le manuscrit de Harry Haller
Seulement pour les fous
La journée avait passé comme toutes les journées passent ; je l’avais doucement assassinée avec mon espèce d’art de vivre timide et primitif ; j’avais travaillé un peu, j’avais manié de vieux livres ; deux heures durant, j’avais eu des douleurs comme en ont les gens âgés, j’avais pris un cachet et m’étais réjoui de voir que le mal se laissait vaincre ; étendu dans un bain brûlant, j’en avais absorbé la bonne chaleur ; trois fois, j’avais reçu le courrier et parcouru toutes ces lettres et imprimés évitables ; j’avais fait mes exercices respiratoires, mais omis, par paresse, mes exercices mentaux ; je m’étais promené une heure et j’avais trouvé au ciel de petits échantillons de nuages duveteux, tendres, précieux. C’était bien gentil, ainsi que de lire les vieux livres, rester dans le bain chaud ; mais, somme toute, ce n’était pas un jour délicieux, radieux, de bonheur et de joie, mais tout bonnement un de ces jours qui, depuis longtemps, me devraient être normaux et accoutumés : jours modérément agréables, tout à fait supportables, tièdes et moyens, d’un vieux monsieur pas content ; jours sans extrêmes soucis, sans chagrin proprement dit, sans désespoir, jours où l’on se demande sans émotion, sans crainte, tranquillement, pratiquement, s’il n’est pas temps de suivre l’exemple d’Albert Stifter et d’avoir un accident en se rasant.
Celui qui a subi les mauvais jours, avec les crises de goutte ou ces affreuses migraines qui s’agrippent derrière les prunelles et changent diaboliquement de joie en torture toute l’activité de l’œil et de l’oreille ; celui qui a vécu des jours infernaux, de mort dans l’âme, de désespoir et de vide intérieur, où, sur la terre ravagée et sucée par les compagnies financières, la soi-disant civilisation, avec son scintillement vulgaire et truqué, nous ricane à chaque pas au visage comme un vomitif, concentré et parvenu au sommet de l’abomination dans notre propre moi pourri, celui- là est fort satisfait des jours normaux, des jours couci-couça comme cet aujourd’hui ; avec gratitude, il se chauffe au coin du feu ; avec gratitude, il constate en lisant le journal qu’aujourd’hui encore aucune guerre n’a éclaté, aucune nouvelle dictature n’a été proclamée, aucune saleté particulièrement abjecte découverte dans la politique ou les affaires ; avec gratitude il accorde sa lyre rouillée pour le psaume de louanges modéré, médiocrement gai, presque content, avec lequel il ennuiera son dieu des couci-couça, doux, tranquille, un peu engourdi de bromure ; et, dans l’air épais et fadasse de cet ennui satisfait, de cette absence de douleur dont il convient d’être grandement reconnaissant, tous les deux, le dieu couci-couça, qui branle de son chef morne, et l’homme couci-couça, un peu grisonnant, qui chante un psaume assourdi, se ressemblent comme des jumeaux.
C’est une bien belle chose que ce contentement, que cette absence de douleur, que ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance ni le plaisir n’osent crier, où tout chuchote et glisse sur la pointe des pieds. Malheureusement, je suis ainsi fait que c’est précisément cette satisfaction que je supporte le moins ; après une brève durée, elle me répugne et m’horripile inexprimablement, et je dois par désespoir me réfugier dans quelque autre climat si possible, par la voie des plaisirs, mais si nécessaire, par celle des douleurs. Quand je reste un peu de temps sans peine et sans joie, à respirer la fade et tiède abomination de ces bons jours, ou soi-disant tels, mon âme pleine d’enfantillage se sent prise d’une telle misère, d’un tourment si cuisant, que je saisis la lyre rouillée de la gratitude et que je la flanque à la figure béate du dieu engourdi de satisfaction, car je préfère une douleur franchement diabolique à cette confortable température moyenne ! Je sens me brûler une soif sauvage de sensations violentes, une fureur contre cette existence neutre, plate, réglée et stérilisée, un désir forcené de saccager quelque chose, un grand magasin, ou une cathédrale, ou moi-même, de faire des sottises enragées, d’arracher leur perruque à quelques idoles respectées, d’aider des écoliers en révolte à s’embarquer sur un paquebot, de séduire une petite fille, ou de tordre le cou à un quelconque représentant de l’ordre bourgeois. Car c’est cela que je hais, que je maudis et que j’abomine du plus profond de mon cœur : cette béatitude, cette santé, ce confort, cet optimisme soigné, ce gras et prospère élevage du moyen, du médiocre et de l’ordinaire.
C’est dans cette humeur que je terminai ma journée banale dans l’obscurité tombante. J’aurais pu l’achever de la façon normale qui eût convenu à un homme assez souffrant, c’est-à-dire en me laissant happer par le lit déjà prêt et pourvu d’une chaufferette en guise d’appât ; mais non, je chaussai mes souliers, maussade, mécontent, dégoûté de mon petit train de labeur journalier, j’enfilai mon pardessus et je sortis dans la nuit et le brouillard pour aller boire à la brasserie du Casque d’Acier ce que les hommes sont convenus d’appeler « un petit verre de vin ».
Je descendis les escaliers, difficiles à monter, qui mènent à ma mansarde, ces escaliers étrangers, si bourgeois, si propres, de la maison meublée irréprochable sous les toits de laquelle se trouve ma tanière. Je ne sais comment cela se fait, mais moi, le Loup de steppes, le sans-patrie, le dénigreur solitaire du monde petit-bourgeois, je demeure toujours dans de bonnes maisons bourgeoises, par une vieille sentimentalité. Je n’habite ni des palaces ni des logements de propriétaires, mais précisément ces petits nids cossus, superlativement convenables, superlativement ennuyeux, d’une netteté impeccable, qui sentent un peu le savon et la térébenthine, et où l’on craint de refermer trop bruyamment la porte ou entrer avec des souliers boueux.
J’aime sans doute cette atmosphère depuis mon enfance, et ma nostalgie secrète de ce qui ressemble à une patrie me ramène toujours, sans espoir, vers ces vieilles niaiseries. Eh ! oui, j’aime aussi le contraste entre ma vie désordonnée, solitaire, traquée et sans amour, et ce milieu familial et bourgeois. C’est bon de respirer dans l’escalier cette odeur de calme, d’ordre, de propreté, de décence, de douceur apprivoisée, qui a toujours pour moi, malgré ma haine des bourgeois, quelque chose d’attendrissant, j’aime passer le seuil de ma chambre où tout cela cesse tout d’un coup, où des bouts de cigares et des bouteilles traînent parmi les bouquins, où tout est désordonné, délaissé, dénué de confort, où les livres, les manuscrits, les pensées sont marqués et saturés de la peine du solitaire, des problèmes de l’être, du désir nostalgique de donner un sens nouveau à la vie devenue absurde.
Voici que j’ai passé devant l’araucaria. C’est au premier étage, devant la porte d’un appartement qui est sans doute encore plus parfaitement irréprochable et astiqué que les autres, car le palier rayonne d’un nettoyage surhumain ; c’est un petit temple de l’ordre. Sur un parquet où l’on craint de mettre le pied, on voit deux jolies sellettes ; chacune supporte un grand cache-pot ; dans l’un une azalée, dans l’autre un araucaria. Celui-ci est de taille assez élevée, arbre-enfant droit et bien portant, d’une perfection absolue, et même la dernière extrémité de la dernière branche respire le grand lavage. De temps en temps, quand je sais qu’on ne m’observe pas, je fais de ce palier un temple ; je m’assieds sur une marche au-dessus de l’araucaria, je me repose un peu et, les mains jointes, je contemple pieusement ce petit jardin de l’ordre, dont la méticulosité attendrissante et le ridicule solitaire, je ne sais pourquoi, m’empoignent l’âme. Je devine derrière ce palier, dans l’ombre sacrée de l’araucaria, un appartement plein d’acajou brillant, de bonne conduite, de santé, de levers matinaux, de devoirs accomplis, de fêtes de famille modérément joyeuses, de sorties endimanchées à l’église et de couchers de bonne heure.
Avec une gaieté factice, je pressais le pas sur l’asphalte humide des ruelles ; les lueurs larmoyantes et embrumées des becs de gaz transparaissaient à travers une grisaille moite et tiraient du sol trempé des reflets moroses. Les années oubliées de ma jeunesse me revinrent à la mémoire. Que j’aimais donc en ce temps-là ces sombres et mornes soirées d’automne tardif ou divers ; avec quelle avidité, quelle griserie, j’absorbais les sensations de mélancolie et de solitude ! Des nuits entières, enveloppé dans mon manteau, sous la pluie et la tempête, je parcourais la nature hostile et effeuillée. J’étais seul déjà, mais plein de jouissance profonde, débordant de poèmes que je griffonnais ensuite dans ma chambre, à la lueur de la chandelle, assis au bord de mon lit. Eh bien, c’était passé, la coupe était bue et ne se remplirait plus. Le regrettais-je ? Non. Je ne regrettais rien de ce qui était passé. Je ne regrettais que l’à-présent et l’aujourd’hui, toutes ces innombrables heures et journées perdues, subies, sans qu’elles m’apportassent un don ou un bouleversement. Dieu soit loué, il y avait parfois, rares et belles exceptions, d’autres heures qui brisaient les cloisons et me rejetaient, moi l’égaré, dans le sein vivant de l’univers. Triste et profondément ému, je cherchai à évoquer la dernière émotion de ce genre. C’était à un concert, on donnait de la magnifique musique ancienne ; et, entre les deux mesures d’un morceau joué au piano, la porte de l’au-delà se rouvrit soudain pour moi ; je parcourus le ciel et vis Dieu à l’œuvre ; je souffris des douleurs bienheureuses, je ne résistai plus à rien, je ne craignis plus rien au monde, je dis oui à tout, j’abandonnai mon cœur. Cela ne dura pas longtemps, un quart d’heure, peut-être, mais la nuit, cela revint en rêve. Depuis, à travers toues ces journées moroses, je vis de temps en temps scintiller cette lueur, je la distinguai nettement, pendant des minutes entières, traversant ma vie comme une trace divine, presque toujours ensevelie sous la boue et la poussière, puis fusant soudain en étincelles d’or, paraissant impossible à perdre et aussitôt reperdue. Une fois, la nuit, étant éveillé, il m’arriva tout à coup de dire des vers, trop beaux et trop étranges pour songer à les fixer ; le matin, je n’en savais plus un mot et pourtant je les sentais cachés au fond de moi comme un fruit lourd dans une vieille écorce fragile. Une autre fois la lueur reparut à la lecture d’un poète, à la méditation d’une pensée de Descartes, de Pascal ; une fois encore, elle miroita lorsque j’étais chez ma maîtresse et m’emmena au fond des cieux le long d’une traînée d’or. Ah qu’il est donc difficile de retrouver cette trace divine au milieu de la vie que nous menons, de cette vie si difficile, si bourgeoise, si dénuée d’esprit en face de ces bâtisses architecturales, de ces affaires, de cette politique, de ces hommes ! Comment ne serais-je pas un loup des steppes et un ermite hérissé au milieu d’un monde dont je ne partage aucune des ambitions, dont je n’apprécie aucun des plaisirs !
Je ne puis tenir longtemps ni dans un cinéma ni dans un théâtre ; à peine puis-je lire un journal, rarement un livre contemporain ; je ne comprends pas quelle est cette jouissance que les hommes cherchent dans les hôtels et les trains bondés, dans les cafés regorgeant de monde, aux sons d’une musique forcenée, dans les bars, les boîtes de nuit, les villes de luxe, les expositions universelles, les conférences destinées aux pauvres d’esprit avides de s’instruire, les corsos, les stades : tous ces plaisirs qui me seraient accessibles et que des milliers d’autres convoitent et poursuivent au prix d’efforts, je ne puis ni les comprendre ni les partager. En revanche, ce qui m’arrive dans mes heures rares de jouissance, ce qui m’est émotion, joie, extase et élévation, le monde l’ignore, le fuit et le tolère tout au plus dans la poésie ; dans la vie, il traite cela de folie. En effet, si la foule a raison, si cette musique des cafés, ces plaisirs collectifs, ces hommes américanisés, contents de si peu, ont raison, c’est bien moi qui ai tort, qui suis fou, qui reste un loup des steppes, un animal égaré dans un monde étranger et incompréhensible, qui ne retrouve plus son climat, sa nourriture, sa patrie.
En proie à ces réflexions coutumières, je suivais les rues humides, à travers un des quartiers les plus anciens et les plus silencieux de la ville. En face, de l’autre côté de la ruelle, se dressait dans l’obscurité un vieux mur de pierre que j’aimais contempler : il était toujours là, vétuste et calme, entre une petite église et un vieil hôpital ; souvent, le jour, mes yeux se reposaient sur sa surface rugueuse ; il y en avait si peu, de ces bonnes surfaces paisibles et muettes, à l’intérieur de la ville où, de mètre en mètre, un magasin, un avocat, un inventeur, un médecin, un coiffeur ou pédicure étalait son nom. Comme toujours, je revis le vieux mur entouré de paix ; et pourtant il y avait quelque chose de changé : au milieu, se dressait une jolie porte ogivale, et je me demandais, déconcerté, si elle avait toujours été là ou si elle était venue s’y ajouter. Sans doute, elle avait l’air ancien, très ancien ; il était probable qu’elle conduisait dans la cour ensommeillée de quelque couvent, et, même aujourd’hui, bien que le couvent fût détruit, elle y conduisait encore. Selon toute évidence, je l’avais vue des centaines de fois, sans jamais y faire attention ; peut-être la remarquais-je alors, parce qu’on l’avait repeinte. Quoiqu’il en fût, je m’arrêter pour la regarder attentivement, sans toutefois traverser la rue, dont le sol était trempé et vaseux ; je restai simplement sur le trottoir, il faisait déjà fort sombre, et il me parut que la porte était surmontée d’une couronne ou de je ne sais quoi de multicolore. En m’efforçant de mieux voir, je distinguai au-dessus une enseigne lumineuse où des lettres, me semblait-il, étaient tracées. Je la regardai de tout mes yeux et, finalement, malgré les flaques et la boue, je passai de l’autre côté. Je vis alors sur les pierres vert-de-grisées une tache éclairée d’une lueur mate ; sur cette tache, couraient, disparaissaient, revenaient et s’évanouissaient des lettres multicolores mouvantes. « Ca y est, pensai-je, ils ont exploité ce bon vieux mur pour une enseigne lumineuse ! » Entre-temps, je déchiffrai quelques-uns des mots fuyants ; ils étaient difficiles à lire et devaient être à moitié devinés : les lettres venaient à intervalles inégaux, pâles et vacillantes, et s’éteignaient aussitôt. L’homme qui avait pensé réaliser une bonne affaire n’était pas pratique, c’était un loup des steppes, un pauvre type. Pourquoi faire luire les lettres d’une enseigne ici, sur ce mur, dans la plus obscure petite ruelle de la vieille ville où personne ne passait à cette heure du jour sous la pluie ? Et pourquoi ces lettres étaient-elles fuyantes, insaisissables, capricieuses et illisibles ? Mais, attention, je réussis engin à attraper au vol plusieurs mots de suite :
THEATRE MAGIQUE
Tout le monde n’entre pas…
… n’entre pas.
J’essayai d’ouvrir la porte, la lourde poignée ancienne ne cédait à aucune pression. Le jeu des lettres lumineuses avait pris fin tout à coup, tristement, conscient de son inutilité. Je reculai de quelques pas, m’enfonçant profondément dans la vase ; plus de lettres, le jeu s’était éteint ; longuement, j’attendis dans la boue. En vain.
Enfin, lorsque, ayant renoncé, je retournai sur le trottoir, plusieurs lettres s’égouttèrent devant moi sur l’asphalte qui les reflétait.
Je lus :
Seulement… pour… les… fous
J’avais les pieds mouillés, je gelais, mais j’attendis encore quelque temps. Plus rien. Comme je demeurais là, à songer à la grâce de ces feux follets légers, multicolores, fantomatiques, sur le mur humide et l’asphalte noir miroitant, un fragment de mes pensées précédentes me revint soudain : ce jeu de lettres était le symbole de ma trace d’or scintillante devenant soudain introuvable et lointaine.
Glacé, je poursuivis mon chemin, rêvant à cette trace, plein du désir de voir s’ouvrir la porte d’un théâtre magique, seulement pour les fous. Je me retrouvai dans le quartier des Halles, où les distractions nocturnes ne manquaient point ; à chaque pas flambait une enseigne alléchante : Bar – Variétés – Ciné – Dancing -, mais tout cela n’était pas pour moi, c’était pour « pour tout le monde », pour les normaux que je voyais en foule se presser aux portes. Néanmoins, ma tristesse s’était un peu évaporée, le contact d’un autre monde m’avait effleuré, quelques lettres diaprées avaient dansé et joué dans mon âme, frôlant des cordes secrètes ; une lueur de la trace d’or était redevenue visible.
Je me rendis au petit estaminet vieillot où rien n’avait changé depuis mon premier séjour dans cette ville, il y a bien de cela vingt-cinq ans ; la patronne est la même, et maints clients d’autrefois étaient encore là, aux mêmes places, devant les mêmes verres. J’entrai dans le modeste local ; c’était quand même un abri. Pas plus, il est vrai, que le palier de l’araucaria : car, là non plus, je ne trouvai ni patrie ni communauté, rien qu’une petite place de spectateur devant une scène où des étrangers jouaient des pièces étrangères ; mais cette place tranquille avait, elle aussi, son prix: pas de foule, pas de cris, pas de musique, seuls, quelques bourgeois paisibles à des tables de bois sans nappe (ni marbre, ni zinc émaillé, ni peluche, ni dorures !) et, devant chacun, l’apéritif du soir, le verre de bon vin solide. Ces quelques habitués, que je connaissais tous de vue, étaient peut-être de vrais bourgeois qui dressaient, dans leurs maisons bourgeoises, des autels domestiques insipides à des idoles satisfaites et stupides ; mais peut-être étaient-ils comme moi, des solitaires et des déracinés, de doux pochards pensifs devant leur idéal en banqueroute, de pauvres diables et des loups des steppes ; je n’en savais rien. Chacun d’eux était attiré par une nostalgie, une déception, un besoin d’ersatz ; l’homme marié cherchait à y retrouver l’atmosphère de son existence de célibataire, le vieux fonctionnaire les échos de ses années d’étudiant ; tous étaient assez silencieux, tous étaient des buveurs et préféraient, comme moi, une bonne demi-pinte de vin d’Alsace à un défilé de danseuses. C’est là que je jetais l’ancre, que je pouvais tenir une heure et même deux. A peine eus-je avalé une gorgée de vin que je sentis que, depuis le petit-déjeuner, je n’avais rien mangé.
C’est bizarre, tout ce qu’un homme est capable d’avaler ! Pendant près de dix minutes, je lus un journal et laissai pénétrer en moi, par le sens de la vie, l’esprit d’un homme irresponsable, qui remâche dans sa bouche les mots des autres et les rend salivés, non digérés. C’est cela que j’absorbai pendant un laps de temps assez considérable. Ensuite, je dévorai une large tranche de foie extrait du ventre d’un veau égorgé. Drôle de chose ! Le vin d’Alsace, c’est encore ce qu’il y avait de meilleur. Je n’aime pas, du moins pour tous les jours, les vins violents et sauvages qui étalent des appâts puissants et possèdent des bouquets célèbres et spéciaux. Je préfère les petits campagnards purs, légers, modestes, sans noms particuliers ; on en boit facilement en grande quantité, et ils ont le goût simple et doux de la terre, du ciel, de la campagne et de la forêt. Un verre de vin d’Alsace et une tranche bon pain, c’est là le meilleur repas. Néanmoins, j’avais déjà englouti une bonne portion de foie, jouissance particulière pour moi qui ne mange que rarement de la viande, et j’en étais à mon second verre de vin. N’est-ce pas étrange, cela aussi, que, là-bas, dans les vallées vertes, de braves gens cultivent des vignes et pressent du vin pour qu’ici et là dans le monde bien loin d’eux, quelques bourgeois déçus, paisibles sacs à vin, et quelques loups des steppes égarés puisent dans leur verre un peu de courage et de bonne humeur !
Eh ! que m’importait que cela fût étrange ! C’était efficace, c’était secourable : la bonne humeur se montrait déjà. Rétrospectivement, un rire de délivrance s’élevait au-dessus du salmigondis littéraire du journaliste, et je me rappelai subitement la mélodie oubliée du concert ; elle monta en moi comme une bulle de savon miroitante, resplendit, refléta, petite et diaprée, le monde entier et s’évapora doucement. Pouvais-je être perdu, s’il était possible que cette divine petite mélodie vécût secrètement dans mon âme et épanouît soudain sa fleur exquise aux charmantes couleurs ? Même si j’étais un animal égaré, incapable de comprendre le monde environnant, ma vie absurde avait cependant un sens; quelque chose en moi répondait, servait de récepteur aux appels issus de mondes lointains et sublimes; mon cerveau était empreint de milliers d’images.
Des foules d’anges de Giotto sous la voûte bleue d’une petite église de Padoue et auprès d’eux Hamlet et Ophélie couronnée de fleurs, beaux symboles de toute la tristesse et de tous les malentendus du monde ; et là, dans son ballon incendié, le voyageur aérien Gianozzo, jouant du cor ; Attila Schmelzle, son chapeau neuf à la main ; le Boroboudour, soufflant en l’air ses montagnes sculptées. Qu’importe, si ces belles silhouettes vivaient dans des milliers d’autres cœurs puisqu’il y avait encore dix mille images et musiques dont la patrie, l’ouïe, la perception n’existaient qu’en moi seul. Le vieux mur de l’hôpital, vert-de-grisé, taché, en efflorescence, dont les renfoncements et les rainures cachaient des milliers de fresques, – qui lui faisait écho ? Qui lui ouvrait son âme ? Qui ressentait le charme de ses couleurs doucement agonisantes ? Les vieux livres des moines, aux miniatures tendrement illuminées, les vers des poètes allemands d’il y a cent ou deux cents ans, oubliés de leur peuple, tous les volumes usés et émiettés, tous les manuscrits des vieux musiciens, aux feuilles épaisses et jaunes avec leurs sons engourdis, – qui entendait leurs voix malicieuses et nostalgiques ? Qui portait un cœur plein de leur esprit et de leur charme à travers une époque différente et détachée d’eux ? Qui songeait encore à cette arbre de la montagne de Gubbio, à ce petit cyprès tenace, qui, fendu et broyé par un éboulement, s’était accroché à la vie et avait engendré des rejets chétifs ? Qui rendait justice à la ménagère diligente du premier et à son auricaria astiqué ? Qui déchiffrait la nuit, sur le Rhin, les écrits nébuleux des brouillards ? C’était le Loup des steppes. Qui cherchait dans les ruines de sa vie le sens fuyant ? Qui souffrait des douleurs apparemment absurdes, vivait des sensations manifestement insensées, espérait en secret trouver dans le dernier chaos de démence la révélation et le contact de Dieu ?
J’écartai le verre que l’hôtesse voulait remplir et me levai. Je n’avais plus besoin de vin. La trace d’or avait fusé, j’avais retrouvé le souvenir de l’éternité, de Mozart, des étoiles. J’avais de nouveau une heure à vivre, à respirer, à exister, sans crainte, sans honte, sans souffrance.
Lorsque je sortis dans la rue muette, la pluie fine, tiraillée par le vent froid, rejaillissait avec un scintillement cristallin contre les becs de gaz. Où aller ? Si j’avais eu en ce moment un vœu magique à formuler, j’aurais souhaité un charmant salon Louis XVI, où de bons musiciens m’auraient joué quelques morceaux de Haendel et Mozart. Je me serais abreuvé de la musique noble et fraîche, comme les dieux s’abreuvent de nectar. Oh ! si j’avais eu un ami en cet instant, un ami dans quelque mansarde, méditant à la lueur d’une chandelle, son violon auprès de lui ! Comme je me serais glissé dans le silence nocturne, comme j’aurais escaladé sans bruit l’escalier tortueux afin de le surprendre ! Comme nous aurions, en musique et en entretiens, célébré quelques heures supra-terrestres ! Jadis, j’avais souvent goûté ce bonheur, mais lui aussi, avec le temps, s’était détaché et éloigné ; des années effeuillées traînaient entre naguère et maintenant.
Hésitant, je pris le chemin du retour, je levai le col de mon pardessus et frappai de ma canne le pavé humide. Quelle que fût la lenteur avec laquelle j’avançais, je me retrouverais toujours trop tôt dans ma mansarde, petite patrie factice que je n’aimais pas et qui pourtant m’était indispensable, car le temps n’était plus où je pouvais demeurer dehors, à courir la ville toute une nuit pluvieuse d’hiver. Eh bien, tant mieux, je ne laisserais pas gâcher ma bonne humeur par la pluie, la goutte ou l’araucaria, et, s’il n’y avait pas point d’orchestre en chambre ni d’ami solitaire avec un violon, la mélodie exquise résonnait quand même au-dedans de moi, et je pouvais me la rejouer en fredonnant doucement à intervalles rythmiques. Songeur, j’avançais toujours. Oui, je pouvais me passer d’orchestre et d’ami, et il était ridicule de se laisser dévorer par une impuissante soif de réconfort. La solitude est l’indépendance, je l’avais souhaitée et acquise au cours de longues années. Elle était froide, oh ! oui, mais elle était calme, merveilleusement calme et immense comme l’espace silencieux et glacé où tournent les astres.
Lorsque je passai devant un dancing, un jazz violent jaillit à ma rencontre, brûlant et brut comme le fumet de la viande crue. Je m’arrêtai un moment : cette sorte de musique, bien que je l’eusse en horreur, exerçait sur moi une fascination secrète. Le jazz m’horripilait, mais je le préférais cent fois à toute la musique académique moderne ; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il m’empoignait, moi aussi, au plus profond de mes instincts, il respirait une sensualité candide et franche.
J’aspirai l’air un long moment, je flairai la musique sanglante et bariolée, je humai, lubrique et exaspéré, l’atmosphère du dancing. La partie lyrique du morceau était sucrée, graisseuse, dégoulinante de sentimentalité ; l’autre était sauvage, extravagante, puissante, et toutes les deux, pourtant, s’unissaient naïvement et paisiblement et formaient un tout. C’était une musique de décadence, il devrait y en avoir eu de pareilles dans la Rome des derniers empereurs. Comparée à Bach, Mozart, à la musique enfin, elle n’était, bien entendu, qu’une saleté, mais tout notre art, toute notre pensée, toute notre civilisation artificielle, ne l’étaient-ils pas, dès qu’on les comparait à la culture véritable ? Et cette musique-là avait l’avantage d’une grande sincérité, d’une bonne humeur enfantine, d’un égoïsme non frelaté, digne d’appréciation. Elle avait quelque chose du Nègre et quelque chose de l’Américain qui nous paraît, à nous autres Européens, si frais dans sa force adolescente. L’Europe deviendrait-elle semblable ? Etait-elle déjà sur cette voie ? Nous autres vieux érudits et admirateurs de l’Europe ancienne, de la véritable musique, de la vraie poésie d’autrefois, n’étions-nous pas après tout qu’une minorité stupide de neurasthéniques compliqués, qui, demain, seraient oubliés et raillés ? Ce que nous appelions « culture », esprit, âme, ce que nous qualifions de beau et de sacré n’était-ce qu’un spectre mort depuis longtemps, et à la réalité duquel croyaient seulement quelques fous ? Ce que nous poursuivions, nous autres déments, n’avait peut- être jamais vécu, n’avait toujours été qu’un fantôme ?
Le quartier ancien m’accueillit, la petite église, éteinte, irréelle, transparaissait dans la grisaille. Subitement, je me rappelai l’incident du soir, la porte ogivale mystérieuse, l’enseigne énigmatique, les lettres railleuses et fuyantes. Quelle était l’inscription ? « Tout le monde n’entre pas » Et : « Seulement pour les fous ». Avec avidité, je fixai le vieux mur, souhaitant secrètement que recommençât la magie, que m’appelât, moi le fou, l’enseigne lumineuse, et que me laissât entrer la petite porte. Là-bas, peut-être, trouverais-je ce que je souhaitais ? Là-bas entendrais-je ma musique ?
Le sombre mur de pierre me contemplait, serein, dans l’obscurité profonde, fermé, abîmé, dans son rêve. Nulle trace de porte ni d’ogive, rien que le mur calme et noir. Avec un sourire, je poursuivis ma route, faisant à la muraille un signe affectueux. « Dors bien, je ne te réveillerai pas. Le temps viendra où ils t’abattront ou te couvriront de leur publicité cupide, mais, en attendant, tu es là, tu es encore calme et belle, et je t’aime. »
Surgi soudain du noir abîme d’une ruelle, un homme me fit peur, un passant tardif et solitaire, au pas fatigué, une casquette sur la tête, vêtu d’une blouse bleue. Il portait sur l’épaule une perche avec une affiche, et, sur le ventre, attachée à une courroie, une boîte comme en portent les colporteurs. Las, il marchait devant moi sans se retourner; autrement je lui aurais offert un cigare. A la lueur de la lanterne voisine, je cherchai à lire son enseigne, une affiche rouge au bout d’un bâton, mais elle oscillait de droite à gauche et je ne pouvais rien déchiffrer. Finalement, je l’abordai et le priai de me laisser lire son affiche. Il s’arrêta et redressa sa perche, de sorte que je pus distinguer les lettres floues et tournoyantes :
Boîte de nuit anarchique
Théâtre magique
Tout le monde n’entr…
« C’est vous que je cherchais, m’écriai-je, joyeux. Qu’est-ce que votre boîte de nuit anarchique ? Où ? Quand ? »
Il repartait déjà. « Pas pour tout le monde », dit-il avec indifférence, d’une voix endormie.
Et il se remit en marche. Il en avait assez et voulait rentrer à la maison.
« Arrêtez, criai-je en courant après lui. Qu’avez-vous là dans votre boîte ? Je veux vous acheter quelque chose. »
Sans s’arrêter, l’homme plongea machinalement la main dans sa boîte, en tira une petite brochure et me la tendit. Tandis que je déboutonnai mon pardessus pour trouver de l’argent, il s’enfonça sous un portail, referma la porte derrière lui et disparut. Ses pas lourds résonnèrent d’abord sur le pavé de la cour, puis sur un escalier de bois, puis plus rien. Soudain, moi aussi, je me sentis très las et je songeai qu’il était tard et qu’il ferait bon rentrer. J’accélérai le pas et, bientôt, je parvins par la banlieue endormie à mon quartier situé près des fortifications, où des fonctionnaires et des petits rentiers habitent des pavillons proprets devant une pelouse et un brin de lierre. En passant devant le gazon, le lierre, le petit sapin, j’atteignis la porte, je trouvai la serrure, j’appuyai sur la minuterie, je me glissai le long des baies vitrées, des armoires polies et des pots de fleurs et j’ouvris la porte de ma chambre, de ma fausse petite patrie, où le fauteuil et le poêle, l’encrier et la boîte à couleurs, le Novalis et le Dostoïevski m’attendent, de même que les autres, les hommes véritables, sont attendus, au retour, par leurs mères ou leurs femmes, leurs enfants, leurs bonnes, leurs chiens, leurs chats.
Quand j’ôtai mon pardessus trempé, la petite brochure me retomba sous la main. Je l’examinai, c’était un mince livret mal imprimé sur du mauvais papier, comme ces fascicules distribués aux foires : Le destin de l’homme né en Janvier ou Comment rajeunir de vingt ans en huit jours ?
Mais, lorsque je m’enfouis dans mon fauteuil et que j’eus mis mes lunettes, ce fut avec une grande stupeur et un sens soudain de la prédestination que je lus sur la couverture du fascicule ce titre : Traité du Loup des steppes. Pas pour tout le monde.
Voici le contenu de la brochure qu’avec une tension toujours croissante je dévorai d’un seul trait.
Hermann Hesse
le Loup des steppes / 1927
Photo : Mécanoscope
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Archive mensuelle de septembre 2012
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Dans l’air clarifié,
Quand déjà le croissant de la lune
Glisse ses rayons verts,
Envieusement, parmi la pourpre du couchant :
- ennemi du jour,
glissant à chaque pas, furtivement,
devant les bosquets de roses,
jusqu’à ce qu’ils s’effondrent
pâles dans la nuit : -
ainsi je suis tombé moi-même jadis
de ma folie de vérité,
de mes désirs du jour,
fatigué du jour, malade de lumière,
- je suis tombé plus bas, vers le couchant et l’ombre :
par une vérité
brûlé et assoiffé :
t’en souviens-tu, t’en souviens-tu, cœur chaud,
comme alors tu avais soif ? -
Friedrich Nietzsche
Ainsi parlait Zarathoustra / 1885
Photo : Mécanoscope