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Archive journalière du 5 sept 2012

L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller / G. Mar

HE WAR Nous sommes en jeep – moi et quelques autres mercenaires – le long d’une rivière équatoriale boueuse au débit rapide à la limite de la crue – c’est la rivière de la vie – la Liffey de Finnegans Wake – étrange qu’elle se trouve en Amérique du Sud je me dis – nous roulons très vite – nos fusils à la main serrées contre nos poitrines – mes compères ont le teint jaune des indiens colombiens – nous roulons très vite – il y a plusieurs jeeps – un long convoi – c’est un jeu électronique aux images égalant celles d’un film – c’est le monde tel qu’on le voit en fait – la guerre est un jeu – allons-y franchement – engage-toi dans la marine qu’il disait mon grand-paternel tu verras du pays et des filles – le convoi file à toute allure ne sachant pas où nous allons – ni à quoi cela mène – des tirs de mortier scandent notre avancée – explosion le long de la route et dans la rivière – nombreux geysers de boue – comme des éclats de vie – ou bien des morceaux de celle-ci qu’on voit par intermittence – comme dans des flashs – des épiphanies – nous passons alors sur un pont fait de planches clouées – à huit ans c’était la seconde guerre mondiale ma grand-mère vit une femme passer sur un pont sur ses épaules son jeune fils n’avait plus de tête elle le croyait toujours vivant ne voulant pas admettre que le sang qui lui coulait sur les épaules était celui de son enfant passé le pont des soldats allemands avaient pendus aux arbres une dizaine de moutons égorgés par les pieds comme pour la composition macabre d’un tableau de genre leurs têtes pendaient à moitié détachées du tronc – nous bifurquons après le pont sur la droite – toujours le long de la rivière vers l’amont – nous sommes au service de l’armée de libération – nous sommes les instruments de la révolution prolétarienne – mon grand-paternel fut résistant à l’âge de quinze ans il essuya ses premiers tirs sur le pont de Meuse à Donchery il ne m’en parlait jamais ses copains de bistrot s’en chargeait c’était un fou de guerre il n’avait peur de rien qu’ils disaient lui n’en disait jamais rien et buvait ses canons – tirs d’obus – lumière blanche – nous sommes dans un jeu électronique – tout cela semble très réel – nous changeons de niveau – de continent – et d’époque – Ardennes 2030 – troisième guerre mondiale – notre troupe avance à l’ombre de grands hêtres le long d’une petite rivière – c’est celle de mon enfance – celle qui traverse le paysage dans lequel j’ai grandi – je ne savais pas que son vrai nom était aussi la Liffey – c’est aussi le nom d’un cours d’eau d’Amérique du Sud – nous en remontons le cours – tout notre bataillon est fait de têtes blondes aux yeux clairs – nous devons retourner à sa source – notre blason est un saumon sautant par-dessus une barrière naturelles – le dos cambré – animal de la connaissance des origines dans les mythes irlandais – celui qui remonte le temps – mon grand-paternel ne voulait pas de discours de la part de ces vieux cons d’anciens combattants pour son enterrement quand on est passés devant le monument au mort en direction du crématorium le corbillard ne s’est pas arrêté devant eux ils se tenaient droits pour un dernier salut militaire et contre sa volonté avaient tenus à lui rendre un dernier hommage un de mes cousins leur tendit un doigt au passage – notre bataillon avance dans les feuilles – nos rangers écrasent des fougères – le lierre craque sous nos semelles – un bruit mécanique d’hélicoptères en suspension au-dessus de nous ils nous cherchent et tiennent à nous abattre – nous sommes au Viet Nam – nous sommes dans les Ardennes – le souffle de leurs hélices vient lécher nos têtes – l’haleine des hommes se perd au milieu des branches sous forme de petits nuages blancs – Stop ! – main levée du sergent – regard à gauche le souffle coupé – à droite une coulée de sanglier – leurs empruntes ancrées dans la boue séchée – nous retenons notre souffle – nous avons peur d’être débusqués – le bruit de la rivière à nos flancs – un rayon de soleil vient s’échouer sur sa grève – l’ombre des hélicoptères également – ils risquent à tout moment de nous tirer dessus – l’une des deux seules choses qu’il me raconta à propos de la guerre c’est que quand il se mettait à pleuvoir des obus sur la ville lui partait dans les champs qui bordaient les jardins ouvriers et qu’alors il bouffait le pavot qui s’y trouvait et que pour avoir ce qu’il fallait de la plante comme il me le conseilla pour que ça fasse son effet le mieux c’était de tout bouffer tête feuilles tige et racines compris et qu’alors après ça il contemplait le feu d’artillerie s’abattre sur le paysage en attendant que ça passe il fut celui qui m’enseigna l’impassibilité face aux événements – le sergent tient toujours sa main levée – Ardennes printemps 2030 – toujours le bruit des hélicoptères – feuilles des arbres et du sol agitées en tous sens – branches se tordant sur elles-mêmes – corps recourbés – nerfs et muscles qui s’enroulent de trouille autour des fougères – souffle court retenu – visages peints en noir – maquillage dégoulinant avec la sueur – doigts crispés sur les gâchettes – souffle des hélices venant lécher l’écorce des doigts – moteurs de feu – nous sommes dans un jeu électronique – les machines à sentir et tuer les hommes dansent de droite à gauche au-dessus de notre bataillon immobile – vol de papillons d’acier voraces tueurs d’hommes au-dessus de nos têtes ou plutôt ce sont des libellules armées de mitrailleuses et de boules de feu – nous sommes bloqués au même niveau de jeu piégés là pour un bon bout de temps –  je revois mon arrière-grand-mère passer durant la première guerre mondiale alors qu’elle était enfant trois jours dans une cave sans vivres ni lumière la maison de ses parents écroulée au-dessus de la tête elle et son cheval mort sous l’éclat des mêmes bombes et le corps déchiqueté de trois déserteurs qui jouaient alors aux cartes dans le grenier dont on ne retrouva jamais que quelques membres éparpillés à plus d’un kilomètre de là – le bruit de la rivière –  le vent vrombissant des hélices – notre sang invisible sous nos treillis ne demande qu’à jaillir sous l’effet des balles pour faire ses libations à l’humus chaud qui borde la rivière – nous attendons que la mort nous délivre de notre situation l’index crispé sur le chien des gâchettes – l’œil des mitrailleuses au-dessus de nous guette le moindre de nos mouvements – visage congestionné du sergent – l’angoisse se fait pressante – une pluie se met à perler en surface de nos treillis pour nous rendre transparents – peu à peu nous disparaissons – nous nous fondons à l’eau de la rivière enveloppant de nos corps dilués quelques cailloux posés sur un lit de sable et d’argile – la fatigue et l’eau recouvrent nos carcasses – tout ce qu’il reste de traces de nous tient là dans quelques os – nos casques ne sont plus que des cailloux posés sur des squelettes dans l’attente qu’ils redeviennent poussière – nous sommes devenus un bataillon de morts au service de l’armée des ombres – Stop ! – main levée du sergent squelette – on ne peut laisser nos carcasses visibles en surface de la terre – il faut effacer toute trace de nous pour réellement disparaître – radio de nouveau branchée – fusils serrés sur nos poitrines sans chair avec moins de crispation – lampes torches éteintes – nous sommes dans un jeu électronique –  ressuscités d’entre les morts –reprise du mouvement – nous remontons la rivière comme on remonte le temps en portant nos croix – Ardennes 1944 – autour de la rivière et au-dessus des arbres des soleils blancs jaillissent dans l’axe des canons poster en amont sur le plateau – sol maintenant recouvert de neige tremblant à chaque détonation – dans l’air des traces comme le font les moteurs à hélice des avions – lignes de vapeur tordues et balayées par le vent – de plus en plus de détonations – les pins qui s’effondrent à nos flancs – la neige craque sous nos semelles – nous longeons la rivière – Stop ! – le sergent nous fait signe de faire une pause –il vient de nous éviter la mort – un obus éclate à quelques centaines de mètres de nous – de nombreux éclats de terre viennent mourir à nos semelles – le mouvement reprend –  nous remontons la rivière comme on remonte le temps en portant nos croix – vers Berlin – cette fois nous savons où nous allons – à dix-huit ans mon grand-paternel traversa le Rhin avec un bataillon formé de types issus de la résistance dans le sillage des colonnes blindées du Général Paton et la deuxième des seules choses qu’il me dit jamais sur ce qu’il vécut pendant la guerre après s’être descendu une bouteille de goutte c’est que quand on voit ce qu’ont fait les types avec lesquels on s’est battu aux Allemands après qu’on ait traversé la frontière toutes ces saloperies sans nom on se demande seulement pourquoi on s’est battu avec une larme à l’œil dans laquelle je crus voir reflétés des exécutions sommaires et des viols – Stop ! – main baissée du sergent nous indiquant de mettre cette fois ventre à terre – le bruit d’une colonne de chars argentés se mélange à celui du vent dans les arbres – la neige s’agglutine sur nos épaules – main du sergent battant les flocons de neige vers l’avant – il faut maintenant traverser la rivière – l’eau encercle nos chevilles puis le milieu de nos cuisses – cuire de nos chaussures devenu plus souple –  nous nous enfonçons en elle – nous en remontons le cours – source inépuisable du temps qu’on reçoit en baptême – nous plonger en elle telles des Lorelei – hommes de l’onde born again – nymphes masculines portant le costume kaki des morts-vivants – de longues algues filasses et dures comme des genêts s’enroulent autour de nos jambes pour nous retenir et nous tirer à elles comme si elle furent des Sirènes – nous résistons et traînons nos jambes lourdes à travers elles – les semelles glissent sur des pierres instables – le bois des crosses frappe la surface de l’eau – les chevilles se tordent entres deux cailloux – le souffle se fait plus pénible – la chair comme congelée – les articulations de moins en moins souples – le cri d’un des nôtres derrière nous nous fait craindre le pire – le pire n’est ni derrière ni devant mais tout autour de nous – bruit soudain ravageur de mitrailles suivit du cri des nôtres perçu avec le même lapse de temps que celui du tonnerre après qu’on en ait vu la lumière – les balles pleuvent en tous sens et je suis au milieu – l’eau de la Liffey clapote de toute sa surface comme sous une pluie de crapauds – les corps tombent – certains d’entre nous plongent pour se cacher sous la surface et n’en reviennent jamais – je les vois avec leur bouche ouverte et leurs dents – comme je vois l’eau prendre par nappes épaisses la couleur du cassis puis se diluer en des tons plus proches de celui des groseilles à mesure du courant – la chaleur de nos corps fumants et celui du sang des morts fait fondre la neige  en bord de la rivière – sur ses berges des épilobes se mettent à fleurir – c’est le printemps – les survivants dont je suis se mettent à courir – on croit sortir de la rivière quand on ne sort de fait que d’une énorme tranchée – c’est la fuite en avant et la chute des corps inlassablement – beaucoup de ceux qui restent tombent pour de bon – Meuse 1917 – paysage de boue retournée mille fois par une pluie continue d’obus – barbelés dessinant de futiles frontières – nous portons maintenant des uniformes couleur horizon et des casquettes – nos fusils sont montés de  baïonnettes – lignes télégraphiques pantelantes sur fond de ciel couleur boue – tapis bas des nuages qui recouvrent tout – à quinze ans l’un de mes arrière-grands-pères chargeait près de Verdun le corps de ceux qui étaient tombés dans les tranchées dans de grands camions près de la ligne de front il entendait le bruit qui fut le cri de notre vieux siècle à obus puis les déchargeait à quelques dizaines de kilomètres de là dans de grands charniers pour toucher quelques ronds et les recouvrir de croix – généalogie engluée dans la guerre comme dans la boue du siècle – l’histoire familiale est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller… le bruit des chars se mélange à celui du vent avant qu’ils ne se perdent dans une brume épaisse et tout ce qui était jusqu’ici visible du monde n’est plus qu’une masse gris-blanche. Game Over. Le jeu est terminé. Je regarde mon score. J’ai bien dû réussir à ressusciter quelques ancêtres. J’augmenterai mon score la prochaine fois. Il m’en reste bien une dizaine à exhumer de la fange des siècles. Sur un écran d’ordinateur mes compères indiens de Colombie se grillent des Camelles couchés dans l’herbe aux pieds de nos jeeps. Ils se racontent leur vie. L’un d’eux me tend un paquet mou après en avoir fait sauter une clope d’un coup de pouce sec et franc. Je l’attrape par le filtre et la porte à mes lèvres. Elle a une odeur de tourbe sèche. Je repense à l’eau noire de la Liffey auquel celle-ci donne sa couleur depuis les Wicklow Mountains en amont où j’imagine que j’ai dû passer mon enfance. Il est l’heure de remonter dans nos caisses. Les moteurs grondent. Le convoi est immense. Nous voici de nouveau à rouler le long de cette rivière boueuse au débit rapide à la limite de la crue – la vie continue. WE WAR. Nous allons faire la guerre.
G. Mar
L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller / 2012
http://lapartdumythe.blogspot.fr/
A lire également : les Envahisseurs
Photo : William S. Burroughs, The Curse of Bast, 1987
L'histoire est un cauchemar dont j'essaie de m'éveiller / G. Mar dans Anarchies William-S.-Burroughs-The-Curse-of-Bast-1987




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