Archive mensuelle de juin 2012

Page 2 sur 4

L’Anti-Œdipe / Gilles Deleuze et Félix Guattari

Si l’universel est à la fin, corps sans organe et production désirante, dans les conditions déterminées par le capitalisme apparemment vainqueur, comment trouver assez d’innocence pour faire de l’histoire universelle ?
La production désirante est aussi dès le début : il y a production désirante dès qu’il y a production et reproduction sociales. Mais il est vrai que les machines sociales précapitalistes sont inhérentes au désir en un sens très précis : elles le codent, elles codent les flux du désir. Coder le désir – et la peur, l’angoisse des flux décodés – ! c’est l’affaire du socius. Le capitalisme est la seule machine sociale, nous le verrons, qui s’est construite comme telle sur des flux décodés, substituant aux codes intrinsèques. une axiomatique des quantités abstraites en forme de monnaie. Le capitalisme libère donc les flux décodés, mais dans des conditions sociales qui définissent sa limite et la possibilité de sa propre dissolution, si bien qu’il ne cesse de contrarier de toutes ses forces exaspérées le mouvement qui le pousse vers cette limite. A la limite du capitalisme, le socius déterritorialisé fait place au corps sans organes, les flux décodés se jettent dans la production désirante. Il est donc juste de comprendre rétrospectivement toute l’histoire à la lumière du capitalisme, à condition de suivre exactement les règles formulées par Marx ; d’abord l’histoire universelle est celle des contingences, et non de la nécessité ; des coupures et des limites, et non de la continuité. Car il a fallu de grands hasards, d’étonnantes rencontres qui auraient pu se produire ailleurs, auparavant, ou ne jamais se produire, pour que les flux échappent au codage, et, y échappant, n’en constituent pas moins une nouvelle machine déterminable comme socius capitaliste : ainsi la rencontre entre la propriété privée et la production marchande, qui se présentent pourtant comme deux formes très différentes de. décodage, par privatisation et par abstraction. Ou bien du point de vue de la propriété privée même, la rencontre entre des flux de richesses convertibles possédées par des capitalistes et un flux de travailleurs possédant leur seule force de travail (là encore, deux formes bien distinctes de déterritorialisation). D’une certaine manière, le capitalisme a hanté toutes les formes de société, mais il les hante comme leur cauchemar terrifiant, la peur panique qu’elles ont d’un flux qui se déroberait à leurs codes. D’autre part, si c’est le capitalisme qui détermine les conditions et la possibilité d’une histoire universelle, ce n’est vrai que dans la mesure où il a essentiellement affaire avec sa propre limite, sa propre destruction : comme dit Marx, dans la mesure où il est capable de se critiquer lui-même (au moins jusqu’à un certain point : le point où la limite apparaît, même dans le mouvement qui contrarie la tendance…). (1) Bref, l’histoire universelle n’est pas seulement rétrospective, elle est contingente, singulière, ironique et critique.
L’unité primitive, sauvage, du désir et de la production, c’est la terre. Car la terre n’est pas seulement l’objet multiple et divisé du travail, elle est aussi l’entité unique indivisible, le corps plein qui se rabat sur les forces productives et se les approprie comme présupposé naturel ou divin. Le sol peut être l’élément productif et le résultat de l’appropriation, la Terre est la grande stase inengendrée, l’élément supérieur à la production qui conditionne l’appropriation et l’utilisation communes du sol. Elle est la surface sur laquelle s’inscrit tout le procès de la production, s’enregistrent les objets, les moyens et les forces de travail, se distribuent les agents et les produits. Elle apparaît ici comme quasi-cause de la production et objet du désir (se noue sur elle le lien du désir et de sa propre répression). La machine territoriale est donc la première forme de socius, la machine d’inscription primitive, « mégamachine » qui couvre un champ social. Elle ne se confond pas avec les machines techniques. Sous ses formes les plus simples dites manuelles, la machine technique implique déjà un élément non humain, agissant, transmetteur ou même moteur, qui prolonge la force de l’homme et en permet un certain dégagement. La machine sociale au contraire a pour pièces les hommes, même si on les considère avec leurs machines, et les intègre, les intériorise dans un modèle institutionnel à tous les étages de l’action, de la transmission et de la motricité. Aussi forme-t-elle une mémoire sans laquelle il n’y aurait pas de synergie de l’homme et de ses machines (techniques). Celles-ci ne contiennent pas en effet les conditions de reproduction de leur procès ; elles renvoient à des machines sociales qui les conditionnent et les organisent, mais aussi en limitent ou en inhibent le développement. Il faudra attendre le capitalisme pour trouver un régime de production technique semi-autonome, qui tend à s’approprier mémoire et reproduction, et modifie par là les formes d’exploitation de l’homme; mais précisément ce régime suppose un démantèlement des grandes machines sociales précédentes. Une même machine peut être technique et sociale, mais pas sous le même aspect: par exemple, l’horloge comme machine technique à mesurer le temps uniforme, et comme machine sociale à reproduire les heures canoniques et assurer l’ordre dans la cité. Quand Lewis Mumford crée le mot de « mégamachine » pour désigner la machine sociale comme entité collective, il a donc raison littéralement (bien qu’il en réserve l’application à l’institution despotique barbare) : « Si, plus ou moins en accord avec la définition classique de Reuleaux, on peut considérer une machine comme la combinaison d’éléments solides ayant chacun sa fonction spécialisée et fonctionnant sous contrôle humain pour transmettre un mouve- ment et exécuter un travail, alors la machine humaine était bien une vraie machine ». (2) La machine sociale est littéralement une machine, indépendamment de toute métaphore, en tant qu’elle présente un moteur immobile, et procède aux diverses sortes de coupures : prélèvement de flux, détachement de chaîne, répartition de parts. Coder les flux implique toutes ces opérations. C’est la tâche la plus haute de la machine sociale, pour autant que les prélèvements de production correspondent à des détachements de chaine, et qu’en résulte la part résiduelle de chaque membre, dans un système global du désir et du destin organisant les productions de production, les productions d’enregistrement, les productions de consommation. Flux de femmes et d’enfants, flux de troupeaux et de graines, flux de sperme, de merde et de menstrues, rien ne doit échapper. La machine territoriale primitive, avec son moteur immobile, la terre, est déjà machine sociale ou mégamachine, qui code les flux de production, de moyens de production, de producteurs et de consommateurs : le corps plein de la déesse Terre réunit sur soi les espèces cultivables, les instruments aratoires et les organes humains.
Meyer Fortes fait en passant une remarque joyeuse et pleine de sens: « Le problème n’est pas celui de la circulation des femmes… Une femme circule par elle-même. On ne dispose pas d’elle, mais les droits juridiques sur la progéniture sont fixés au profit d’une personne déterminée ». (3) Nous n’avons pas de raison en effet d’accepter le postulat sous-jacent aux conceptions échangistes de la société ; la société n’est pas d’abord un milieu d’échange où l’essentiel serait de circuler ou de faire circuler, mais un socius d’inscription où l’essentiel est de marquer et d’être marqué. Il n’y a de circulation que si l’inscription l’exige ou le permet. Le procédé de la machine territoriale primitive, en ce sens, est l’investissement collectif des organes; car le codage des flux ne se fait que dans la mesure où les organes capables respectivement de les produire et de les couper se trouvent eux-mêmes cernés, institués à titre d’objets partiels, distribués et accrochés sur le socius. Un masque est une telle institution d’organes. Des sociétés d’initiation composent les morceaux d’un corps, à la fois organes des sens, pièces anatomiques et jointures. Des interdits (ne pas voir, ne pas parle s’appliquent à ceux qui n’ont pas dans tel état ou telle occasion la jouissance d’un organe investi collectivement. Les mythologies chantent les organes-objets partiels, et leur rapport avec un corps plein qui les repousse ou les attire : vagins cloués sur le corps des femmes, pénis immense partagé entre les hommes, anus indépendant qui s’attribue à un corps sans anus. Un conte gourmantché commence : « Quand la bouche fut morte, on consulta les autres parties du corps pour savoir laquelle se chargerait de l’enterrement… » Les unités ne sont jamais dans des personnes, au sens propre ou «privé», mais dans des séries qui déterminent les connexions, disjonctions et conjonctions d’organes. C’est pourquoi les fantasmes sont des fantasmes de groupe. C’est l’investissement collectif d’organes qui branche le désir sur le socius, et réunit en un tout sur la terre la production sociale et la production désirante.
Nos sociétés modernes au contraire ont procédé à une vaste privatisation des organes, qui correspond au décodage des flux devenus abstraits. Le premier organe à être privatisé, mis hors champ social, fut l’anus. C’est lui qui donna son modèle à la privatisation, en même temps que l’argent exprimait le nouvel état d’abstraction des flux. D’où la vérité relative des remarques psychanalytiques sur le caractère anal de l’économie monétaire. Mais l’ordre « logique» est le suivant : substitution de la quantité abstraite aux flux codés’ désinvestissement collectif des organes qui s’ensuit, sur le ‘modèle de l’anus; constitution des personnes privées comme centres individuels d’organes et fonctions dérivées de la quantité abstraite. il faut même dire que, si le phallus a pris dans nos sociétés la position d’un objet détaché distribuant le manque aux personnes des deux sexes et organisant le triangle œdipien, c’est l’anus qui le détache ainsi, c’est lui qui emporte et sublime le pénis dans une sorte de Aufhebung constituant le phallus. La sublimation est profondément liée à l’analité mais ce n’est pas au sens où celle-ci fournirait une matière à sublimer, faute d’un autre usage. L’analité ne représente pas le plus bas qu’il faudrait convertir en plus haut. C’est l’anus lui-même qui passe en haut, dans les conditions que nous aurons à analyser de sa mise hors champ, et qui ne présupposent pas la sublimation, puisque la sublimation en découle au contraire. Ce n’est pas l’anal qui se propose à la sublimation, c’est la sublimation tout entière qui est anale; aussi la critique la plus simple de la sublimation est qu’elle ne nous fait pas du tout sortir de la merde (seul l’esprit est capable de chier). L’analité est d’autant plus grande que l’anus est désinvesti. L’essence du désir esr bien la libido; mais quand la libido devient quantité abstraite, l’anus exhaussé et désinvesti produit les personnes globales et les moi spécifiques qui servent d’unités de mesure à cette même quantité. Artaud dit bien : ce « cul de rat mort suspendu au plafond du ciel », d’où sort le triangle papa-maman-moi, «l’utérin mère-père d’un anal forcené» dont l’enfant n’est qu’un angle, cette « espèce de revêtement pendant éternellement sur un quelque chose qui est le moi ». Tout l’Œdipe est anal, et implique un surinvestissement individuel d’organe pour compenser le désinvestissement collectif. C’est pourquoi les commentateurs les plus favorables à l’universalité d’Œdipe reconnaissent pourtant qu’on ne trouve dans les sociétés primitives aucun des mécanismes, aucune des attitudes qui l’effectuent dans notre société. Pas de surmoi, pas de culpabilité. Pas d’identification d’un moi spécifique à des personnes globales – mais des identifications toujours partielles et de groupe, suivant la série compacte agglutinée des ancêtres, suivant la série fragmentée des camarades ou des cousins. Pas d’analité – bien qu’il y ait, ou plutôt parce qu’il y a de l’anus investi collectivement. Alors qu’est-ce qui reste pour faire l’Œdipe ? (4) La structure, c’est-à-dire une virtualité non effectuée? Faut-il croire qu’Œdipe universel hante toutes les sociétés, mais exactement comme le capitalisme les hante, c’est-à-dire comme le cauchemar ou le pressentiment angoissé de ce que seraient le décodage de Hux et le désinvestissement collectif d’organes, le devenir-abstrait des Hux de désir et le devenir-privé des organes ?
La machine territoriale primitive code les Hux, investit les organes, marque les corps. A quel point circuler, échanger, est une activité secondaire par rapport à cette tâche qui résume toutes les autres : marquer les corps, qui sont de la terre. L’essence du socius enregistreur, inscripteur, en tant qu’il s’attribue les forces productives et distribue les agents de production, réside en ceci – tatouer, exciser, inciser, découper, scarifier, mutiler, cerner, initier. Nietzsche définissait « la moralité des mœurs, ou le véritable travail de l’homme sur lui-même pendant la plus longue période de l’espèce humaine, tout son travail préhistorique» : un système d’évaluations ayant force de droit concernant les divers membres et parties du corps. Non seulement le criminel est privé d’organes suivant un ordre d’investissements collectifs, non seulement celui qui doit être mangé l’est suivant des règles sociales aussi précises que celles qui découpent et répartissent un bœuf ; mais l’homme qui jouit pleinement de ses droits et de ses devoirs a tout le corps marqué sous un régime qui rapporte ses organes et leur exercice à la collectivité (la privatisation des organes De commencera qu’avec « la honte que l’homme éprouve à la vue de l’homme »). Car c’est un acte de fondation, par lequel l’homme cesse d’être un organisme biologique et devient un corps plein, une terre, sur laquelle ses organes s’accrochent, attirés, repoussés, miraculés d’après les exigences d’un socius. Que les organes soient taillés dans le socius, et que les Hux coulent sur lui. Nietzsche dit : il s’agit de faire à l’homme une mémoire; et l’homme qui s’est constitué par une faculté active d’oubli, par un refoulement de la mémoire biologique, doit se faire une autre mémoire qui soit collective, une mémoire des paroles et non plus des ch0ses, une mémoire des signes et non plus des effets. Système de la cruauté, terrible alphabet, cette organisation qui trace des signes à même le corps: « Peut-être n’y a-t-il même rien de plus terrible et de plus inquiétant dans la préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique… Cela ne se passait jamais sans supplices, sans martyres et sacrifices sanglants quand l’homme jugeait nécessaire de se créer une mémoire ; les plus épouvantables holocaustes et les engagements les plus hideux, les mutilations les plus répugnantes, les rituels les plus cruels de tous les cultes religieux… On se rendra compte des difficultés qu’il y a sur la terre à élever un peuple de penseurs ! » (5) La cruauté n’a rien à voir avec une violence quelconque ou naturelle qu’on chargerait d’expliquer l’histoire de l’homme ; elle est le mouvement de la culture qui s’opère dans les corps et s’inscrit sur eux, les labourant. C’est cela que signifie cruauté. Cette culture n’est pas le mouvement de l’idéologie : au contraire, elle met de force la production dans le désir, et inversement elle insère de force le désir dans la production et la reproduction sociales. Car même la mort, le châtiment, les supplices sont désirés, et sont des productions (cf. l’histoire du fatalisme). Des hommes ou de leurs organes, elle fait les pièces et les rouages de la machine sociale. Le signe est position de désir ; mais les premiers signes sont les signes territoriaux qui plantent leurs drapeaux dans les corps. Et si l’on veut appeler « écriture » cette inscription en pleine chair, alors il faut dire en effet que la parole suppose l’écriture, et que c’est ce système cruel de signes inscrits qui rend l’homme capable de langage, et lui donne une mémoire des paroles.
Gilles Deleuze et Félix Guattari
l’Anti-Œdipe / 1972
Extrait du chapitre « Sauvages, barbares, civilisés »
L'Anti-Œdipe / Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Deleuze taras-bulba-a06
1 Marx, Introduction à la critique générale de l’économie politique, 1857, Pléiade I, pp. 260-261. Maurice Godelier commente : « La ligne de développement occidentale, bien loin d’être universelle parce qu’elle se retrouverait partout, apparaît universelle parce qu’elle ne se retrouve nulle part… Elle est donc typique parce que, dans son déroulement singulier, elle a obtenu un résultat universel. Elle a fourni la base pratique (l’économie industrielle) et la conception théorique (le socialisme) pour sortir elle-même et faire sortir toutes les sociétés des formes les plus antiques ou les plus récentes d’exploitation de l’homme par l’homme… La véritable universalité de la ligne de développement occidentale est donc dans sa singularité et non hors d’elle, dans la différence non dans sa ressemblance avec les autres lignes d’évolution » (Sur le mode de production asiatique, Ed. Sociales, 1969, pp. 92-96).
2 Lewis Mumford, « La Première mégamachine », Diogène, juillet 1966.
3 Meyer Fortes, in Recherches voltaïques, 1967, pp. 135-137.
4 Paul Parin et coll., les Blancs pensent trop, 1963, tr. fr. Payot : « Les relations préobjectales avec les mères passent et se répartissent dans les relations identificatoires au groupe de camarades du même âge. Le conflit avec les pères se trouve neutralisé dans les relations identificatoires avec le groupe des grands frères… » (pp. 428-436). Analyse et résultats semblables chez M. C. et E. Ortigues, Œdipe africain, Plon, 1966 (pp. 302-305). Mais ces auteurs se livrent à une étrange gymnastique pour maintenir l’existence d’un problème ou d’un complexe d’Œdipe, malgré toutes les rasions qu’ils donnent du contraire, et bien que ce complexe ne soit pas, disent-ils, « accessible à la clinique ».
5 Nietzsche, la Généalogie de la morale, II, 2-7

Appel pour une foire à l’autogestion / 23-24 juin 2012, Montreuil, à la Parole errante / la Conquête du pain : une boulangerie alternative à Montreuil

La crise économique et financière qui ébranle le monde est aussi une crise de civilisation, face a laquelle les réponses habituelles, neolibérales comme étatistes, sont impuissantes. L’autogestion peut constituer une alternative. Elle sera au centre d’un événement festif et populaire en juin 2012 : la Foire à l’autogestion.
Phénomène planétaire, l’autogestion s’inscrit dans la longue tradition historique des coopératives et des « récupérations d’entreprises », de la Commune de Paris au Printemps de Prague, de la Révolution espagnole à la Pologne d’aout 1980, de Lip à l’Argentinazo en 2001. Elle apparait dans les luttes récentes à Philips-Dreux, à Fralib et à SeaFrance. Elle imprègne également les pratiques alternatives, de la réappropriation collective de l’habitat au lien direct avec les paysans et les producteurs.

Ces différentes expériences partagent un horizon commun : décider collectivement des affaires communes, sans déléguer à des dirigeants, aussi bien sur le plan économique que politique. Reprendre en main la production, c’est aussi pouvoir transformer ses modalités et ses finalités. Ancrée dans des pratiques concrètes, portée comme un projet global, l’autogestion est ainsi une réponse possible a la faillite du système capitaliste et étatiste.

La Foire à l’autogestion sera le point de rencontre de toute une galaxie de collectifs, d’associations, d’entreprises, de coopératives, d’organisations syndicales et politiques qui cherchent a faire vivre l’idée d’autogestion. L’événement aura lieu le week-end du 23-24 juin 2012 a Montreuil (93), sur le site de la Parole errante, avec des stands, des espaces de débat retransmis a la radio, des projections de films, un concert, un village du livre, un espace enfants, des ateliers pratiques…

Pour rendre concret ce projet, un comité d’organisation se met en place. Nous invitons toutes les personnes, organisations, syndicats, associations, entreprises, coopératives, etc. revendiquant et pratiquant l’autogestion à s’y associer.

Fichier attaché :

Appel pour une foire à l'autogestion / 23-24 juin 2012, Montreuil, à la Parole errante / la Conquête du pain : une boulangerie alternative à Montreuil dans Action application-pdf Appel pour une Foire à l’autogestion

Signataires à la date du 30 mars 2012

Cooperatives : scierie coopérative Ambiance Bois (Creuse) ; boulangerie coopérative La Conquête du pain (Montreuil) ; Scop de bâtiment Inventerre (Toulouse) ; Epicerie coopérative Bulles de vie (Fontenay-sous-Bois) ; restaurant associatif La Rotisserie (Paris 10e) ; imprimerie associative Le Ravin bleu (Combs-la-Ville) ; imprimerie coopérative Expressions II (Paris 11e) ; coopérative Imprimerie 34 (Toulouse); epicerie coopérative L’Independante (Paris 18e) ; Ecole des métiers de l’information-CFD (Paris 10e) ; coopérative de communication La Navette (Creuse), filature coopérative Ardelaine (Ardeche); Epicerie La Plantula, cooperative informatique Cliss XXI  …

Structures syndicales : union syndicale Solidaires ; Sundep-Paris ; federation SUD-Education ; federation SUD-Etudiant ; union Solidaires-Industrie ; SUD Aerien, SUD-Culture ; federation SUD-Rail ; tendance intersyndicale Emancipation ; tendance intersyndicale Autre Futur; federation CNT-Education ; CNT-Sante-social RP; fédération SUD-PTT ;…

Associations : Association pour l’autogestion ; Editions Rue des Cascades, Editions Libertalia, Festival des résistances et des alternatives a Paris ; association Relocalisons ; collectif de diffusion cinématographique Pico y Pala (Paris) ; lieu d’accueil Le Roucous (Aveyron) ; association de quartier la Commune libre d’Aligre (Paris 12e) ; atelier autogere Cyclofficine (Ivry-sur-Seine) ; Observatoire des pratiques de développement local (Ardeche) ; café associatif La Milonga (Fontenay-sous-Bois) ; Bibliothèque autogérée Antigone (Grenoble) ; journal Article 11 ; site web Autogestion.coop ; Consomm’Solidaire (Paris 13e) ; ICEM-Pedagogie Freinet ; Ecobox (Ile-de-France) ; Centre autonome solidaire et artistique Casa Poblano (Montreuil), Site d’information La voie du jaguar, AMAP Court-Circuit (Saint-Denis),Revue Silence, Association et revue Passerelle Eco, Le Jardin des 400 gouts, Le sens de l’humus, Quartiers en transitions, Association Transition; Lycee Autogéré de Paris (LAP)

Structures politiques : Alternative libertaire ; Alternatifs ; Coordination libertaire de l’Ain, Federation anarchiste ; Federation pour une alternative sociale et écologique, Parti pour la décroissance ; Mouvement des objecteurs de croissance ; Scalp-Reflex ; Chiche-Paname ; OLS ; Collectif Objecteurs de croissance Pas-de-Calais

Information et contact sur le site de la Foire a l’autogestion.
Intégrale de la BD l’An 01, cliquer ICI
an-01 dans Agora

De la contestation au vote obligatoire : une confiscation politique / Cédric Cagnat

Soit un bref échange télévisé entre un journaliste et un éminent historien du politique :
-  Le journaliste : « Quand les politiques ou les journalistes, les commentateurs disent que les citoyens sont passifs, ça c’est une idée complètement fausse. »
-  P. Rosanvallon : « C’est une idée complètement fausse parce que si on mesure simplement l’activité des citoyens en fonction des taux de participation électorale, bien sûr on a vu depuis les années soixante-dix le déclin de cette participation, mais si on regarde le nombre des citoyens qui signent des pétitions, ceux qui s’informent sur Internet, ceux qui participent à des blogs, ceux qui vont à des manifestations, ceux qui ont une activité… je dirais physique presque de citoyen, eh bien là on n’a pas du tout le spectacle d’une société avachie et d’une société passive. » Tenus en 2006 lors d’une émission consacrée à l’ouvrage de Pierre Rosanvallon, la Contre-démocratie, ces propos sont parfaitement emblématiques du petit nombre de lieux communs relatifs à la situation des démocraties occidentales que produisent et ressassent à titre d’évidences, depuis une quinzaine d’années, certains organes de prescription idéologique, et repris sans examen par une large frange de la population militante ou sympathisante, tous bords confondus. Le représentant du pouvoir médiatique et celui d’un organe scientifique de tout premier ordre – le Collège de France – en se félicitant de la bonne santé de « notre » démocratie, ne font ici qu’exprimer le consensus enthousiaste généralisé autour de l’état de choses politique tel qu’il est, et nous livrent un échantillon de ce discours de célébration réitéré quotidiennement dans le débat public, la presse et maints ouvrages de « sciences politiques ». Les conflits sociaux et politiques, ou ce qui en tient lieu aujourd’hui, se voient accorder, de la part des instances de légitimation, un satisfecit d’autant plus chaleureux qu’ils ont permis de sauver du naufrage définitif la traditionnelle démocratie procédurale, quant à elle effectivement bien mal en point. Il n’y a plus à s’inquiéter de ce que les citoyens votent de moins en moins, puisqu’ils agissent désormais par d’autres voies et participent ainsi à l’exercice du pouvoir conformément à ce qu’exige un régime démocratique digne de ce nom. Il ne faut pas s’y tromper : les représentants officiels du pouvoir, qu’il s’agisse des professionnels de la profession politicienne, des fabricants de l’ « information » plébiscitaire, des doctrinaires savants de l’ordre démocratique libéral ou des vigiles de l’hypermarché global, ne sont pas les seuls à se réjouir de cette vitalité politique sous perfusion. Loin d’actualiser ou de mettre au jour l’une quelconque des divisions effectives qui continuent de régir en sous-main divers types de rapports catégoriels au sein du champ social, la profusion contestataire entérine un paradoxal unanimisme dans lequel citoyens indignés et bénéficiaires du système se donnent la main. L’oxymore serait sans doute la figure de style la mieux à même de rendre compte de la situation présente, celle de la conflictualité consensuelle. En effet, le sens que donnent ces « indignés », lorsqu’ils parviennent à articuler autre chose que des slogans, au mot d’ordre qui les rassemble – la « démocratie réelle » – aussi bien que les modalités de leur « action », qu’ils nomment eux-mêmes – autre bel oxymore – « insurrection pacifique », s’inscrivent providentiellement dans les attendus qui gouvernent les processus de confiscation contre lesquels ils prétendent s’ériger. En premier lieu, les indignés s’accordent sur le rejet de la démocratie représentative au profit d’une démocratie qu’ils qualifient de « participative ». Or, dans le cadre réformiste qui est le leur, exiger de prendre part davantage aux décisions et au fonctionnement du système politique sans le mettre en cause dans ses fondements, à sa racine tant idéologique que pratique – ce qui est le propre du réformisme – revient à demander « toujours plus de la même chose », pour reprendre la définition donnée par les psychosociologues de l’école de Palo Alto à ce qu’ils nomment le « changement I » , c’est-à-dire à tenter de résoudre un ensemble de problèmes au moyen des normes, des règles et au sein du contexte qui les ont occasionnés. Exemple parmi d’autres, le recours à la forme de l’assemblée, au vote et au modérateur dans le processus de prise de décision par « consensus majoritaire » montre à quel point ont été intégrés les principes procéduraux de la démocratie élective-représentative et de sa logique numéraire auxquels ce mouvement prétend s’opposer. On objectera à cet argument l’éventualité qu’une place plus ample laissée progressivement à la participation puisse induire mécaniquement, par une sorte de réaction en chaîne, une subversion plus profonde. C’est malheureusement peu probable car le postulat pacifiste, comme une étude précédente a tenté de le montrer , implique un passage obligé par la voie législative, c’est-à-dire in fine une retraduction des revendications dans les termes du code systémique et, par conséquent, le renforcement autopoïétique du système dans son ensemble. Autrement dit, la demande d’inscription du changement escompté dans le droit, l’exigence de nouvelles lois, dont notre époque est si friande – Philippe Muray parle plaisamment d’ « envie du pénal » – aboutit à combler les « vides juridiques » et donc à consolider l’armature globale de la structure légale. En outre, l’investissement de l’espace public auquel se livrent les indignés s’opère elle aussi dans un cadre juridique : rien dans leur mouvement qui ne soit autorisé par quelque prescription d’Etat. A ce titre ils se contentent d’occuper les places, les rôles et les fonctions de la contestation légale aménagés à cet effet par – et aux côtés de – la machine parlementaire. Bien entendu, les forces de police procèdent ça et là à une évacuation, les tentes sont démontées ou déplacées de temps à autre, ceci en vue de donner le change et l’apparence de subversion sans laquelle l’inanité d’un tel mouvement s’exhiberait dans toute son acuité. Car il faut que de tels « événements » se produisent et ponctuent notre « actualité ». Ils sont la garantie de cette « bonne santé démocratique » qu’applaudissent Rosanvallon et son ami journaliste. Sans quoi les réjouissances perpétuelles sur le chapitre de nos valeurs politiques fondatrices, l’autonomie et la souveraineté populaires, la liberté d’expression, l’activisme citoyen, etc., demeureraient sans objet et tourneraient tristement à vide… C’est ainsi qu’est rachetée la désormais proverbiale désertion des bureaux de vote. La « crise » interminable de l’implication citoyenne dans la désignation des représentants d’un peuple désabusé, désaffecté, dépolitisé – les épithètes de la déploration ne manquent pas du côté de chez les vieux républicains – trouve une compensation salutaire dans le bougisme opiniâtre de ceux, certes minoritaires mais gorgés d’espérance, de vérités et de projets de lois, qui n’ont pas encore renoncé à infléchir la marche du monde. Cependant, on élude ici une autre interprétation possible de cette conjoncture particulière qui fait cohabiter un abstentionnisme persistant – ou présenté comme tel – avec la multiplication corrélative – si l’on admet qu’il s’agit ici d’un phénomène de vases communicants, ce qui n’est rien moins qu’établi – des pratiques contestataires. La contestation peut en effet, comme Rosanvallon s’y applique, être perçue comme le signe positif d’un intérêt croissant pour la chose publique. Mais il est loisible d’y voir non seulement un désaveu des institutions représentatives, mais plus radicalement l’effet d’une condamnation définitive de tous les instruments mis à disposition des citoyens pour que ceux-ci traduisent leur appartenance à la vie de la cité, qu’il s’agisse du dispositif classique de l’élection, ou aussi bien des moyens d’expression alternatifs que cite Rosanvallon, propres à la « démocratie de défiance » et qui prétendent remédier à la confiscation du pouvoir « réel » par les élites de la politique professionnelle et la noblesse d’Etat. Rosanvallon, ainsi que tous ceux qui se délectent de la « vitalité citoyenne », se livre ici à une préemption totalement arbitraire du phénomène contestataire en en faisant une modalité de la démocratie participative. Car la frontière est toujours difficile à situer, dans un groupe de protestation, entre ceux qui effectivement sont déçus par le parlementarisme mais entendent continuer à faire vivre le système au travers des dispositifs de la contestation légale – les réformistes – et ceux qui ne se reconnaissent plus dans ces mêmes dispositifs et souhaiteraient que surgisse quelque chose comme un événement – les partisans d’un « saut » révolutionnaire. C’est que ces derniers ne disposent d’aucun autre moyen pour manifester leur désaccord vis-à-vis du système dans son ensemble, parce que ce dernier a élevé à un tel niveau les seuils de l’illégalisme que bientôt l’acte terroriste seul restera hors de portée de l’absorption systémique. L’arrangement immunitaire du système contre les velléités révolutionnaires s’accomplit d’ailleurs dans une double direction : extension du domaine de la légalité d’un côté ; de l’autre élargissement de la qualification pénale de terrorisme à des conduites qui n’en relevaient pas auparavant. Il n’est que de songer au fiasco médiatico-politique de l’affaire des inculpés de Tarnac… La valorisation du conflit et l’encouragement à la pratique de la contestation autorisée apparaissent bien comme le versant idéologique de ce double arrangement juridique. L’enthousiaste le plus aveugle, dans ce contexte, garde confusément conscience du caractère inoffensif des grèves, pétitions, manifestations auxquelles il prend part. Il faut que l’évacuation planifiée de toute division conséquente, derrière les oppositions de surface, se prolonge dans toutes les formes – de l’élection aux mouvements de rue – que peut prendre l’actualisation de la tension inhérente à la démocratie représentative. Cette dernière, en effet, place virtuellement l’instance de décision dans le peuple conçu comme une entité unifiée – au sens ethnique ou national, peu importe ici – alors que la pratique du vote et la représentativité réintroduisent une fragmentation catégorielle – d’ordre sociologique, principalement – au sein de la prétendue souveraineté populaire. Dans la notion de majorité font retour la scission et la multiplicité propres à toute communauté à solidarité organique que le phantasme de l’unité politique tente de refouler. Ce phantasme a pour rôle d’opérer la jonction entre deux notions appartenant à la théorie et à la pratique de la démocratie classique, deux notions incommensurables relevant de niveaux de réalité entièrement distincts : d’une part la volonté générale, concept qualitatif qui désigne le rationnel et l’universel dans le sujet ; d’autre part le plus grand nombre, lequel se réfère à un état de choses purement quantitatif. La contestation est précisément une mise en cause de cette jonction fictive sur laquelle repose l’ensemble de l’édifice démocratique. Les mouvements de rue – ou de réseaux – se présentent eux aussi comme des expressions populaires contre les décisions prises par des représentants du peuple issus des urnes. Il s’agit donc de revendications du peuple contre le peuple. Si l’on s’en tient aux principes explicites du parlementarisme représentatif, tout mouvement d’ampleur soulève, sur un plan strictement formel, une redoutable contradiction, une aporie qui risquerait de faire vaciller l’édifice depuis sa base théorique-idéologique. D’où la nécessité d’intégrer la contestation comme élément à part entière de la participation, de réduire cette fracture d’un peuple contre un autre, le « peuple-expression » contre le « peuple-représentation », et de la résorber dans l’unité retrouvée de la « démocratie de défiance » rosanvallienne, la démocratie de contestation, conflictuelle ou la « contre-démocratie », comme on voudra dire, afin de désamorcer, d’effacer le caractère possiblement radical, agonistique, révolutionnaire de toute activité critique. Si l’activisme contemporain donne occasion au journaliste et à l’historien de se congratuler ainsi, c’est que l’incompatibilité n’est désormais plus qu’apparente entre une célébration perpétuelle de l’ordre démocratique et le déferlement condamnatoire dont les gouvernements successifs sont l’objet. D’où également la constitution, clairement perceptible dans l’échange cité, du couple notionnel actif/passif, où le second terme est condamné au profit de l’exercice correcte et valorisé de la citoyenneté engagée. Le bon citoyen – ou le citoyen tout court – c’est le sujet impliqué dans les dispositifs de participation qui lui sont destinés. Les autres, les « passifs », ceux qui « ne jouent pas le jeu », forment la caste repoussoir des « avachis ». Autrement dit, la défection, le retrait, l’abstention s’originent toujours dans des motifs condamnables. Ils sont le fruit de l’indifférence à la chose publique, du repli égoïste sur soi et non d’un scepticisme raisonné à l’égard des mécanismes de sanction ou de défiance institués par ceux-là mêmes que ces mécanismes sont censés contrôler. Les exemples d’activité citoyenne que cite Rosanvallon sont par eux-mêmes instructifs et dénotent une conception pour le moins minimale de l’ « action politique ». Au déclin du vote comme source traditionnelle de la légitimité des organes du pouvoir, il oppose des modalités de participation que l’on pourrait classer selon leur coefficient de conflictualité et leur capacité afférente à induire des effets sur le cours réel des affaires publiques : en quoi peut-on dire, par exemple, que « s’informer sur internet » relève de l’activité citoyenne ? En quoi la manifestation est-elle une authentique action ? Sur quelle définition de cette dernière Rosanvallon fonde-t-il ses allégations ? Question d’ordre conceptuel de première importance dont la réponse permettrait de distinguer une action politique de quelque chose qui lui ressemblerait sans en être véritablement une – disons : une gesticulation. Les exemples donnés, ainsi que les autres phénomènes protestataires qui occupent d’habitude l’espace commun, mettent tous en jeu des discours. Ce sont des rituels de paroles ou des conduites se voulant signifiantes qui se présentent eux-mêmes comme des dispositifs de communication. Or il existe une discipline, la linguistique pragmatique, qui permet d’aborder rigoureusement les phénomènes communicationnels dans la perspective de leur dimension actionnelle : « Comme authentique acte, l’acte de discours défini par sa force illocutoire et ses effets perlocutoires constitue désormais la base de toute analyse de la communication. » La pétition, la grève, la manifestation relèvent d’une telle analyse pragmatique dans la mesure où elles s’insèrent dans des processus dialogiques mettant en jeu une instance locutrice – le groupe constitué autour d’une revendication – et un allocutaire – le pouvoir et les médias destinataires du message revendicatif –, lequel devra à son tour intervenir comme locuteur dans ce même processus dialogique, c’est-à-dire : répondre par la négative, argumenter cette fin de non-recevoir ou accéder à la requête collective, etc. La structure interne à toute revendication est bien celle d’un acte de discours : une force illocutoire commissive (requête, revendication, protestation…) et un certain effet perlocutoire (obligation d’une réponse, que cette dernière consiste à réaffirmer la mesure contestée, à exécuter ou retirer une loi, annuler une disposition officielle…). L’ensemble de ces éléments forme ce que l’on pourrait appeler un dialogue revendicatif dont il est possible de fournir un modèle projectif : ouverture d’un jeu avec coups et propositions du demandeur puis du répondant ; modèle applicable à différentes séquences de « mouvements sociaux », entre-deux tours des présidentielles de 2002, manifestations contre le CPE ou les différents projets de réforme des retraites, entre autres exemples qui foisonnent en ces temps de « crise ». Si, d’un point de vue structurel, le dialogue revendicatif répond bien aux critères définitoires de l’acte de discours, encore conviendra-t-il d’examiner les pratiques contestataires sous l’angle de leur portée événementielle, c’est-à-dire de leur aptitude à entraîner des modifications des états du monde. Les actes de discours s’inscrivant toujours à l’intérieur d’un monde, d’une « forme de vie » qui oriente leur sens, les discours ne sont pleinement actes que dans la mesure où, rétroactivement, ils contribuent à co-construire ce monde , en l’occurrence à le « modifier ». Dans les mondes de la vie quotidienne, les processus de construction et de modification ne posent pas en général de problèmes trop complexes, nombre d’entre eux s’offrant à une perception plus ou moins « immédiate ». Par exemple, l’énoncé « ouvrez la porte » détient une force commissive d’ordre ou de demande, dont l’effet perlocutoire sera que l’on ouvre la porte : les conditions de satisfaction de l’acte de discours étant remplies, le contexte dans lequel il s’est déroulé a été modifié. Le monde s’est ajusté aux mots : la porte était fermée, elle est maintenant ouverte – on n’en parle plus. Mais, dans le contexte de la vie politique, dans le monde de la vie démocratique qui est le nôtre, quand et dans quelle mesure peut-on dire qu’il y a eu « modification » ? Il s’agira de distinguer deux niveaux au sein de ce que l’on appellera le système politique :
-  le niveau intrasystémique, qui concerne une modification se produisant à l’intérieur du système, générée par le système lui-même et laissant intactes ses caractéristiques logiques, sémantiques et structurelles ;
-  le niveau extrasystémique, lorsqu’un événement se produit hors du système et qui, venant à le pénétrer, met en péril ses propriétés essentielles, son intégrité, voire son existence même. Ce second niveau s’identifie à ce que l’on appelle communément révolution, mais peut tout aussi bien désigner, en son sens fort, l’Histoire. Une telle approche, à la fois pragmatique et systémique, présente l’avantage de délimiter conceptuellement la frontière entre l’action et ce qui n’en est qu’un simulacre, même si, dans une certaine mesure, la définition de l’action politique comme événement extrasystémique demeure insuffisante à ce stade de l’analyse en cela qu’elle laisse pendante la question du passage positif d’un système à un autre. Autrement dit elle ne fournit pas le critère permettant de décider si le point de basculement a été franchi au-delà duquel une structure systémique cesse de se maintenir et d’exister en tant que telle. Toutefois son mérite réside dans sa capacité à circonscrire ce qui précisément ne relève pas de l’événement, mais tout au plus de l’événementiel, au sens quasiment spectaculaire du terme, c’est-à-dire le mime ou la parodie de ce qui, en fait de division et d’opposition, peut être « directement vécu » mais aussi bien « s’éloigner dans une représentation », pour reprendre les termes de Guy Debord. Car s’il est souvent difficile de déterminer si l’on assiste, le cas échéant, à la disparition d’un ancien monde et à l’émergence d’un nouveau, il sera en revanche aisé d’identifier dans une situation qui se prétend inédite le retour du Même et le maintien de toutes choses en l’état. La notion d’événement extrasystémique a donc au moins cette vertu de raréfier les innovations et les audaces, pléthoriques sous le règne des Rosanvallon, de même qu’elle permettra de subvertir l’affirmation simpliste de la césure actif/passif au moyen de laquelle sont distribués les bons et les mauvais points. Car dans l’optique du système, c’est bien l’activité militante qui fournit aux structures de la domination confiscatoire les moyens de se sustenter, alors que la seule défection, poussée à son terme, en intensité et en extension – le refus de toute forme de participation politique répandu à l’ensemble de la population – signerait l’écroulement du système. Pour celui-ci la désertion est peut-être la dernière conduite véritablement dangereuse, l’ultime exutoire révolutionnaire. L’ennemi du système politique, aujourd’hui si parfaitement immunisé, ce n’est plus Souvarine – le protagoniste de Germinal, ouvrier anarchiste maniaque de l’explosif et adepte de la destruction totale – mais Oblomov, cet anti-héros du roman éponyme de Gontcharov qui refuse de quitter son canapé ! Et parfois pris de panique à l’idée que l’indignation du peuple puisse se traduire un jour en nonchalance, les fonctionnaires zélés du démocratisme sont amenés à expliciter, comme par accident, les attendus qui nous régissent : c’est affublés d’un rictus un peu nerveux mais bienveillant que se présentent toujours à la plèbe désorientée et candide les auxiliaires les plus serviles de la violence systémique ; un rictus d’autant plus inquiétant qu’il ne dissimule aucune insincérité, qu’il est au contraire l’expression de la probité la plus scrupuleuse. Ainsi de Justine Lacroix qui s’interroge, sans badiner le moins du monde, sur l’opportunité d’une obligation légale – mais libérale, précise le titre de son article – de se rendre aux urnes. Ce vote obligatoire, cette contrainte libérale trouverait son assise dans un double principe, « deux notions » qu’aucun être raisonnable ne saurait dédaigner et qui s’inscrivent dans les « impératifs du libéralisme politique lui-même », à savoir : la « liberté en tant qu’autonomie » ainsi que l’ « égale liberté ». Qu’est-ce à dire ? Que ces deux principes seraient le remède à l’hétéronomie et aux inégalités dont résulte l’abstention et justifieraient l’instauration du vote obligatoire : si les citoyens étaient véritablement autonomes et égaux, l’abstention n’existerait plus car ils se rendraient comme automatiquement aux urnes. Au vu d’un tel rapport de cause à effet, il suffit de rendre ce dernier obligatoire pour que la cause elle-même devienne actuelle. A cette obligation, déjà mise en pratique dans plusieurs pays du monde, ses détracteurs opposent généralement un argumentaire basé sur la prééminence de la liberté individuelle sur d’autres valeurs, comme celle d’égalité ou de participation. L’apolitisme constituerait un droit intangible, la décision de se rendre ou non aux urnes incomberait à la seule responsabilité de chacun et relèverait d’un libre arbitre strictement individuel. La riposte de Justine Lacroix est fort simple et participe d’une tendance idéologique extrêmement répandue : l’argument du primat de la liberté individuelle ne fonctionne pas, dans la mesure où l’abstention n’est pas le fruit du libre arbitre mais, comme le montre un certain nombre d’études statistiques, s’avère étroitement corrélée au manque d’instruction. L’ignorance des abstentionnistes ferait de la désaffection politique une « résultante de déterminants sociaux » et non une « expression de l’autonomie individuelle ». En outre, s’il venait à être adopté, le vote obligatoire n’empêcherait nullement l’expression de l’abstention puisque serait maintenue la possibilité du vote blanc. Ainsi, « la liberté de conscience de l’électeur est préservée ». Aux citoyens est seulement demandé « de se présenter au bureau de vote le jour où se tient un scrutin électoral. A partir de là, leur droit de ne pas voter est protégé par la présence de l’isoloir et le secret de la procédure ». De nouveau on a affaire ici à la distinction suggérée précédemment par Rosanvallon entre activité et passivité. Chez ce dernier la défection tirait son origine d’un avachissement égocentrique ; Chez Lacroix il s’agit de la crasse inaptitude de barbare ou du plébéien à reconnaître les vertus des instruments politiques qu’on a mis à sa disposition – pour son bien –, à identifier ses intérêts propres comme ceux de la collectivité à laquelle il appartient, et à faire un usage raisonnable et sensé de la seule liberté authentique dont il pourrait être le bénéficiaire, celle que lui octroient les arrangements de la démocratie libérale élective. Pas une seconde il ne vient sous la plume de la philosophe l’idée que cet ignare quidam puisse souhaiter récuser la machine en tant que telle et ne point vouloir s’y compromettre en lui donnant à manger son suffrage, fût-il blanc ou d’une autre couleur. Car il s’agit bien de cela, faire fonctionner la machine de façon purement formelle, sans égard pour un quelconque contenu, dont personne n’a cure : « Nul n’est tenu de remplir un bulletin (ou de le remplir de façon valide) et de choisir un des partis ou une des personnalité en lice ». La liberté obligatoire que préconise Mme Lacroix est donc ce principe permettant de se préserver de l’ « absence de contrainte », c’est-à-dire du règne de la licence au profit de celui de l’autonomie, définie rousseauistement comme « l’obéissance aux seules lois qu’on s’est soi-même données ». D’où la nécessité de participer à la procédure de constitution de ces lois, ou du moins à l’une de ses étapes préliminaires, par le biais du vote – sans quoi en obéissant aux lois ce n’est plus à moi que j’obéis. Il ne reste donc plus à l’abstentionniste, s’il souhaite demeurer libre, qu’à rejeter et transgresser toute norme quelle qu’elle soit ? Tout abstentionniste serait un anarchiste pulsionnel en puissance ? A moins que… A moins que récuser tel système dans son ensemble, et donc l’une de ses procédures fonctionnelles élémentaires – l’élection – ne signifie aucunement le refus de toute règle, ni de tout système ? Ne s’agirait-il pas plutôt de donner congé à certaines règles tenues pour injustes ou à des principes dont le caractère fallacieux est structurellement lié au système comme totalité – par exemple le règne des marchés sous l’affirmation de la souveraineté populaire – dont le vote est la condition de possibilité par excellence, y compris le vote blanc puisque celui-ci entérine, contre ma liberté de conscience et mon autonomie, la légitimité de l’institution du vote, puis par extension des lois qui lui feront suite, et enfin du système global au sein duquel elles prendront place ? Et c’est d’ailleurs ce qu’implique le constat de Mme Lacroix : l’abstention est encore un choix, fût-ce celui de ne pas choisir. Le second principe par lequel se justifierait l’instauration du vote obligatoire est celui de l’ « égale liberté ». Mme Lacroix a recours, pour l’illustrer et le défendre, à la toute-puissance du Chiffre : « Au Canada, toutes choses égales par ailleurs, la propension à voter est 17 fois plus élevée dans le groupe le mieux éduqué que dans le groupe le moins éduqué. En France, en 2002, 80% des titulaires d’un diplôme universitaire ont pris part au vote contre 62% parmi les non diplômés. » Le pourcentage, sans la claire définition ni l’examen minutieux de ce qu’il est censé mesurer, est l’argument des imbéciles, quand même seraient-ils instruits. Que signifie la mesure d’une propension à voter ? Comment détermine-t-on qu’un groupe est « mieux éduqué » que tel autre ? Selon quels critères évalue-t-on l’éducation ? Le nombre de diplômes… Plus on a de titres scolaires, plus on a de « propension » à voter, et en conséquence, d’après la jauge de Mme Lacroix, meilleur citoyen l’on est. Voilà au moins qui est clairement établi et formulé : la citoyenneté est affaire de savoir et, pourquoi pas, de compétence scientifique. Tel est donc le refoulé libéral auquel Justine Lacroix, sans même s’en aviser, donne occasion de faire retour. Derrière la généreuse édification des multitudes, sous les réquisits solennels de l’égalité et de l’autonomie démocratiques : la vieille pastorale platonicienne, le troupeau humain sous l’œil tutélaire du philosophe-roi. Evidemment, l’institution du vote obligatoire se présentera en toute sincérité comme une mesure destinée à résorber « les inégalités en termes de niveau d’éducation […] au sein de l’électorat », l’abstention conduisant mécaniquement à une surreprésentation politique des catégories socioprofessionnelles les plus instruites. De quelle manière un tel lien biunivoque entre niveau d’étude et option politique est-il établi ? Cela restera dans le domaine du mystère. Il suffit de postuler que tous les ignorants sont encartés au même parti et qu’ils négligent par trop souvent de lui accorder leur suffrage. Le vote obligatoire incitera les « moins motivés », c’est-à-dire, dans la perspective de Mme Lacroix, les illettrés, les brutes et les crétins à s’informer et exprimer leur choix, ce qui aura pour effet de « contrecarrer partiellement les déterminants sociaux » et de contraindre « les partis politiques à écouter la voix des électeurs les plus marginalisés ». Cette promotion de la liberté par le biais de l’astreinte n’est pas inédite dans l’histoire de la théorie démocratique : elle n’est qu’une variante de la célèbre formule comminatoire du grand Jean-Jacques selon laquelle la vocation de la démocratie est, en cas de mauvaise volonté persistante, de forcer les citoyens à être libre. « Ton bonheur, malgré toi ! » : c’est une thématique chère à tous les épistémocrates, représentants d’un pouvoir fondé sur la propriété exclusive d’un corps de connaissances, que de savoir bien davantage que lui ce qui convient à l’homme dont on exige qu’il soit heureux. Or, le bonheur est dans le vote, alors que les abstentionnistes s’exposent, les voilà prévenus, aux « risques d’arbitraire et […] à la domination des plus puissants », ceux-là mêmes sans doute qui, lorsqu’ils ne sont plus aux affaires pour quelques temps, se retrouvent le plus légalement du monde – c’est-à-dire de la façon la plus démocratique qui soit – aux commandes des institutions financières, des organes médiatiques ou des industries d’armement. Ainsi, les chantres de la démocratie de contestation comme Rosanvallon, et les contempteurs de l’abstentionnisme, partisans du vote obligatoire que représente Lacroix, loin de nourrir deux conceptions antithétiques de la démocratie, sont l’avers et le revers d’une même pièce. Leur but est strictement identique. Sur le versant de l’idéologie politique : frapper d’indignité et culpabiliser toutes les formes de conduites qui se situeraient aux marges de la participation institutionnalisée ; sur le versant pratique, rendre ces conduites juridiquement impossibles, soit au moyen de mesures positives d’obligation, soit négativement en les privant de leur éventuelle portée séditieuse. Les préconisations d’une Justine Lacroix demeurent toutefois largement minoritaires et l’instauration du vote obligatoire n’est pas, pour l’heure, à l’ordre du jour. C’est sur les discours de légitimation relatifs aux conflits sociaux et aux activités contestataires qu’il convient plus particulièrement de s’attarder si l’on entend saisir la confiscation des subjectivités et de l’histoire agissantes en laquelle se déploie le présent du politique. En attendant, ceux qui tiennent ce présent pour irrespirable doivent prendre conscience que toute participation au système politique, qu’elle prenne la forme du vote oppositionnel ou d’une modalité quelconque des conduites protestataires actuellement à disposition des citoyens, est une manière de s’en rendre complice.
Cédric Cagnat
De la contestation au vote obligatoire : une confiscation politique / 7 avril 2012
Publié sur Ici et ailleurs
De la contestation au vote obligatoire : une confiscation politique / Cédric Cagnat dans Agora last-fountain-marcantoine-leval

1234



boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle