De la première exposition universelle française en 1855 à l’Exposition Coloniale de 1937, onze manifestations nationales présentent des aspects de l’Empire français. Ces spectacles pédagogiques mêlent architecture, textes et images, animaux et hommes, avec la tâche de faire connaître aux Français l’étendue et la diversité de leur empire. Cette forme de spectacle s’impose à partir de l’arrêt de l’expansion et de la pacification du terrain conquis aux alentours de 1900. Elles « remplacent », en quelque sorte, les exhibitions ethnographiques qui montraient des sauvages à combattre, alors qu’il faut maintenant montrer des vaincus à domestiquer. L’idée qui guide ces spectacles est la présentation synthétique de l’ensemble des colonies françaises dans leurs aspects économiques, esthétiques et humains. Autrement dit, il s’agit de reproduire en miniature la totalité de l’empire avec ses productions utiles, ses animaux, ses types ethniques, ses habitations et ses objets pittoresques. Cette concentration fictive a pour objectif de célébrer l’immensité et la diversité de l’empire tout en en démontrant la productivité et l’unité. Pour l’Exposition Universelle de 1889, Eugène Monot insiste sur la réussite de la synthèse : « La science la plus exacte s’est unie à l’art le plus consommé pour faire de ces palais africains et asiatiques de véritables monuments des civilisations qu’ils représentaient… L’unité de caractère qui se dégage de la juxtaposition de ces éléments architecturaux est absolument satisfaisante. » (21) La maîtrise de l’espace colonial est mise en scène grâce à la capacité d’acheminer en France, de réunir en un lieu et d’organiser comme un domaine les éléments disparates de l’Empire.
L’exposition la plus aboutie et la plus vaste est l’Exposition Coloniale Internationale et des pays d’Outre-Mer voulue et portée par le Maréchal Lyautey. Elle a lieu à Paris, au bois de Vincennes autour du lac Daumesnil, de mai à novembre 1931. Ce qui reste avant tout de ces expositions ce sont les clichés des éphémères bâtiments exotiques construits pour l’occasion. Il y a des palais grandioses comme la reconstitution d’Angor Vat en 1889, 1922 et 1931 ou des palais inspirés de modèles existants comme la mosquée de Djenné au Niger en 1931. Il y a des tours, des pavillons, des jardins, des restaurants et des rues entières bordées d’échoppes reconstituant les souks marocains, algériens et tunisiens. Il y des habitations « traditionnelles » telles les cases aux toits de chaume de l’indispensable village africain. Dans toutes les expositions, la plupart des constructions ne sont pas faites pour durer. Il est prévu de les détruire dès la fin de la manifestation. Pour les copies de palais, on enrobe de staff un squelette de béton et de bois. On peut ainsi façonner sculptures et bas-reliefs. Lorsque c’est nécessaire, les matières originales sont reproduites. Les murs de latérite de la mosquée de Djenné sont imités par un mélange de chaux et de ciment, la couleur rouge est rendue par de la peinture projetée au pistolet. De même qu’au zoo voisin, on construit et on peint des rochers factices, on recouvre les façades d’un voile exotique, on creuse des bassins, on aménage pelouses et jardins… Pour l’essentiel, la prétention des architectes français est l’authenticité des constructions. Angkor Vat, dont l’original est en grande partie détruit est reconstitué plus vrai que nature. Les architectes s’appuient sur des photographies pour les proportions d’ensemble et sur des moulages archéologiques vieux d’un demi-siècle pour les détails. Le public prend le palais de l’Afrique Occidentale pour la véritable mosquée de Djenné alors qu’il est la copie du bâtiment néo-nigérien construit par les français en s’inspirant de la mosquée détruite. Les façades des maisons mauresques sont vieillies, les murs irréguliers, l’aspect général est inachevé voire même délabré. On va jusqu’à faire passer l’hiver aux enduits pour qu’ils se couvrent de moisissures. « Sur le tout, une patine de vétusté imprègne un étonnant cachet de vérité. » (22) Les cases et les pagodes utilisent souvent les matériaux d’origines mais sont adaptées aux besoins de l’exposition et au goût des spectateurs. « Le pavillon du Sénégal et du Soudan est d’une architecture africaine mi-exacte et mi-conventionnelle. Les nécessités de la circulation du public au milieu des collections exposées interdissent les reconstitutions fidèles, auxquelles il faut substituer des édifices plus vastes et mieux pourvus de dégagement.» (23) Car, simultanément à l’affirmation d’authenticité, les architectes ont souvent pris des libertés en vue de l’amélioration d’une architecture indigène jugée archaïque ou décadente. Bref, on s’arrange avec l’authenticité. Ici, on appuie sur la nécessité de montrer comme des vestiges les monuments et l’habitat annamite en voie de disparition. Là, comme pour le palais de l’Algérie en 1931, on insiste sur le fait que le bâtiment résulte d’une synthèse entre un style local qui apporte piquant et exotisme subordonné à une construction moderne et occidentale qui assure dignité, solidité et pérennité. Il ne faut pas non plus oublier l’incroyable décoration lumineuse de l’exposition. Un éclairage très travaillé des bâtiments et une profusion de jets d’eaux lumineux et colorés nappent le « réalisme » de l’exposition d’une ambiance féerique proprement spectaculaire. L’image authentique de l’empire ce n’est pas la reconstitution de l’étranger, c’est le spectacle magique de la puissance coloniale qui conserve, évalue et améliore les architectures indigènes.
Cette authenticité pittoresque plus ou moins remaniée soutient la prétention des expositions à concentrer l’essentiel de la vie coloniale. Il y a un transport du spectateur qui, à Vincennes et en une heure, peut aller du Maroc à l’Indochine et finir en Afrique de l’Ouest. Inversement, c’est la colonie elle-même qui est déplacée sur le sol de France. Débarrassée de tout le superflu par l’œil critique de la civilisation triomphante, elle ne prend plus que quelques centaines de mètres carrés. En 1931, « Pour la première fois à Paris le Maroc peut être vu tout entier. » (24) En 1900, parcourant la section tunisienne, un visiteur peut dire : « Il va de soi que ce quartier résume toute une ville et même toutes les villes de la Tunisie . » (25) La puissance coloniale cherche à digérer tant de cultures vastes et complexes qu’il faut qu’elle les mâche longtemps. Le public des expositions est l’estomac, l’opinion publique est l’intestin chargés d’ingérer, d’assimiler et de diffuser l’image d’un empire colonial stéréotypé. La condensation y vaut comme réalité, la simplification comme pédagogie et la propagande comme légitimation.
Les expositions coloniales se veulent toutes pédagogiques. Elles ont pour but de constituer « une utile propagande et un judicieux enseignement, [de donner], notamment, à l’élite de la jeunesse française, le sentiment de la valeur et de l’utilité de l’expansion coloniale. » (26) A cette fin on trouve dans tous les pavillons des textes explicatifs, des statistiques, des graphiques, qui mettent en avant les progrès économiques des colonies. Il est démontré que chaque colonie se développe grâce à l’action de la métropole mais qu’en retour elle apporte des produits spécifiques. En enrichissant ses colonies, la métropole s’enrichit. D’autre part, les expositions prétendent également faire connaître les cultures colonisées. Car, comme le dit Lyautey, « notre action [ne se justifie qu’à condition] d’avoir l’œil constamment ouvert sur ce qu’il peut y avoir, chez ces frères différents, de meilleur que chez nous, de garder le souci incessant de nous adapter à leurs statuts, à leurs traditions, à leurs coutumes et à leurs croyances, en un mot : de les comprendre. » (27) Et, pour « comprendre » les colonisés, rien de mieux apparemment que de représenter les scènes les plus éculés. Des dioramas abondent pour plonger le spectateur dans l’ambiance des villes et des campagnes coloniales avec « réalisme et vivacité ». Des cités majestueuses, des rues animées, des travailleurs heureux montrent un visage souriant et prospère des colonies. Il y a également des galeries de photographies, moins attrayantes mais plus convaincantes que les dioramas. Ce sont souvent des scènes typiques, aux modèles figés dans des poses attendues : Un « Arabe » enturbanné vend des babioles à même le sol, un chef africain est entouré de ses nombreuses femmes et enfants, un « sauvage » à demi nu brandit une lance ou un arc. Enfin, en 1931, un cinéma est installé à l’intérieur du modèle réduit de la mosquée de Djenné, on y « assiste aux scènes les plus typiques de la vie indigène. » (28)
Comme le rappelle un bandeau publicitaire, l’exposition de 1931 est « un vivant panorama de la vie indigène. » (29) Le décor des expositions est peuplé, sinon il y manquerait la partie jugée la plus attractive, divertissante et pittoresque. Les cortèges coloniaux sont importants. En 1931, il y 450 indochinois et 200 « indigènes » pour l’AOF. Le recrutement des figurants est minutieux. Ce sont des indigènes choisis pour leurs bons rapports avec les colons, la plupart sont éduqués à la française, certains sont diplômés et demandent à poursuivre leurs études en France. Ils sont salariés avec des horaires de travail, un jour de congé hebdomadaire, des logements séparés de l’exposition et ils sont suivis médicalement. A leur arrivée, ils ont reçu leur costume de scène pour le spectacle et un habit européen pour le quotidien, bien que toute sortie soit sujette à autorisation. Après leur journée, ils se douchent, se changent, se reposent et dînent dans une cantine spéciale d’un repas « adapté » à leur régime alimentaire.
Pour donner vie au décor colonial, les hommes sont accompagnés par la faune et la flore de leur pays d’origine. On plante des végétaux exotiques pour faire oublier la végétation locale et des animaux vivants circulent dans l’exposition. On peut faire des promenades cocasses à dos de dromadaire ou d’éléphant et les fauves du zoo permettent de ressentir le frisson du sauvage.
La participation humaine des indigènes se résume pour l’essentiel à parader et à travailler. Les expositions sont ponctuées de nombreuses fêtes, spectacles, défilés et autres « fantasia ». Des troupes de théâtre de Java, ou encore du Japon, effectuent des représentations et rencontrent un fort succès. Des troupes de danseurs et de chanteurs animent les pavillons et les défilés. « La grande fête coloniale du vélodrome de Vincennes [...] a commencé par la reconstitution du cortège d’un mandarin Indochinois [...]. L’Afrique noire se révéla avec la Moro-Naba des Mossi, entourée de ses serviteurs qui soufflaient dans de longues trompettes et de ses ministres, aussi graves que le roi Béhanzin, sous son dais jaune, encadré de sa cour. Les amazones de la garde royale exécutèrent une danse délirante et les guerriers de la région du Tchad mimèrent frénétiquement le combat et la chasse. » (30)
Les autres indigènes animent les décors qui copient le réel. Ils servent des plats locaux dans des restaurants typiques. La « Brasserie de la jungle » accueille les visiteurs dans un décor kitsch traversé par des serveurs costumés. On peut y manger des plats locaux et écouter de la musique exotique. D’autres indigènes fabriquent des objets typiques devant les visiteurs avec des méthodes propres à étonner le citadin occidental. On demande aux joaillers, brodeurs, tisserands, potiers, ciseleurs, confiseurs de faire un spectacle de leurs activités quotidiennes. Ces gestes mille fois répétés, il leur faut les jouer, les transformer de l’intérieur en une représentation d’autant plus payante qu’elle est attractive. Ils se font artisans-acteurs pour des spectateurs-clients. Les marchés reconstitués sont animés par des vendeurs au style diversement apprécié. « L’engeance des bazars est la même qu’en Algérie voisine [...]. Cyniques et familiers tous ces Levantins, ceux de Tunis comme ceux d’Alexandrie [...] ou de l’Asie Mineure ne se contentent pas d’obséder le passant de leurs offres et de leurs invites. Ils prennent volontiers les hommes par le bras, les femmes par la taille, pour les attirer devant leurs étalages. » (31) Mais cette critique fonctionne, elle aussi, comme preuve de l’authenticité de l’exposition. Non seulement on a reconstitué le marché, mais également l’ambiance qui y règne. Si vous allez dans le souk tunisien, vous serez comme transporté sur place avec ce que cela comporte de dépaysement, de gène et même de risque. Enfin, il y a également des figurants, plus rares, qui représentent les parties les plus sauvages de l’empire. Cette part s’est progressivement réduite comme pour illustrer les progrès de la pacification. En 1889, javanais et sénégalais sont encore présentés comme des sauvages. En 1931, il n’y a plus guère que les Canaques qui sont exhibés comme des primitifs, cannibales qui plus est, selon une mise en scène totalement fantaisiste. Mais l’époque n’est plus à cela, ce spectacle n’était pas prévu, il a été improvisé et se tient à l’extérieur de l’exposition, au Jardin d’Acclimatation. Il suscite une certaine affluence mais aussi des attaques virulentes. Les anciens coloniaux, l’Eglise et la Ligue des droits de l’homme y voient un spectacle faux et dégradant, si bien que l’exhibition est écourtée en novembre 1931. Quoiqu’il en soit, la contrainte qui pèse sur les figurants est toujours la même, il s’agit d’avoir l’air naturel, c’est-à-dire de faire illusion dans le rôle qui leur est échu. « Sur le vif, c’est ainsi que le photographe, le dessinateur, le journaliste ou le simple visiteur entend le saisir, lui, « l’indigène par nature », qui a pour tâche de vivre au quotidien sous l’œil de milliers de badauds. »(32) Pour faire illusion, le mieux est d’avoir l’air plus vrai que nature avec ou contre son gré. S’il faut jouer « le marchand indigène », le figurant en rajoute. « Approchez Messieurs et Dames, approchez ! Achetez un tapis ! Des vrais ! Fabriqués dans la forêt vierge ! Par les négresses à plateaux ! Je suis du pays ; j’ai été capturé il y a deux mois seulement ! » (33) Si c’est l’Indochinois docile, il fait des petits pas, il minaude et remercie sans cesse. Pour être reconnu comme un vrai Indochinois qui mérite sa petite pièce en posant à côté de madame, le mieux est encore de jouer au porteur d’eau avec son balancier et son large chapeau de paille. Si c’est le Canaque cannibale, le figurant pousse des cris, grogne et fait semblant de ronger un os qui ressemble à un fémur, alors même qu’il est un bon catholique élevé à la française. Aux expositions, les comportements et les modes de vie exotiques sont, comme l’architecture, magnifiés par le kitsch. Mais le déclin est proche. La dernière exposition coloniale n’est qu’une partie de l’Exposition Universelle de 1937. La scénographie exotique y est appauvrie et plus stéréotypée qu’à Vincennes. Après Vichy et avec le début de la décolonisation, l’imagerie coloniale française doit changer. Les références raciales, paternalistes et méprisantes s’estompent au profit des thèmes économiques de développement. Mais des exhibitions d’Hagenbeck aux dernières expositions coloniales, la mise en scène réelle du sauvage, l’exposition de l’exotique ont produit les types humains qui étaient utiles à la situation idéologique et politique. Elles ont diffusé des clichés raciaux qui, digérés par l’opinion publique, hantent encore nos représentations. Si le spectacle n’est jamais innocent, le spectacle de la réalité l’est bien moins encore.
Olivier Razac
L’écran et le zoo – Spectacle et domestication,
des expositions coloniales à la télé-réalité / 2002
Notes, livre et épilogue inédit téléchargeables sur le site Philoplèbe
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