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Roman Dominguez
Rythme, geste, montage / 2012
Soutenance de thèse – Alain Brossat – René Schérer
Blog de Roman Dominguez La Hora del Lobo – l’Heure du Loup
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Archive mensuelle de septembre 2012
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Les lieux d’une ruse
Pendant quatre ans, de mai 1971 à juin 1975, j’ai fait une analyse. Elle était à peine terminée que le désir de dire, ou plus précisément d’écrire, ce qui avait eu lieu m’assaillit. Un peu plus tard, Jean Duvignaud proposa à la rédaction de Cause commune d’organiser un numéro de la revue autour du thème de la ruse, et c’est dans ce cadre aux contours mal définis, mais marqués par l’instable, le vague, l’oblique que, spontanément, je décidai que mon texte trouverait le plus évidemment sa place.
Quinze mois se sont écoulés depuis, au cours desquels j’ai recommencé peut-être cinquante fois les premières lignes d’un texte qui, au bout de quelques phrases (en gros, celles que je viens d’écrire), s’enlisait immanquablement dans des artifices rhétoriques de plus en plus embrouillés. Je voulais écrire, il fallait que j’écrive, que je retrouve dans l’écriture, par l’écriture, la trace de ce qui s’était dit (et toutes ces pages recommencées, ces brouillons inachevés, ces lignes laissées en suspens sont comme des souvenirs de ces séances amorphes où j’avais cette sensation innommable d’être une machine à moudre des mots sans poids), mais l’écriture se pétrifiait dans des précautions oratoires, dans des questions prétendument préliminaires : pourquoi ai-je besoin d’écrire ce texte ? A qui est-il réellement destiné ? Pourquoi choisir d’écrire, et de publier, de rendre public, ce qui peut-être ne fut nommé que dans le seul secret de l’analyse ? pourquoi choisir d’accrocher cette recherche flottante au thème ambigu de la ruse ? Autant de questions que je posais avec un acharnement suspect – petit un, petit deux, petit trois, petit quatre -, comme s’il fallait absolument qu’il y ait des questions, comme si, sans questions, il ne pouvait y avoir de réponses. Mais ce que je veux dire, ce n’est pas une réponse, c’est une affirmation, une évidence, quelque chose qui est advenu, qui a jailli. Non pas quelque chose qui aurait été tapi au cœur d’un problème, mais quelque chose qui était là, tout près de moi, quelque chose de moi à dire.
La ruse, c’est ce qui contourne, mais comment contourner la ruse ? Question-piège, question prétexte, avant le texte, et pour chaque fois retarder l’inéluctable moment d’écrire. Chaque mot que je posais n’était pas jalon, matière à rêvasser. Pendant ces quinze mois, j’ai rêvassé sur ces mots-méandres, comme pendant quatre ans, sur le divan, j’ai rêvassé en regardant les moulures et les fissures du plafond.
Là-bas comme ici il était presque réconfortant de se dire qu’un jour les mots viendraient. Un jour on se mettrait à parler, on se mettrait à écrire. Pendant longtemps, on croit que parler cela voudra dire trouver, découvrir, comprendre, comprendre enfin, être illuminé par la vérité. Mais non : quand cela a lieu, on sait seulement que cela a lieu ; c’est là, on parle, on écrit : parler, c’est seulement parler, simplement parler, écrire, c’est seulement écrire, tracer des lettres sur une feuille blanche.
Est-ce que je savais que c’était cela que j’étais venu chercher ? Cette évidence si longtemps non dite et toujours à dire, cette seule attente, cette seule tension retrouvée dans un bredouillement presque intangible ?
Cela a eu lieu un jour et je l’ai su. Je voudrais pouvoir dire : je l’ai su aussitôt, mais cela ne serait pas vrai. il n’existe pas de temps pour dire quand cela fut. Cela a eu lieu, cela avait eu lieu, cela a lieu, cela aura lieu. On le savait déjà, on le sait. Simplement quelque chose s’est ouvert et s’ouvre : la bouche pour parler, le stylo pour écrire : quelque chose s’est déplacé, quelque chose se déplace et se trace, la ligne sinueuse de l’encre sur le papier, quelque chose de plein et de délié.
Je pose au départ comme une évidence cette équivalence de la parole et de l’écriture, de la même manière que j’assimile la feuille blanche à cet autre lieu d’hésitations, d’illusions et de ratures que fut le plafond du cabinet de l’analyste. Je sais bien que cela ne va pas de soi, mais il en va ainsi, pour moi, désormais, et c’est précisément ce qu fut en jeu dans l’analyse. C’est cela qui eut lieu, c’est cela qui fut façonné, de séance en séance, au cours de ces quatre années.
La psychanalyse ne ressemble pas vraiment aux publicités pour chauves : il n’y a pas eu un « avant » et un « après ». Il y a eu un présent de l’analyse, un « ici et maintenant » qui a commencé, qui a duré, s’est achevé. Je pourrais tout aussi bien écrire « qui a mis quatre à commencer » ou « qui s’est achevé pendant quatre ans ». Il n’y a eu ni début ni fin ; bien avant la première séance, l’analyse avait déjà commencé, ne serait-ce que par la lente décision d’en faire une, et par le choix de l’analyste ; bien après la dernière séance, l’analyse se poursuit, ne serait-ce que dans cette duplication solitaire qui en mime l’obstination et le piétinement : le temps de l’analyse, ce fut un engluement dans le temps, un gonflement du temps : il y au pendant quatre ans un quotidien de l’analyse, un ordinaire : des petites marques sur des agendas, le travail égrené dans l’épaisseur des séances, leur retour régulier, leur rythme.
L’analyse ce fut d’abord cela : un certain clivage des jours – les jours avec et les jours sans – et pour les jours avec, quelque chose qui tenait du pli, du repli, de la poche : dans la stratification des heures, un instant suspendu, autre ; dans la continuité de la journée, une sorte d’arrêt, un temps.
Il y avait quelque chose d’abstrait dans ce temps arbitraire, quelque chose qui était à la fois rassurant et effroyable, un temps immuable et intemporel, un temps immobile dans un espace improbable. Oui, bien sûr, j’étais à Paris, dans un quartier que je connaissais bien, dans une rue où j’avais même jadis habité, à quelques mètres de mon bar favori et de plusieurs restaurants familiers, et j’aurais pu m’amuser à calculer ma longitude, ma latitude, mon altitude et mon orientation (la tête en ouest-nord-ouest, les pieds en est-sur-est). Mais le protocole rituel des séances désinsérait l’espace et le temps de ces repères : j’arrivais, je sonnais, une jeune fille venait m’ouvrir. J’attendais quelques minutes dans une pièce destinée à cet usage ; j’entendais l’analyste qui reconduisait jusqu’à la porte le patient d’avant ; quelques instants plus tard, l’analyste ouvrait la porte de la salle d’attente. Il n’en franchissait jamais le seuil. Je passais devant lui et entrais dans son cabinet. Il m’y suivait, fermait les portes – il y en avait deux, ménageant une minuscule entrée, quelque chose comme un sas qui accentuait encore la clôture de l’espace -, allait s’asseoir dans son fauteuil cependant que je m’étendais sur le divan.
J’insiste sur ces détails banals parce qu’ils se sont répétés, deux ou trois fois par semaine, pendant ces quatre ans, comme se sont répétés les rites de fin de séance : le coup de sonnette du patient d’après, l’analyste marmonnant quelque chose qui ressemblait à « bien », sans que cela ait jamais impliqué une quelconque appréciation sur les matières brassées au cours de la séance, puis se levant, moi me levant et, le cas échéant, lui réglant ses honoraires (je ne le payais pas à chaque séance, mais toutes les deux semaines), lui m’ouvrant les portes de son cabinet, me reconduisant jusqu’à la porte d’entrée et la refermant derrière moi après une formule de prise de congé qui, le plus souvent, consistait à confirmer le jour de la prochaine séance (« à lundi » ou « à mardi », par exemple).
A la séance suivante, les mêmes mouvements, les mêmes gestes se répétaient, exactement identiques. Les rares fois où il arriva qu’ils ne le soient pas, et pour infime qu’ait alors été la modification d’un de ces éléments protocolaires, cela eut un sens, même si je ne sais pas lequel, cela désigna quelque chose, peut-être tout simplement que j’étais en analyse, et que l’analyse c’était cela, et pas autre chose. Il importe peu, en l’occurrence, que ces modifications soient venues de l’analyste, de moi, ou du hasard. Ces écarts minuscules, qu’ils fassent déborder l’analyse dans la convention qui l’enrobait (comme par exemple lorsque, en de très rares occasions, je prenais l’initiative de sortir en ouvrant moi-même les portes) ou qu’au contraire ils enlèvent à l’analyse une parcelle du temps qui lui était consacré (l’analyste devant, par exemple, en l’absence de sa secrétaire, répondre lui-même au téléphone, ou aller ouvrir au patient d’après ou à un quêteur de l’Armée du salut), signalaient tous la fonction que ces rites avaient pour moi : l’encadrement spatial et temporel de ce discours sans fin qu’au fil des séances, au fil des mois, au fil des ans, j’allais essayer de faire mien, que j’allais tenter de prendre en charge, dans lequel j’allais chercher çà me reconnaître et à me nommer.
La régularité de ces rites d’entrée et de sortie constitua donc pour moi une première règle (je ne parle pas de la psychanalyse en général, mais du seul vécu que j’ai pu ressentir et des souvenirs qui m’en sont restés) : leur répétition tranquille, leur immuabilité convenue désignaient avec une courtoisie sereine les bornes de ce lieu clos où, loin des fracas de la ville, hors du temps, hors du monde, allait se dire quelque chose qui peut-être viendrait de moi, serait à moi, serait pour moi. Ils étaient comme les garants de la neutralité bienveillante de cette oreille immobile à laquelle j’allais essayer de dire quelque chose, comme les limites polies, civilisées, un peu austères, un peu froides, un rien guindées, à l’intérieur desquelles allait éclater la violence feutrée, calfeutrée, du discours analytique.
Ainsi, allongé sur le divan, la tête sur un mouchoir blanc qu’avant l’entrée dans le cabinet du patient d’après, l’analyste jetterait négligemment sur le dessus d’un petit cartonnier Empire déjà parsemé des mouchoirs chiffonnés des séances précédentes, la jambe droite étendue, la gauche légèrement repliée, je vins pendant quatre ans m’enfoncer dans ce temps sans histoire, dans ce lieu inexistant qui allait devenir le lieu de mon histoire, de ma parole encore absente. Je pouvais voir trois murs, trois ou quatre meubles, deux ou trois gravures, quelques livres. Il y avait de la moquette sur le sol, des moulures au plafond, du tissu sur les murs : un décor strict et toujours bien rangé, apparemment neutre, peu changeant d’une séance à l’autre, d’une année à l’autre : un endroit mort et tranquille.
Il y avait peu de bruit. Un piano ou une radio, parfois, plutôt loin, quelqu’un qui, quelque part, passait un aspirateur, ou, quand il faisait beau et que l’analyste laissait la fenêtre ouverte (il aérait souvent entre deux séances), le chant des oiseaux d’un jardin voisin. Le téléphone, je l’ai dit, ne sonnait presque jamais. L’analyste lui-même faisait très peu de bruit. J’entendais parfois sa respiration, un soupir, une toux, des borborygmes, ou le craquement d’une allumette.
Il fallait donc que je parle. J’étais là pour ça. C’était la règle du jeu. J’étais enfermé avec cet autre dans cet espace autre : l’autre était assis dans un fauteuil, derrière moi, il pouvait me voir, il pouvait parler ou ne pas parler ; moi, j’étais allongé sur un divan, devant lui, je ne pouvais pas le voir, je devais parler, il fallait que ma parole emplisse cet espace vide.
Parler, d’ailleurs, ce n’était pas difficile. J’avais besoin de parler, et j’avais tout un arsenal d’histoires, de problèmes, de questions, d’associations, de phantasmes, de jeux de mots, de souvenirs, d’hypothèses, d’explications, de théories, de repères, de repaires.
Je parcourais allègrement les chemins trop bien balisés des mes labyrinthes. Tout voulait dire quelque chose, tout s’enchaînait, tout était clair, tout se laissait décortiquer à loisir, grande valse des signifiants déroulant leurs angoisses aimables. Sous le miroitement fugace des collisions verbales, sous les titillements mesurés du petit Œdipe illustré, ma voix ne rencontrait que du vide : ni le frêle écho de mon histoire, ni le tumulte trouble de mes ennemis affrontables, mais la rengaine usée du papa-maman, zizi-panpan ; ni mon émotion, ni ma peur, ni mon désir, ni mon corps, mais des réponses toutes prêtes, de la quincaillerie anonyme, des exaltations de scenic-railway.
Les ivresses verbeuses de ces petits vertiges pansémiques ne tardaient jamais à s’estomper, il suffisait pour cela de quelques secondes, quelques secondes de silence où je guettais de l’analyste un acquiescement qui ne venait jamais, et je retournais alors à une morosité amère, plus loin que jamais de ma parole, de ma voix.
L’autre, derrière, ne me disait rien. A chaque séance j’attendais qu’il parle. J’étais persuadé qu’il me cachait quelque chose, qu’il en savait beaucoup lus qu’il ne voulait bien en dire, qu’il n’en pensait pas moins, qu’il avait son idée derrière la tête. Un peu comme si ces mots qui me passaient par la tête allaient se loger derrière sa tête à lui pour s’y enfouir à jamais, suscitant, au fur et à mesure des séances, une boule de silence aussi lourde que mes paroles étaient creuses, aussi pleine que mes paroles étaient vides.
Dès lors, tout devint méfiance, mes mots comme son silence, fastidieux jeu de miroirs où les images se renvoyaient sans fin leurs guirlandes mœbiusiennes, rêves trop beaux pour être rêves. Où était le vrai ? Où était le faux ? Lorsque j’essayais de me taire, de ne plus me laisser engluer dans ce ressassement dérisoire, dans ces illusions de parole affleurante, le silence, tout de suite, devenait insupportable. Lorsque j’essayais de parler, de dire quelque chose de moi, d’affronter ce clown intérieur qui jonglait si bien avec mon histoire, ce prestidigitateur qui savait si bien s’illusionner lui-même, tout de suite j’avais l’impression d’être en train de recommencer le même puzzle, comme si, à force d’en épuiser une à une toutes les combinaisons possibles, je pouvais un jour arriver enfin à l’image que je cherchais.
En même temps s’instaura comme une faillite de ma mémoire : je me suis mis à avoir peur d’oublier, comme si, à moins de tout noter, je n’allais rien pouvoir retenir de la vie qui s’enfuyait. Chaque soir, scrupuleusement, avec uns conscience maniaque, je me mis à tenir une espèce de journal : c’était tout le contraire d’un journal intime ; je n’y consignais que ce qui m’était arrivé « d’objectif » : l’heure de mon réveil, l’emploi de mon temps, mes déplacements, mes achats, le progrès – évalué en quelques lignes ou en pages – de mon travail, les gens que j’avais rencontrés ou simplement aperçus, le détail du repas que j’avais fait le soir dans tel ou tel restaurant, mes lectures, les disques que j’avais écoutés, les films que j’avais vus, etc.
Cette panique de perdre mes traces s’accompagna d’une fureur de conserver et de classer. Je gardais tout : les lettres avec leurs enveloppes, les contremarques de cinéma, les billets d’avions, les factures, les talons de chèques, les prospectus, les récépissés, les catalogues, les convocations, les hebdomadaires, les feutres secs les briquets vides, et jusqu’à des quittances de gaz et d’électricité concernant un appartement que je n’habitais plus depuis plus de six ans, et parfois je passais toute une journée à trier et à trier, imaginant un classement qui remplirait chaque année, chaque mois, chaque jour de ma vie.
Il y avait longtemps déjà que j’avais fait la même chose avec mes rêves. Bien avant le début de l’analyse, j’avais commencé à me réveiller la nuit pour les noter sur des carnets noirs qui ne me quittaient jamais. Très vite, j’étais arrivé à une telle pratique que les rêves me venaient tout écrits dans la main, y compris leurs titres. Quel que soit le goût que j’ai encore aujourd’hui pour ces énoncés secs et secrets où les reflets de mon histoire me semblent me parvenir au travers d’innombrables prismes, j’ai fini par admettre que ces rêves n’avaient pas été vécus pour être rêves, mais rêvés pour être textes, qu’ils n’étaient pas la voie royale que je croyais qu’ils seraient, mais chemins tortueux m’éloignant chaque fois davantage d’une reconnaissance de moi-même.
De l’analyse elle-même, peut-être rendu prudent par mes ruses oniriques, je ne transcrivais rien, ou presque rien. Un signe sur mon agenda – l’initiale de l’analyste – marquait le jour et l’heure de la séance. Sur mon journal, j’écrivais seulement « séance » parfois suivie d’un adjectif généralement pessimiste (« morne », « terne », « filandreuse », « pas folichonne », « chiante », « merdeuse », « plutôt tarte », « plutôt merdique », « déprimante », « dérisoire », « anodine », « nostalgieuse », « débile et délébile », etc…).
Exceptionnellement je la caractérisait par quelque chose que l’analyste m’avait dit ce jour-là, par une image, par une sensation (par exemple, « crampe »), mais la plupart de ces notations, qu’elles aient été positives ou négatives, sont aujourd’hui vides de sens et toutes les séances – à quelques exceptions près, celles où vinrent affleurer les mots qui allaient mener l’analyse à bien – se confondent pour moi dans le souvenir de cette attente plafonneuse, le désarroi de mon regard cherchant sans trêve dans les moulures des ébauches d’animaux, des têtes d’hommes, des signes.
Du mouvement même qui me permit de sortir de ces gymnastiques ressassantes et harassantes, et me donna accès à mon histoire et à ma voix, je dirai seulement qu’il fut infiniment lent : il fut celui de l’analyse elle-même, mais je ne le sus qu’après. Il fallait d’abord que s’effrite cette écriture carapace derrière laquelle je masquais mon désir d’écriture, que s’érode la muraille des souvenirs tout faits, que tombent en poussière mes refuges ratiocinants. Il fallait que je revienne sur mes pas, que je refasse ce chemin parcouru dont j’avais brisé tous les fils.
De ce lieu souterrain, je n’ai rien à dire. Je sais qu’il eut lieu et que, désormais, la trace en est inscrite en moi et dans les textes que j’écris. Il dura le temps que mon histoire se rassemble : elle me fut donnée, un jour, avec surprise, avec émerveillement, avec violence, comme un souvenir restitué dans son espace, comme un geste, une chaleur retrouvée. Ce jour-là, l’analyste entendit ce que j’avais à lui dire, ce que, pendant quatre ans, il avait écouté sans l’entendre, pour cette simple raison que je ne lui disais pas, que je ne me le disais pas.
Georges Perec
Penser/Classer / 1985 (posthume)
Résonances possibles : Woolf / Nietzsche
Photo : Mécanoscope
HE WAR Nous sommes en jeep – moi et quelques autres mercenaires – le long d’une rivière équatoriale boueuse au débit rapide à la limite de la crue – c’est la rivière de la vie – la Liffey de Finnegans Wake – étrange qu’elle se trouve en Amérique du Sud je me dis – nous roulons très vite – nos fusils à la main serrées contre nos poitrines – mes compères ont le teint jaune des indiens colombiens – nous roulons très vite – il y a plusieurs jeeps – un long convoi – c’est un jeu électronique aux images égalant celles d’un film – c’est le monde tel qu’on le voit en fait – la guerre est un jeu – allons-y franchement – engage-toi dans la marine qu’il disait mon grand-paternel tu verras du pays et des filles – le convoi file à toute allure ne sachant pas où nous allons – ni à quoi cela mène – des tirs de mortier scandent notre avancée – explosion le long de la route et dans la rivière – nombreux geysers de boue – comme des éclats de vie – ou bien des morceaux de celle-ci qu’on voit par intermittence – comme dans des flashs – des épiphanies – nous passons alors sur un pont fait de planches clouées – à huit ans c’était la seconde guerre mondiale ma grand-mère vit une femme passer sur un pont sur ses épaules son jeune fils n’avait plus de tête elle le croyait toujours vivant ne voulant pas admettre que le sang qui lui coulait sur les épaules était celui de son enfant passé le pont des soldats allemands avaient pendus aux arbres une dizaine de moutons égorgés par les pieds comme pour la composition macabre d’un tableau de genre leurs têtes pendaient à moitié détachées du tronc – nous bifurquons après le pont sur la droite – toujours le long de la rivière vers l’amont – nous sommes au service de l’armée de libération – nous sommes les instruments de la révolution prolétarienne – mon grand-paternel fut résistant à l’âge de quinze ans il essuya ses premiers tirs sur le pont de Meuse à Donchery il ne m’en parlait jamais ses copains de bistrot s’en chargeait c’était un fou de guerre il n’avait peur de rien qu’ils disaient lui n’en disait jamais rien et buvait ses canons – tirs d’obus – lumière blanche – nous sommes dans un jeu électronique – tout cela semble très réel – nous changeons de niveau – de continent – et d’époque – Ardennes 2030 – troisième guerre mondiale – notre troupe avance à l’ombre de grands hêtres le long d’une petite rivière – c’est celle de mon enfance – celle qui traverse le paysage dans lequel j’ai grandi – je ne savais pas que son vrai nom était aussi la Liffey – c’est aussi le nom d’un cours d’eau d’Amérique du Sud – nous en remontons le cours – tout notre bataillon est fait de têtes blondes aux yeux clairs – nous devons retourner à sa source – notre blason est un saumon sautant par-dessus une barrière naturelles – le dos cambré – animal de la connaissance des origines dans les mythes irlandais – celui qui remonte le temps – mon grand-paternel ne voulait pas de discours de la part de ces vieux cons d’anciens combattants pour son enterrement quand on est passés devant le monument au mort en direction du crématorium le corbillard ne s’est pas arrêté devant eux ils se tenaient droits pour un dernier salut militaire et contre sa volonté avaient tenus à lui rendre un dernier hommage un de mes cousins leur tendit un doigt au passage – notre bataillon avance dans les feuilles – nos rangers écrasent des fougères – le lierre craque sous nos semelles – un bruit mécanique d’hélicoptères en suspension au-dessus de nous ils nous cherchent et tiennent à nous abattre – nous sommes au Viet Nam – nous sommes dans les Ardennes – le souffle de leurs hélices vient lécher nos têtes – l’haleine des hommes se perd au milieu des branches sous forme de petits nuages blancs – Stop ! – main levée du sergent – regard à gauche le souffle coupé – à droite une coulée de sanglier – leurs empruntes ancrées dans la boue séchée – nous retenons notre souffle – nous avons peur d’être débusqués – le bruit de la rivière à nos flancs – un rayon de soleil vient s’échouer sur sa grève – l’ombre des hélicoptères également – ils risquent à tout moment de nous tirer dessus – l’une des deux seules choses qu’il me raconta à propos de la guerre c’est que quand il se mettait à pleuvoir des obus sur la ville lui partait dans les champs qui bordaient les jardins ouvriers et qu’alors il bouffait le pavot qui s’y trouvait et que pour avoir ce qu’il fallait de la plante comme il me le conseilla pour que ça fasse son effet le mieux c’était de tout bouffer tête feuilles tige et racines compris et qu’alors après ça il contemplait le feu d’artillerie s’abattre sur le paysage en attendant que ça passe il fut celui qui m’enseigna l’impassibilité face aux événements – le sergent tient toujours sa main levée – Ardennes printemps 2030 – toujours le bruit des hélicoptères – feuilles des arbres et du sol agitées en tous sens – branches se tordant sur elles-mêmes – corps recourbés – nerfs et muscles qui s’enroulent de trouille autour des fougères – souffle court retenu – visages peints en noir – maquillage dégoulinant avec la sueur – doigts crispés sur les gâchettes – souffle des hélices venant lécher l’écorce des doigts – moteurs de feu – nous sommes dans un jeu électronique – les machines à sentir et tuer les hommes dansent de droite à gauche au-dessus de notre bataillon immobile – vol de papillons d’acier voraces tueurs d’hommes au-dessus de nos têtes ou plutôt ce sont des libellules armées de mitrailleuses et de boules de feu – nous sommes bloqués au même niveau de jeu piégés là pour un bon bout de temps – je revois mon arrière-grand-mère passer durant la première guerre mondiale alors qu’elle était enfant trois jours dans une cave sans vivres ni lumière la maison de ses parents écroulée au-dessus de la tête elle et son cheval mort sous l’éclat des mêmes bombes et le corps déchiqueté de trois déserteurs qui jouaient alors aux cartes dans le grenier dont on ne retrouva jamais que quelques membres éparpillés à plus d’un kilomètre de là – le bruit de la rivière – le vent vrombissant des hélices – notre sang invisible sous nos treillis ne demande qu’à jaillir sous l’effet des balles pour faire ses libations à l’humus chaud qui borde la rivière – nous attendons que la mort nous délivre de notre situation l’index crispé sur le chien des gâchettes – l’œil des mitrailleuses au-dessus de nous guette le moindre de nos mouvements – visage congestionné du sergent – l’angoisse se fait pressante – une pluie se met à perler en surface de nos treillis pour nous rendre transparents – peu à peu nous disparaissons – nous nous fondons à l’eau de la rivière enveloppant de nos corps dilués quelques cailloux posés sur un lit de sable et d’argile – la fatigue et l’eau recouvrent nos carcasses – tout ce qu’il reste de traces de nous tient là dans quelques os – nos casques ne sont plus que des cailloux posés sur des squelettes dans l’attente qu’ils redeviennent poussière – nous sommes devenus un bataillon de morts au service de l’armée des ombres – Stop ! – main levée du sergent squelette – on ne peut laisser nos carcasses visibles en surface de la terre – il faut effacer toute trace de nous pour réellement disparaître – radio de nouveau branchée – fusils serrés sur nos poitrines sans chair avec moins de crispation – lampes torches éteintes – nous sommes dans un jeu électronique – ressuscités d’entre les morts –reprise du mouvement – nous remontons la rivière comme on remonte le temps en portant nos croix – Ardennes 1944 – autour de la rivière et au-dessus des arbres des soleils blancs jaillissent dans l’axe des canons poster en amont sur le plateau – sol maintenant recouvert de neige tremblant à chaque détonation – dans l’air des traces comme le font les moteurs à hélice des avions – lignes de vapeur tordues et balayées par le vent – de plus en plus de détonations – les pins qui s’effondrent à nos flancs – la neige craque sous nos semelles – nous longeons la rivière – Stop ! – le sergent nous fait signe de faire une pause –il vient de nous éviter la mort – un obus éclate à quelques centaines de mètres de nous – de nombreux éclats de terre viennent mourir à nos semelles – le mouvement reprend – nous remontons la rivière comme on remonte le temps en portant nos croix – vers Berlin – cette fois nous savons où nous allons – à dix-huit ans mon grand-paternel traversa le Rhin avec un bataillon formé de types issus de la résistance dans le sillage des colonnes blindées du Général Paton et la deuxième des seules choses qu’il me dit jamais sur ce qu’il vécut pendant la guerre après s’être descendu une bouteille de goutte c’est que quand on voit ce qu’ont fait les types avec lesquels on s’est battu aux Allemands après qu’on ait traversé la frontière toutes ces saloperies sans nom on se demande seulement pourquoi on s’est battu avec une larme à l’œil dans laquelle je crus voir reflétés des exécutions sommaires et des viols – Stop ! – main baissée du sergent nous indiquant de mettre cette fois ventre à terre – le bruit d’une colonne de chars argentés se mélange à celui du vent dans les arbres – la neige s’agglutine sur nos épaules – main du sergent battant les flocons de neige vers l’avant – il faut maintenant traverser la rivière – l’eau encercle nos chevilles puis le milieu de nos cuisses – cuire de nos chaussures devenu plus souple – nous nous enfonçons en elle – nous en remontons le cours – source inépuisable du temps qu’on reçoit en baptême – nous plonger en elle telles des Lorelei – hommes de l’onde born again – nymphes masculines portant le costume kaki des morts-vivants – de longues algues filasses et dures comme des genêts s’enroulent autour de nos jambes pour nous retenir et nous tirer à elles comme si elle furent des Sirènes – nous résistons et traînons nos jambes lourdes à travers elles – les semelles glissent sur des pierres instables – le bois des crosses frappe la surface de l’eau – les chevilles se tordent entres deux cailloux – le souffle se fait plus pénible – la chair comme congelée – les articulations de moins en moins souples – le cri d’un des nôtres derrière nous nous fait craindre le pire – le pire n’est ni derrière ni devant mais tout autour de nous – bruit soudain ravageur de mitrailles suivit du cri des nôtres perçu avec le même lapse de temps que celui du tonnerre après qu’on en ait vu la lumière – les balles pleuvent en tous sens et je suis au milieu – l’eau de la Liffey clapote de toute sa surface comme sous une pluie de crapauds – les corps tombent – certains d’entre nous plongent pour se cacher sous la surface et n’en reviennent jamais – je les vois avec leur bouche ouverte et leurs dents – comme je vois l’eau prendre par nappes épaisses la couleur du cassis puis se diluer en des tons plus proches de celui des groseilles à mesure du courant – la chaleur de nos corps fumants et celui du sang des morts fait fondre la neige en bord de la rivière – sur ses berges des épilobes se mettent à fleurir – c’est le printemps – les survivants dont je suis se mettent à courir – on croit sortir de la rivière quand on ne sort de fait que d’une énorme tranchée – c’est la fuite en avant et la chute des corps inlassablement – beaucoup de ceux qui restent tombent pour de bon – Meuse 1917 – paysage de boue retournée mille fois par une pluie continue d’obus – barbelés dessinant de futiles frontières – nous portons maintenant des uniformes couleur horizon et des casquettes – nos fusils sont montés de baïonnettes – lignes télégraphiques pantelantes sur fond de ciel couleur boue – tapis bas des nuages qui recouvrent tout – à quinze ans l’un de mes arrière-grands-pères chargeait près de Verdun le corps de ceux qui étaient tombés dans les tranchées dans de grands camions près de la ligne de front il entendait le bruit qui fut le cri de notre vieux siècle à obus puis les déchargeait à quelques dizaines de kilomètres de là dans de grands charniers pour toucher quelques ronds et les recouvrir de croix – généalogie engluée dans la guerre comme dans la boue du siècle – l’histoire familiale est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller… le bruit des chars se mélange à celui du vent avant qu’ils ne se perdent dans une brume épaisse et tout ce qui était jusqu’ici visible du monde n’est plus qu’une masse gris-blanche. Game Over. Le jeu est terminé. Je regarde mon score. J’ai bien dû réussir à ressusciter quelques ancêtres. J’augmenterai mon score la prochaine fois. Il m’en reste bien une dizaine à exhumer de la fange des siècles. Sur un écran d’ordinateur mes compères indiens de Colombie se grillent des Camelles couchés dans l’herbe aux pieds de nos jeeps. Ils se racontent leur vie. L’un d’eux me tend un paquet mou après en avoir fait sauter une clope d’un coup de pouce sec et franc. Je l’attrape par le filtre et la porte à mes lèvres. Elle a une odeur de tourbe sèche. Je repense à l’eau noire de la Liffey auquel celle-ci donne sa couleur depuis les Wicklow Mountains en amont où j’imagine que j’ai dû passer mon enfance. Il est l’heure de remonter dans nos caisses. Les moteurs grondent. Le convoi est immense. Nous voici de nouveau à rouler le long de cette rivière boueuse au débit rapide à la limite de la crue – la vie continue. WE WAR. Nous allons faire la guerre.
G. Mar
L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller / 2012
http://lapartdumythe.blogspot.fr/
A lire également : les Envahisseurs
Photo : William S. Burroughs, The Curse of Bast, 1987