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Archive journalière du 29 juin 2012

Lolita / Vladimir Nabokov

Personnage principal : Humbert le Fredonneur. Temps : un dimanche matin de juin. Lieu : salon baigné de soleil. Accessoires : vieux canapé à rayures rose bonbon, revues, phonographe, bibelots mexicains (feu Mr. Harold E. Haze – Dieu bénisse le brave homme – avait engendré ma doucette à l’heure de la sieste dans une chambre badigeonnée de bleu pendant un voyage de noces à Veracruz, et la maison grouillait de souvenirs, parmi eux Dolores). Ce jour-là, elle portait une jolie robe en tissu imprimé que j’avais déjà vue une fois sur elle, jupe ample, corsage moulant, manches courtes, rose, carreaux d’un rose plus sombre, et, pour compléter cette harmonie de couleurs, elle s’était fardé les lèvres et tenait dans la coupe de ses mains une pomme d’un rouge édénique, superbe et banale à la fois. Elle n’était pas chaussée cependant pour aller à l’église. Et son sac à main blanc du dimanche gisait abandonné près du phonographe.
Mon cœur battit comme un tambour lorsqu’elle s’assit, sa jupe fraîche ballonnant puis s’affaissant, sur le canapé près de moi, et se mit à jouer avec son fruit lustré. Elle le lançait dans l’air pailleté de soleil et le rattrapait – il faisait un plop lisse en retombant dans la coupe de ses mains.
Humbert Humbert intercepta la pomme.
« Rendez-la moi », supplia-t-elle, montrant ses paumes rouges et marbrées. J’exhibai Délicieuse. Elle s’en saisit et mordit dedans, et mon cœur était comme une boule de neige sous une mince peau écarlate, et, avec une agilité de singe si typique de cette nymphette américaine, elle m’arracha prestement la revue que j’avais ouverte, et tenais dans ma poigne abstraite (dommage qu’on n’ait pas filmé le motif étrange, l’entrelacs monogrammatique de nos gestes tantôt simultanés, tantôt superposés). D’un geste rapide, à peine gênée par la pomme défigurée qu’elle tenait à la main, Lo feuilleta violemment la revue en quête de quelque chose qu’elle désirait montrer à Humbert. Elle le trouva enfin. Feignant d’être intéressé, j’approchai ma tête si près que ses cheveux caressèrent ma tempe et son bras effleura ma joue tandis qu’elle s’essuyait les lèvres du revers du poignet. En raison de la brume lustrée à travers laquelle je regardais l’image, il me fallut un certain temps avant de réagir, tandis que ses genoux nus frottaient ou claquaient impatiemment l’un contre l’autre. Apparut alors indistinctement : un peintre surréaliste en train de se reposer sur une plage, étendu de tout son long sur le dos, et près de lui, dans la même position, une réplique en plâtre de la Vénus de Milo, à demi enfouie dans le sable. Photo de la Semaine, disait la légende. D’un geste brusque, je subtilisai cette chose affreusement obscène. L’instant d’après, feignant de vouloir la récupérer, elle se jeta sur moi. Je la saisis par son mince poignet noueux. La revue tomba sur le plancher tel un volatile effarouché. A force de se débattre, elle finit par se libérer, eut un mouvement de recul et se laissa retomber dans le coin droit du canapé. Puis, avec une simplicité désarmante, l’impudique enfant allongea ses jambes en travers de mes genoux.
J’étais alors dans un état d’excitation qui frisait la démence : mais j’avais aussi la ruse du fou. Assis là sur le sofa, je parvins, suite à une série de manœuvres furtives, à accorder mon désir masqué aux mouvements de ses membres candides. Ce ne fut pas chose aisée que de distraire l’attention de la jouvencelle tandis que j’exécutais les obscurs ajustements indispensables au succès de l’entreprise. Parlant d’un ton volubile, prenant du retard sur ma propre respiration, puis rattrapant celle-ci, simulant une soudaine rage de dents pour expliquer les hiatus dans mon bavardage – et fixant pendant tout ce temps mon œil intérieur de détraqué sur mon objectif radieux et lointain, j’accentuai prudemment la friction magique qui abolissait, dans un sens illusoire sinon factuel, la texture physiquement immuable mais psychologiquement très friable de la frontière matérielle (pyjama et robe de chambre) qui séparait le poids des deux jambes bronzées posées en travers de mes genoux de la tumeur cachée d’une passion indicible. Etant tombé, au fil de mon bavardage, sur quelque chose de commode et de mécanique, je récitai, en les écorchant quelque peu, les paroles d’une chanson stupide en vogue à l’époque – Ô Carmen, ma petite Carmen, la-la-la, la-la-la, ces la-la-la nuits, et les astres et les gares, et les bars et les barmen ; je n’arrêtais pas de répéter ce bla-bla-bla automatique et la maintenais ainsi sous le charme (charme en raison du bredouillement) très spécial, craignant mortellement pendant tout ce temps qu’une intervention divine ne vienne m’interrompre, subtiliser le fardeau rutilant dans lequel, en raison de la sensation qu’il me procurait, tout mon être semblait se concentrer, et pendant la première minute environ, cette angoisse me contraignit à besogner plus hâtivement que la jouissance savamment modulée ne l’eût estimé souhaitable. Les astres qui scintillaient, et les gares qui brasillaient, et les bars et les barmen, furent bientôt repris en chœur par elle ; sa voix s’appropria et corrigea la mélodie que j’avais mutilée. Elle était musicienne et exquise comme une pomme. Ses jambes, qui reposaient en travers de mes genoux ardents, se contractaient imperceptiblement ; je les caressais ; et elle, Lolita la petite minette, étendue presque de tout son long dans le coin droit, continuait de se prélasser, dévorant son fruit immémorial, chantant à travers la pulpe juteuse, perdant sa pantoufle, frottant le talon de son pied déchaussé qu’agrémentait une soquette tire-bouchonnée contre la pile de vieilles revues entassées à ma gauche sur le sofa – et chaque mouvement qu’elle faisait, chaque contorsion ou ondulation, m’aidait à dissimuler et à perfectionner le secret système de correspondance tactile entre la belle et la bête – entre ma bête muselée sur le point d’éclater et la beauté de son corps creusé de fossettes enveloppé dans cette chaste robe en coton.
Sous la pointe baladeuse de mes doigts, je sentais les poils minuscules se hérisser imperceptiblement le long de ses mollets. Je me laissai aller à la touffeur âcre mais tonique qui, telle une brume d’été, flottait autour de la petite Haze. Faites qu’elle reste, faites qu’elle reste… Tandis qu’elle bandait son corps pour jeter le trognon de sa pomme abolie dans le garde-cendre, son jeune fardeau, ses jambes candidement impudique et sa croupe ronde se déplacèrent sur mes genoux tendus, tourmentés, qui besognaient subrepticement ; et tout à coup un changement mystérieux s’opéra dans tous mes sens. J’accédai à une sphère d’existence où rien ne comptait plus que l’infusion de joie qui macérait à l’intérieur de mon corps. Ce qui n’était au début qu’un délicieux étirement de mes racines les plus intimes se mua en un fourmillement radieux, lequel avait atteint maintenant cet incomparable palier de sécurité, de confiance et de fiabilité que l’on ne retrouve nulle part ailleurs à l’état conscient. Rien ne pouvait plus désormais distraire cette béatitude ardente et profonde de la convulsion ultime vers laquelle elle s’acheminait, je sentis que je pouvais ralentir afin de prolonger la félicité. Lolita avait été définitivement solipsisée. Le soleil implicite palpitait dans les peupliers plantés là pour l’occasion ; nous étions fantastiquement et divinement seuls ; je l’observais, toute rose, pailletée d’or, qui se profilait derrière le voile de ma délectation maîtrisée dont elle demeurait inconsciente, étrangère, et le soleil jouait sur ses lèvres, et ses lèvres formaient encore apparemment les mots de la chansonnette Carmen-Barmen, lesquels ne parvenaient plus à franchir le seuil de la conscience. Tout était prêt maintenant. Les nerfs du plaisir étaient désormais à vif. Les corpuscules de Krause commençaient à entrer dans leur phase de frénésie. La moindre pression allait suffire à donner le branle au paradis tout entier. Je n’étais plus Humbert le Roquet, ce corniaud aux yeux tristes étreignant la botte qui allait bientôt le flanquer dehors. Je ne craignais plus les tribulations du ridicule, les contingences du châtiment. Dans ce sérail de mon cru, j’étais un Turc robuste et radieux, pleinement conscient de sa liberté, différant délibérément le moment de jouir enfin de la plus jeune et de la plus frêle de ses esclaves. Suspendu au bord de cet abîme de volupté (un chef-d’œuvre de plénitude physiologique comparable à certaines techniques artistiques), je continuais de répéter au hasard certains mots après elle – barmen, alarmante, ma charmante, ma carmen, a-men, aha-ah-men – comme quelqu’un qui cause et rit dans son sommeil, tandis que ma main ravie remontait lentement le long de sa jambe ensoleillée aussi loin que le permettait l’ombre de la décence.
Vladimir Nabokov
Lolita / 1955
Sur le Silence qui parle : Ada ou l’ardeur / Feu pâle
Lolita / Vladimir Nabokov dans Eros LolitaSueLyon1
« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois, contre les dents. Lo. Lii. Ta. Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lolita en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita. »




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