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Archive journalière du 13 sept 2012

Une philosophie plébéienne / Olivier Razac

La philosophie reste largement une pratique autoritaire au service de l’autorité. On peut même penser qu’elle régresse, en particulier à l’Université, vers cette « origine » platonicienne. C’est pourquoi il nous faut reprendre sans cesse, chacun pour notre compte et tous ensemble, la production d’une philosophie qu’un Nietzsche appelait « inactuelle » ou « intempestive » et que Foucault a pratiqué dans un souci critique de « l’actuel ». « Il appartient à la philosophie moderne de surmonter l’alternative temporel-intemporel, historique-éternel, particulier-universel. À la suite de Nietzsche, nous découvrons l’intempestif comme plus profond que le temps et l’éternité : la philosophie n’est ni philosophie de l’histoire, ni philosophie de l’éternel, mais intempestive, toujours et seulement intempestive, c’est-à-dire contre ce temps, en faveur, je l’espère d’un temps à venir.
La philosophie de l’histoire et de l’éternité est finalement une philosophie qui fait remonter le temps présent à un fondement absolu et/ou le subordonne à une finalité absolue. De ce point de vue, c’est une philosophie que l’on peut appeler patricienne, dans le sens antique romain, considérant que les patriciens, les « nobles » romains comme ceux d’aujourd’hui, appuient leur position sur, au moins, quatre principes :
- Un principe religieux qui relie leur autorité à une forme de transcendance, même polythéiste ou laïque. C’est-à-dire que leur pouvoir et leur discours ne sont pas discutables par ceux sur lesquels ils s’exercent. Leur source est à la fois supérieure, d’une autre nature et déterminante, bref transcendante.
- Un principe traditionnel selon lequel la position politique et sociale patricienne repose sur la publicité d’une lignée, d’une généalogie prestigieuse, qui remonte finalement au principe théologique fondateur, particulièrement une ascendance divine.
- Cette nature sacrée doit s’exprimer par une certaine dignité (dignitas), c’est-à-dire, à la fois, un rang hiérarchique élevé qui donne droit au commandement et une attitude qui témoigne de cette supériorité.
- Enfin, tout ceci concourt à la production d’un principe d’autorité (auctoritas). Principe qui produit pour la masse le sentiment (largement inconscient, profondément intériorisé) que le discours patricien doit être cru et obéi parce que telle est la nature des choses.
Or, ces caractéristiques socio-politiques peuvent être aisément retranscrites pour définir une pratique patricienne de la philosophie et indiquer déjà l’opposition radicale avec une philosophie plébéienne. On reconnaîtra tout d’abord la philosophie patricienne à la liaison entre philosophie et détermination de la vérité. Partant de la trahison platonicienne qui pose comme finalité la défense d’une pensée théologique de la vérité conçue comme absolu positif et préexistant sur lequel il faut se régler.
Au contraire, la pratique plébéienne de la philosophie est une attitude critique radicale, permanente et indéfinie. Son but n’est pas de retrouver un fondement mais de supprimer la possibilité de penser tout fondement de vérité ou d’autorité. Elle est donc farouchement anti-théologique. Elle joue Socrate contre Platon.
Ensuite, la pensée théologique patricienne s’appuie massivement sur les références sacralisées de l’histoire de la philosophie, c’est la prédominance du commentaire. « La valeur de ce que je dis ne peut se tirer que de la valeur (assise par la tradition) de ce qu’ont dit mes illustres ancêtres philosophes. » Le signe le plus grave de cette irrépressible tendance (nécessaire pour être entendu par le milieu autorisé et/ou obtenir postes et ressources !) apparaît quand des auteurs récents qui ont tout fait pour éviter d’être commentés (Foucault par exemple) sont utilisés académiquement par des apprentis philosophes qui veulent ainsi être reconnus par leurs pairs tout en s’encanaillant du côté « subversif » de la philosophie.
À l’inverse, si une philosophie plébéienne s’appuie volontiers sur des « grands textes », elle peut aussi s’appuyer sur tous les autres textes et discours dont elle a besoin pour une tâche critique précise (discours scientifiques ou de « sciences » humaines, littérature, textes techniques, juridiques, d’entreprises, tracts, paroles recueillies méthodiquement ou non etc.). Son but n’est jamais d’expliquer un texte par un autre texte (au final de commenter le commentaire d’un commentaire d’un commentaire…) mais de disséquer une situation présente dans laquelle elle est prise. Utiliser librement les concepts comme des outils pour ouvrir, démonter, briser des connexions, expérimenter des branchements sur les assemblages discursifs qui structurent, déterminent et enferment nos possibilités de pensée et donc de vie.
Par ailleurs, le commentaire scolastique patricien suppose un certain style que l’on peut appeler académique, reposant sur des signes extérieurs de sérieux qui doivent être valables sur le marché autorisé des discours philosophiques, c’est la dignitas philosophique. Dignitas obligatoire pour être reconnue par les pairs, pour faire partie de la confrérie, ce qui suppose donc un infâme conformisme. Dignitas qui doit surtout en imposer aux « non philosophes » (et par là même qui trace cette ligne, imaginaire mais prégnante en terme de « pouvoir spirituel », entre philosophes et « non philosophes »). Produisant ainsi une forme de supériorité, d’autant plus abjecte qu’elle est reproduite par ceux qui se prétendent les porteurs les plus radicaux de la critique.
La philosophie plébéienne doit briser cette supériorité illusoire par l’adoption d’un style cynique d’auto-dérision systématique du discours : c’est-à-dire ne jamais ajouter le sérieux de celui qui parle au sérieux de ce dont on parle, éviter ce kitsch du philosophe patricien qui en fait trop. Celui qui parle n’est que le vecteur de formes discursives critiques qui viennent toujours aussi d’ailleurs et dont tout le monde peut s’emparer. Pas de copyright dans une philosophie plébéienne.
Enfin, transcendance, tradition du commentaire et commentaire de la tradition, dignité académique, tout cela permet d’asseoir l’autorité du discours du scoliaste qui est, par définition : soit, un discours de défense de l’ordre établi, puisque la légitimation de cet ordre est exactement superposable avec la légitimation de la philosophie patricienne. Soit, une critique réactionnaire et, toujours plus ou moins explicitement, théologique des errements de la démocratie libérale où tout se vaut, où le relativisme l’emporte, où le principe d’autorité est sans cesse bafoué etc. (On laisse au lecteur le soin de mettre des noms propres sur cette catégorie, noms que l’on peut puiser aisément dans la bouillabaisse de la philosophie médiatique).
Au contraire, la philosophie plébéienne est une analyse critique du présent, en particulier des prétentions de vérité et de légitimité des différentes formes d’exercice du pouvoir-savoir, afin d’en démontrer les contradictions, lacunes, tours de passe-passe, mécanismes de domination, effets de pouvoir inaperçus etc. Son but n’est pas de retrouver l’Un qui se perdrait dans les ramifications chaotiques d’un présent en manque de repères, mais de faire bouger les lignes qui structurent ce présent. Par exemple, en trouvant des marges de manœuvre de pensée dans les relations entre la multiplicité des éléments qui le constituent (provoquer des hiatus là où ça circulait tranquillement, produire des connexions entre ce qui doit normalement être séparé, repérer des torsions de sens sources d’illusions asservissantes…).
C’est en ce sens que la pratique de la philosophie peut se dire actuelle/inactuelle. Critique de l’actualité (c’est-à-dire des processus dynamiques qui structurent notre situation) dans une perspective non déterminée d’émancipation indéfinie.
Et c’est ainsi que la plèbe romaine, c’est-à-dire non pas les pauvres, mais tous ceux qui étaient dépourvus de parole politique par leur statut de « non-patriciens », a fait sécession en 495 avant J.-C. La multitude fait alors la grève, en particulier de la guerre, et agence à partir de rien un « camp sans général ». Ce geste est une rupture du principe d’autorité théologique et traditionnel par lequel la plèbe démontre sa capacité d’autonomie. Son horizon n’est alors ni un système social séculaire qui détermine le présent, ni le rêve d’une société future qui devrait guider pas à pas un processus révolutionnaire. C’est une position d’extériorité critique qui témoigne du caractère « politique relatif » et non « naturel absolu » de l’ordre du présent et donc de la possibilité indéterminée de le modifier. La seule conséquence réellement prescriptive de ce geste, c’est que désormais tous les citoyens ont droit à la parole, pas à n’importe quelle parole, à une parole de mise en question effective de la validité et de la légitimité des discours de commandement. Le vrai et le juste sont sur la table.
Pour autant, une philosophie plébéienne, cela ne signifie pas philosophie de la plèbe ou du peuple ou de quelque autre groupe que ce soit (de même que la philosophie patricienne n’est pas produite par les membres d’un groupe dominant, ces gens là ont autre chose à faire. Mais ils trouvent facilement des larbins pour produire cette légitimation philosophique). D’abord, le terme « plébéien » ne se réfère pas ici à une attribution socio-politique, mais à un style de pratique philosophique définissable dans une opposition avec un style patricien. Trivialement, cela signifie que des étudiants de milieu modeste dans une université de banlieue (ainsi que leurs professeurs) peuvent très bien se vautrer dans la philosophie patricienne. (Ce qui est d’autant plus ridicule, qu’étant donné leur origine sociale, ce sera en pure perte pour l’obtention des bénéfices symboliques et matériels qu’ils pourraient en attendre).
Mais surtout, la notion de plèbe est une notion originairement politique, la sécession de la plèbe romaine est un geste politique et pratique qui suppose une forme particulière d’association des corps, de prise de parole et d’action collective. Rien de tel dans une philosophie plébéienne. Parce qu’il ne faut pas confondre philosophie et politique. Il s’agit de deux gestes différents qui doivent être distingués, même s’ils peuvent évidemment s’embrayer l’un sur l’autre. En tant que telle une philosophie critique ne produit aucune posture politique, au contraire, elle dissout toute possibilité de posture – ce qui est la condition nécessaire pour forger des armes conceptuelles suffisamment aiguisées. Et, pour utiliser ces armes dans un combat politique, il faut suspendre le geste philosophique de la mise en question systématique et accepter de croire et de défendre des idées (toujours critiquables) pour peser dans un rapport de forces. Rien n’empêche, plus tard, de reprendre la critique des positions que l’on a dû défendre…
Ce qui est difficile, c’est que le geste critique d’une philosophie plébéienne est toujours à refaire, parce que les deux pratiques de la philosophie (patricienne et plébéienne) sont comme des « sœurs ennemies ». Elles reposent toutes deux sur un même principe qui les rapproche en même temps qu’il les oppose radicalement. Ce principe est que toute philosophie est pensée de l’absolu, c’est ce qui la distingue des autres pratiques théoriques. Simplement, dans le cas de la philosophie patricienne, il s’agit de la pensée d’un absolu qui « parle ». Un absolu plein, positif, prescriptif. Une transcendance qui domine ceux qui ne peuvent que lui être subordonnés.
Or, la philosophie plébéienne a aussi besoin d’une pensée de l’absolu. Elle ne peut pas se contenter de dire qu’elle ne s’occupe que des choses relatives entre elles. La pensée de l’immanence radicale des relations entre tout ce qui est a besoin d’une pensée de l’absolu. Seulement, cet absolu est précisément l’outil de pensée qui doit empêcher toute possibilité de décoller du plan d’immanence par des projections, plus ou moins convaincantes, de transcendance. La philosophie plébéienne doit vider le ciel vers où s’élancent les prétentions hiérarchiques de transcendance, mieux elle doit abolir la possibilité de penser cet espace de supériorité, il n’y a pas de ciel. C’est pourquoi elle a besoin d’une pensée de l’absolu=néant, transcendance si l’on veut, mais transcendance qui ne dit rien et nous laisse donc le soin de produire le sens de la situation dans laquelle nous sommes pris.
C’est, je crois, quelque chose qui n’a pas été assez pris en considération : toute pensée anti-patricienne, anti-autoritaire, anti-hiérarchique, bref, toute pensée anarchiste, doit reposer sur une pensée radicale de l’absolu (la seule qui soit cohérente en fait, l’absolu qui parle étant une absurdité superstitieuse). Elle doit sans cesse réactiver cette pensée de l’absolu=néant, dans un effort tragique, peut-être inhumain, d’imprégnation du fait qu’il n’y a absolument rien d’autre que cette vie là, avec la volonté désespérée mais tenace de détruire l’ontologie hiérarchique, d’envoyer aux oubliettes de l’histoire la maladie infantile de l’humanité qu’a été Dieu et déposséder tous les prêtres et les croyants (ou demi-croyants) de leurs idoles.
Olivier Razac
Une philosophie plébéienne / 2012
Publié sur Philoplèbe
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Une philosophie plébéienne / Olivier Razac dans Flux Wynne-Gibson




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