les cœurs, quelle incroyable prétention ! Et quelle absurdité : qu’une faiblesse mentale diminue la responsabilité d’un délinquant, elle excuse en partie son acte et nous le condamnons moins durement. Or pourquoi l’excuse-t-elle ? Parce qu’il est moins capable qu’un autre de résister à ses impulsions ; mais par conséquent il récidivera. il eût donc fallu au contraire plus qu’un autre le mettre hors d’état de nuire ; lui appliquer une peine plus forte et plus durable qu’à celui qui n’a pas d’excuse : puisque celui-ci ensuite trouvera, dans sa raison et le souvenir de la peine encourue, la force de se surmonter. Mais un sentiment nous dit que ce ne serait pas humain, ni équitable. Ainsi le bien public et l’équité s’opposent implacablement. » Il se rappelait que ces dilemmes l’avaient si bien tourmenté qu’il avait songé à quitter sa charge. Et puis, peu à peu, il s’était endurci. Moins que d’autres : l’incroyable sclérose de la plupart de ses confrères lui était un sujet constant de surprise et de consternation. Toutefois il avait fini, comme les autres, par se dire qu’il est sans profit de perdre ses forces et son temps à des questions insolubles. Par s’en remettre, avec une sagesse tardive, aux règles, à la tradition, et aux précédents juridiques. Par mépriser même, du haut de son âge mûr, cette jeunesse présomptueuse qui prétendait opposer sa petite conscience individuelle à toute la justice britannique !…
Mais voici qu’à la fin de sa vie il était confronté à un stupéfiant problème, qui brutalement remettait soudain tout en cause, puisque ni les règles, ni la tradition, ni les précédents juridiques n’étaient en mesure d’y répondre ! Et il n’aurait sincèrement su dire s’il en était irrité ou ravi. A une sorte de rire silencieux, anarchique, irrespectueux, qui grouillait en lui avec ses pensées, il devait bien reconnaître qu’il penchait à se réjouir. Tout d’abord cela convenait admirablement à son vieux sens de l’humour. Et puis il aimait sa jeunesse. Il l’aimait et il jubilait de devoir lui donner raison.
Avec une sorte d’apostasie joyeuse, il examinait d’un œil impitoyable et critique ces règles, ces précédents, cette tradition vénérable. « Au fond, pensait-il, nous vivons de tabous, comme les sauvages. Il faut, il ne faut pas. Rien jamais de nos exigences ou de nos interdits n’est fondé sur une base irréductible. Puisque toute chose humaine, de proche en proche, peut toujours être réduite, comme en chimie, à d’autres composantes humaines, sauf à parvenir au corps simple d’une définition de l’humain ; or c’est ce que justement nous n’avons jamais défini. C’est proprement incroyable ! Des interdits non fondés, qu’est-ce que c’est, sinon des tabous ? Les sauvages croient tout aussi fermement à la légitimité, à la nécessité de leurs tabous que nous croyons à celles des nôtres. La seule différence, c’est que les nôtres, nous les avons perfectionnés. Nous leur avons trouvé des causes non plus magiques ou totémiques, mais philosophiques ou religieuses ; aujourd’hui nous trouvons ces causes dans l’étude de l’histoire et des sociétés. Il nous arrive aussi d’inventer de nouveaux tabous. Ou d’en changer en route (rarement). Ou de les transformer quand ils apparaissent, malgré la tradition, trop démodés ou trop nuisibles. Je veux bien que dans l’ensemble ce soient de bons, d’excellents tabous. De très utiles tabous, assurément. Indispensables à la vie sociale. Mais alors au nom de quoi juger la vie sociale ? Non seulement la forme qu’elle a, ou celle qu’elle peut prendre, mais si elle est bonne en soi ; ou simplement nécessaire à autre chose qu’elle-même : à qui ? à quoi ? C’est aussi un tabou, rien de plus. »
Il s’arrêta au bord du trottoir, en attendant que le passage fut libre.
« Nous autres chrétiens, songeait-il, nous avons la Parole, la Révélation. « Aime ton prochain comme toi-même. Tends l’autre joue. » Or c’est tout à fait contraire aussi aux grandes lois naturelles. C’est pourquoi, pensons-nous, cette Parole est belle. Mais pourquoi la trouvons-nous belle de s’opposer à la nature ? Pourquoi devons-nous sur ce point rompre avec des lois auxquelles toutes les bêtes obéissent ? « La volonté de Dieu » sans doute est une réponse suffisante pour nous obliger, mais non pour nous expliquer ces obligations. Si ce ne sont pas là des tabous, je veux bien être pendu ! »
Il s’engagea sur la chaussé pour traverser devant Westminster Bridge. « Si je disais cela tout haut, on supposerait que je blasphème. Je n’ai pourtant pas du tout conscience de blasphémer. Car je pense profondément, tabous ou non, que la Parole est juste. Peut-être, précisément, parce qu’elle rompt avec la nature, avec son aveugle loi de l’entre-dévorement universel ? Ainsi la charité, la justice, tous les tabous en somme, ce serait l’antinature ? Si l’on y pense un peu, cela semble évident : à quoi bon lois, règles et commandements, à quoi bon morale ou vertu, si nous n’avions à endiguer et à vaincre ce que la puissante nature propose à notre faiblesse ?… Oui, oui, tous nos tabous, leur base est l’antinature… Tiens, tiens, se dit-il soudain avec une excitation allègre de l’esprit, ne serait-ce pas là une base irréductible ? N’y aurait-il pas là une lueur ? »
Il avait commencé de penser : « La question est peut-être : les tropis ont-ils des tabous ? » quand un bruit de pneus crissants sous le coup de frein le rejeta en arrière : de justesse ! Il demeura quelque temps sur le refuge, le cœur battant. Il ne retrouva pas ensuite le cours de ses réflexions.
Un peu plus tard, il dînait dans la froide salle à manger de Onslow Mansions. Lady Draper lui faisait face à l’autre bout de la longue table de sombre acajou verni. ils étaient silencieux, comme de coutume : Sir Arthur aimait beaucoup sa femme, qui était affectueuse et dévouée, courageuse, fidèle, au demeurant d’excellente famille. Mais il la jugeait délicieusement sotte et inculte, comme il convient dans un ménage respectable. Elle ne posait donc point de questions incongrues sur sa vie de magistrat. Elle paraissait avoir peu à dire sur elle-même. Tout cela était excellent pour le repos de l’esprit.
Pourtant, ce soir-là, elle dit de but en blanc :
- J’espère beaucoup que vous ne condamnerez pas ce jeune Templemore. Ce serait une bien mauvaise action à faire.
Sir Arthur leva sur son épouse des yeux surpris, un peu choqués :
- Mais, ma chère amie, cela ne nous regarde ni vous ni moi : la décision appartient toute au jury.
- Oh ! dit Lady Draper avec douceur, vous savez bien que le jury suivra vos pas, si vous voulez.
Elle versa un peu de sauce à la menthe sur son gigot bouilli :
- Je serais bien fâchée pour cette petite Frances, dit-elle. Sa mère était une vieille amie de ma sœur aînée.
- Cela, commença Sir Arthur, ne saurait peser en aucune façon…
- Naturellement, dit vivement sa femme. Pourtant, dit-elle, c’est une enfant charmante. Ne serait-il pas horriblement injuste de lui tuer son mari ?
- Sans doute, mais enfin… La justice de Sa Majesté ne peut prendre en considération…
- Je me demande quelquefois, dit Lady Draper, si ce que vous appelez justice… Je veux dire que, quand la justice n’est pas juste, je me demande… Cela ne vous tourmente jamais ? questionna-t-elle.
Cette incroyable intrusion de sa femme dans l’essence même de sa profession laissa Sir Arthur si stupéfait qu’il ne trouva rien d’abord à répondre.
- D’ailleurs, continua-t-elle, de quel droit l’enverriez-vous à la potence ?
- Mais, chère amie…
- Vous savez bien qu’il n’a tué en somme, qu’une petite bête.
- Personne ne sait encore…
- Mais, voyons, tout le montre bien.
- Qu’appelez-vous « tout » ?
_ Est-ce que je sais ? répéta-t-elle. Par exemple, tenez : ils n’ont pas même de gris-gris au cou.
Sir Arthur devait se souvenir plus tard de cette réflexion, combien peut-être elle l’avait influencé ensuite au cours des débats ; car elle rejoignait la sienne, qu’elle lui rappela à l’esprit : les tropis ont-ils des tabous ?
Mais, sur le moment, il ne fut sensible qu’à ce qu’elle avait de saugrenu. Il s’exclama :
- Des gris-gris ! Est-ce que vous portez des gris-gris, vous ?
Elle haussa les épaules et sourit.
- Quelquefois je n’en suis pas sûre. Pas sûre de ne pas en porter, veux-je dire. Ni que votre belle perruque, au tribunal, ne soit pas un gris-gris, après tout.
Elle leva une main pour empêcher qu’il protestât. Il eut plaisir à remarquer, une fois de plus, que c’était une main fine et blanche, encore très belle.
- Je ne me moque pas du tout, dit-elle. Chacun a les gris-gris de son âge, je pense. Les peuples aussi, sans doute. Les plus jeunes ont les plus simples, aux autres il faut des gris-gris plus compliqués. Mais tous en ont, je crois. Or, voyez-vous, les tropis n’en ont pas.
Sir Arthur restait silencieux. Il regardait sa femme avec étonnement. Celle-ci poursuivait en pliant sa serviette :
- Il faut bien des gris-gris dès que l’on croit à quelque chose, n’est-ce pas ? Si l’on ne croit à rien… Je veux dire, on peut naturellement refuser de croire aux choses admises, cela n’empêche pas… Même les esprits forts, veux-je dire, qui prétendent ne croire à rien, nous les voyons chercher, n’est-ce pas ? Ils… étudient la physique… ou l’astronomie, ou bien ils écrivent des livres, ce sont leurs gris-gris, en somme. C’est leur manière à eux de… de se défendre… contre toutes ces choses qui nous font tellement peur, quand nous y pensons… N’est-ce pas votre avis ?
Il acquiesça silencieusement. Elle tournait sa serviette dans le rond de vermeil, d’un geste distrait.
- Mais si vraiment on ne croit à rien, disait-elle… si on n’a aucun gri-gri… c’est qu’on ne s’est rien demandé, n’est-ce pas ? Jamais. Dès qu’on se demande… il me semble… on a peur. Et dès qu’on a peur… Même, voyez-vous, Arthur, ces pauvres nègres tellement sauvages, que nous avons vus à Ceylan, tellement arriérés, qui ne savent rien faire, même pas compter jusqu’à cinq, à peine parler… ils ont quand même des gris-gris. C’est donc qu’ils croient à quelque chose. Et s’ils y croient… eh bien, c’est qu’ils se sont demandé… ils se sont demandé ce qu’il y a au ciel, ou ailleurs, dans la forêt, je ne sais pas… enfin des choses auxquelles ils pouvaient croire… Vous voyez ? Même ceux-là, ces pauvres brutes, se le sont demandé… Alors si un être ne se demande rien… mais vraiment rien, rien du tout… eh bien, je pense qu’il faut vraiment qu’il soit une bête, tout à fait, il me semble qu’on ne peut pas vivre et agir sur cette terre sans rien se demander du tout. Vous ne pensez pas ainsi ? Même un idiot de village se demande des choses…
Ils s’étaient levés. Sir Arthur s’approcha de sa femme et l’enlaça d’un bras raisonnable. Il mit sur son oreille un baiser discret.
- Vous m’avez dit des choses singulières, ma chérie. Elles me feront réfléchir, je crois. Si vous le permettez,je le ferai même tout de suite. Avant cette visite que j’attends.
Lady Draper frotta doucement ses cheveux gris contre ceux de son mari.
- Vous le ferez acquitter, n’est-ce pas ? dit-elle dans un sourire suave. J’aurais tant de peine pour cette petite.
- Encore une fois, ma chérie, le jury seul…
- Mais vous ferez ce que vous pourrez ?
- Vous ne me demandez pas de rien promettre, je suppose ? dit Sir Arthur avec douceur.
- Assurément. J’ai confiance en votre équité, Arthur.
Ils s’embrassèrent encore, et il entra dans son bureau. Il se plongea tout aussitôt dans un fauteuil profond.
- Les tropis n’ont pas de tabous, dit-il presque à haute voix. Ils ne dessinent pas, ils ne chantent pas, ils n’ont pas de fêtes ni de rites, pas de signes, pas de sorciers, ils n’ont pas de gris-gris. Ils ne sont même pas anthropophages.
Il dit à voix plus haute encore :
- Peut-il exister des hommes sans tabous ?
Il regardait avec une fixité distraite le portrait devant lui de Sir Weston Draper, baronnet, chevalier de la Jarretière. Il était attentif à une sorte de sourire intérieur qui lentement lui montait aux lèvres.
Vercors
les Animaux dénaturés / 1952
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