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Archive journalière du 23 juin 2012

L’Anti-Œdipe / Gilles Deleuze et Félix Guattari

Si l’universel est à la fin, corps sans organe et production désirante, dans les conditions déterminées par le capitalisme apparemment vainqueur, comment trouver assez d’innocence pour faire de l’histoire universelle ?
La production désirante est aussi dès le début : il y a production désirante dès qu’il y a production et reproduction sociales. Mais il est vrai que les machines sociales précapitalistes sont inhérentes au désir en un sens très précis : elles le codent, elles codent les flux du désir. Coder le désir – et la peur, l’angoisse des flux décodés – ! c’est l’affaire du socius. Le capitalisme est la seule machine sociale, nous le verrons, qui s’est construite comme telle sur des flux décodés, substituant aux codes intrinsèques. une axiomatique des quantités abstraites en forme de monnaie. Le capitalisme libère donc les flux décodés, mais dans des conditions sociales qui définissent sa limite et la possibilité de sa propre dissolution, si bien qu’il ne cesse de contrarier de toutes ses forces exaspérées le mouvement qui le pousse vers cette limite. A la limite du capitalisme, le socius déterritorialisé fait place au corps sans organes, les flux décodés se jettent dans la production désirante. Il est donc juste de comprendre rétrospectivement toute l’histoire à la lumière du capitalisme, à condition de suivre exactement les règles formulées par Marx ; d’abord l’histoire universelle est celle des contingences, et non de la nécessité ; des coupures et des limites, et non de la continuité. Car il a fallu de grands hasards, d’étonnantes rencontres qui auraient pu se produire ailleurs, auparavant, ou ne jamais se produire, pour que les flux échappent au codage, et, y échappant, n’en constituent pas moins une nouvelle machine déterminable comme socius capitaliste : ainsi la rencontre entre la propriété privée et la production marchande, qui se présentent pourtant comme deux formes très différentes de. décodage, par privatisation et par abstraction. Ou bien du point de vue de la propriété privée même, la rencontre entre des flux de richesses convertibles possédées par des capitalistes et un flux de travailleurs possédant leur seule force de travail (là encore, deux formes bien distinctes de déterritorialisation). D’une certaine manière, le capitalisme a hanté toutes les formes de société, mais il les hante comme leur cauchemar terrifiant, la peur panique qu’elles ont d’un flux qui se déroberait à leurs codes. D’autre part, si c’est le capitalisme qui détermine les conditions et la possibilité d’une histoire universelle, ce n’est vrai que dans la mesure où il a essentiellement affaire avec sa propre limite, sa propre destruction : comme dit Marx, dans la mesure où il est capable de se critiquer lui-même (au moins jusqu’à un certain point : le point où la limite apparaît, même dans le mouvement qui contrarie la tendance…). (1) Bref, l’histoire universelle n’est pas seulement rétrospective, elle est contingente, singulière, ironique et critique.
L’unité primitive, sauvage, du désir et de la production, c’est la terre. Car la terre n’est pas seulement l’objet multiple et divisé du travail, elle est aussi l’entité unique indivisible, le corps plein qui se rabat sur les forces productives et se les approprie comme présupposé naturel ou divin. Le sol peut être l’élément productif et le résultat de l’appropriation, la Terre est la grande stase inengendrée, l’élément supérieur à la production qui conditionne l’appropriation et l’utilisation communes du sol. Elle est la surface sur laquelle s’inscrit tout le procès de la production, s’enregistrent les objets, les moyens et les forces de travail, se distribuent les agents et les produits. Elle apparaît ici comme quasi-cause de la production et objet du désir (se noue sur elle le lien du désir et de sa propre répression). La machine territoriale est donc la première forme de socius, la machine d’inscription primitive, « mégamachine » qui couvre un champ social. Elle ne se confond pas avec les machines techniques. Sous ses formes les plus simples dites manuelles, la machine technique implique déjà un élément non humain, agissant, transmetteur ou même moteur, qui prolonge la force de l’homme et en permet un certain dégagement. La machine sociale au contraire a pour pièces les hommes, même si on les considère avec leurs machines, et les intègre, les intériorise dans un modèle institutionnel à tous les étages de l’action, de la transmission et de la motricité. Aussi forme-t-elle une mémoire sans laquelle il n’y aurait pas de synergie de l’homme et de ses machines (techniques). Celles-ci ne contiennent pas en effet les conditions de reproduction de leur procès ; elles renvoient à des machines sociales qui les conditionnent et les organisent, mais aussi en limitent ou en inhibent le développement. Il faudra attendre le capitalisme pour trouver un régime de production technique semi-autonome, qui tend à s’approprier mémoire et reproduction, et modifie par là les formes d’exploitation de l’homme; mais précisément ce régime suppose un démantèlement des grandes machines sociales précédentes. Une même machine peut être technique et sociale, mais pas sous le même aspect: par exemple, l’horloge comme machine technique à mesurer le temps uniforme, et comme machine sociale à reproduire les heures canoniques et assurer l’ordre dans la cité. Quand Lewis Mumford crée le mot de « mégamachine » pour désigner la machine sociale comme entité collective, il a donc raison littéralement (bien qu’il en réserve l’application à l’institution despotique barbare) : « Si, plus ou moins en accord avec la définition classique de Reuleaux, on peut considérer une machine comme la combinaison d’éléments solides ayant chacun sa fonction spécialisée et fonctionnant sous contrôle humain pour transmettre un mouve- ment et exécuter un travail, alors la machine humaine était bien une vraie machine ». (2) La machine sociale est littéralement une machine, indépendamment de toute métaphore, en tant qu’elle présente un moteur immobile, et procède aux diverses sortes de coupures : prélèvement de flux, détachement de chaîne, répartition de parts. Coder les flux implique toutes ces opérations. C’est la tâche la plus haute de la machine sociale, pour autant que les prélèvements de production correspondent à des détachements de chaine, et qu’en résulte la part résiduelle de chaque membre, dans un système global du désir et du destin organisant les productions de production, les productions d’enregistrement, les productions de consommation. Flux de femmes et d’enfants, flux de troupeaux et de graines, flux de sperme, de merde et de menstrues, rien ne doit échapper. La machine territoriale primitive, avec son moteur immobile, la terre, est déjà machine sociale ou mégamachine, qui code les flux de production, de moyens de production, de producteurs et de consommateurs : le corps plein de la déesse Terre réunit sur soi les espèces cultivables, les instruments aratoires et les organes humains.
Meyer Fortes fait en passant une remarque joyeuse et pleine de sens: « Le problème n’est pas celui de la circulation des femmes… Une femme circule par elle-même. On ne dispose pas d’elle, mais les droits juridiques sur la progéniture sont fixés au profit d’une personne déterminée ». (3) Nous n’avons pas de raison en effet d’accepter le postulat sous-jacent aux conceptions échangistes de la société ; la société n’est pas d’abord un milieu d’échange où l’essentiel serait de circuler ou de faire circuler, mais un socius d’inscription où l’essentiel est de marquer et d’être marqué. Il n’y a de circulation que si l’inscription l’exige ou le permet. Le procédé de la machine territoriale primitive, en ce sens, est l’investissement collectif des organes; car le codage des flux ne se fait que dans la mesure où les organes capables respectivement de les produire et de les couper se trouvent eux-mêmes cernés, institués à titre d’objets partiels, distribués et accrochés sur le socius. Un masque est une telle institution d’organes. Des sociétés d’initiation composent les morceaux d’un corps, à la fois organes des sens, pièces anatomiques et jointures. Des interdits (ne pas voir, ne pas parle s’appliquent à ceux qui n’ont pas dans tel état ou telle occasion la jouissance d’un organe investi collectivement. Les mythologies chantent les organes-objets partiels, et leur rapport avec un corps plein qui les repousse ou les attire : vagins cloués sur le corps des femmes, pénis immense partagé entre les hommes, anus indépendant qui s’attribue à un corps sans anus. Un conte gourmantché commence : « Quand la bouche fut morte, on consulta les autres parties du corps pour savoir laquelle se chargerait de l’enterrement… » Les unités ne sont jamais dans des personnes, au sens propre ou «privé», mais dans des séries qui déterminent les connexions, disjonctions et conjonctions d’organes. C’est pourquoi les fantasmes sont des fantasmes de groupe. C’est l’investissement collectif d’organes qui branche le désir sur le socius, et réunit en un tout sur la terre la production sociale et la production désirante.
Nos sociétés modernes au contraire ont procédé à une vaste privatisation des organes, qui correspond au décodage des flux devenus abstraits. Le premier organe à être privatisé, mis hors champ social, fut l’anus. C’est lui qui donna son modèle à la privatisation, en même temps que l’argent exprimait le nouvel état d’abstraction des flux. D’où la vérité relative des remarques psychanalytiques sur le caractère anal de l’économie monétaire. Mais l’ordre « logique» est le suivant : substitution de la quantité abstraite aux flux codés’ désinvestissement collectif des organes qui s’ensuit, sur le ‘modèle de l’anus; constitution des personnes privées comme centres individuels d’organes et fonctions dérivées de la quantité abstraite. il faut même dire que, si le phallus a pris dans nos sociétés la position d’un objet détaché distribuant le manque aux personnes des deux sexes et organisant le triangle œdipien, c’est l’anus qui le détache ainsi, c’est lui qui emporte et sublime le pénis dans une sorte de Aufhebung constituant le phallus. La sublimation est profondément liée à l’analité mais ce n’est pas au sens où celle-ci fournirait une matière à sublimer, faute d’un autre usage. L’analité ne représente pas le plus bas qu’il faudrait convertir en plus haut. C’est l’anus lui-même qui passe en haut, dans les conditions que nous aurons à analyser de sa mise hors champ, et qui ne présupposent pas la sublimation, puisque la sublimation en découle au contraire. Ce n’est pas l’anal qui se propose à la sublimation, c’est la sublimation tout entière qui est anale; aussi la critique la plus simple de la sublimation est qu’elle ne nous fait pas du tout sortir de la merde (seul l’esprit est capable de chier). L’analité est d’autant plus grande que l’anus est désinvesti. L’essence du désir esr bien la libido; mais quand la libido devient quantité abstraite, l’anus exhaussé et désinvesti produit les personnes globales et les moi spécifiques qui servent d’unités de mesure à cette même quantité. Artaud dit bien : ce « cul de rat mort suspendu au plafond du ciel », d’où sort le triangle papa-maman-moi, «l’utérin mère-père d’un anal forcené» dont l’enfant n’est qu’un angle, cette « espèce de revêtement pendant éternellement sur un quelque chose qui est le moi ». Tout l’Œdipe est anal, et implique un surinvestissement individuel d’organe pour compenser le désinvestissement collectif. C’est pourquoi les commentateurs les plus favorables à l’universalité d’Œdipe reconnaissent pourtant qu’on ne trouve dans les sociétés primitives aucun des mécanismes, aucune des attitudes qui l’effectuent dans notre société. Pas de surmoi, pas de culpabilité. Pas d’identification d’un moi spécifique à des personnes globales – mais des identifications toujours partielles et de groupe, suivant la série compacte agglutinée des ancêtres, suivant la série fragmentée des camarades ou des cousins. Pas d’analité – bien qu’il y ait, ou plutôt parce qu’il y a de l’anus investi collectivement. Alors qu’est-ce qui reste pour faire l’Œdipe ? (4) La structure, c’est-à-dire une virtualité non effectuée? Faut-il croire qu’Œdipe universel hante toutes les sociétés, mais exactement comme le capitalisme les hante, c’est-à-dire comme le cauchemar ou le pressentiment angoissé de ce que seraient le décodage de Hux et le désinvestissement collectif d’organes, le devenir-abstrait des Hux de désir et le devenir-privé des organes ?
La machine territoriale primitive code les Hux, investit les organes, marque les corps. A quel point circuler, échanger, est une activité secondaire par rapport à cette tâche qui résume toutes les autres : marquer les corps, qui sont de la terre. L’essence du socius enregistreur, inscripteur, en tant qu’il s’attribue les forces productives et distribue les agents de production, réside en ceci – tatouer, exciser, inciser, découper, scarifier, mutiler, cerner, initier. Nietzsche définissait « la moralité des mœurs, ou le véritable travail de l’homme sur lui-même pendant la plus longue période de l’espèce humaine, tout son travail préhistorique» : un système d’évaluations ayant force de droit concernant les divers membres et parties du corps. Non seulement le criminel est privé d’organes suivant un ordre d’investissements collectifs, non seulement celui qui doit être mangé l’est suivant des règles sociales aussi précises que celles qui découpent et répartissent un bœuf ; mais l’homme qui jouit pleinement de ses droits et de ses devoirs a tout le corps marqué sous un régime qui rapporte ses organes et leur exercice à la collectivité (la privatisation des organes De commencera qu’avec « la honte que l’homme éprouve à la vue de l’homme »). Car c’est un acte de fondation, par lequel l’homme cesse d’être un organisme biologique et devient un corps plein, une terre, sur laquelle ses organes s’accrochent, attirés, repoussés, miraculés d’après les exigences d’un socius. Que les organes soient taillés dans le socius, et que les Hux coulent sur lui. Nietzsche dit : il s’agit de faire à l’homme une mémoire; et l’homme qui s’est constitué par une faculté active d’oubli, par un refoulement de la mémoire biologique, doit se faire une autre mémoire qui soit collective, une mémoire des paroles et non plus des ch0ses, une mémoire des signes et non plus des effets. Système de la cruauté, terrible alphabet, cette organisation qui trace des signes à même le corps: « Peut-être n’y a-t-il même rien de plus terrible et de plus inquiétant dans la préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique… Cela ne se passait jamais sans supplices, sans martyres et sacrifices sanglants quand l’homme jugeait nécessaire de se créer une mémoire ; les plus épouvantables holocaustes et les engagements les plus hideux, les mutilations les plus répugnantes, les rituels les plus cruels de tous les cultes religieux… On se rendra compte des difficultés qu’il y a sur la terre à élever un peuple de penseurs ! » (5) La cruauté n’a rien à voir avec une violence quelconque ou naturelle qu’on chargerait d’expliquer l’histoire de l’homme ; elle est le mouvement de la culture qui s’opère dans les corps et s’inscrit sur eux, les labourant. C’est cela que signifie cruauté. Cette culture n’est pas le mouvement de l’idéologie : au contraire, elle met de force la production dans le désir, et inversement elle insère de force le désir dans la production et la reproduction sociales. Car même la mort, le châtiment, les supplices sont désirés, et sont des productions (cf. l’histoire du fatalisme). Des hommes ou de leurs organes, elle fait les pièces et les rouages de la machine sociale. Le signe est position de désir ; mais les premiers signes sont les signes territoriaux qui plantent leurs drapeaux dans les corps. Et si l’on veut appeler « écriture » cette inscription en pleine chair, alors il faut dire en effet que la parole suppose l’écriture, et que c’est ce système cruel de signes inscrits qui rend l’homme capable de langage, et lui donne une mémoire des paroles.
Gilles Deleuze et Félix Guattari
l’Anti-Œdipe / 1972
Extrait du chapitre « Sauvages, barbares, civilisés »
L'Anti-Œdipe / Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Deleuze taras-bulba-a06
1 Marx, Introduction à la critique générale de l’économie politique, 1857, Pléiade I, pp. 260-261. Maurice Godelier commente : « La ligne de développement occidentale, bien loin d’être universelle parce qu’elle se retrouverait partout, apparaît universelle parce qu’elle ne se retrouve nulle part… Elle est donc typique parce que, dans son déroulement singulier, elle a obtenu un résultat universel. Elle a fourni la base pratique (l’économie industrielle) et la conception théorique (le socialisme) pour sortir elle-même et faire sortir toutes les sociétés des formes les plus antiques ou les plus récentes d’exploitation de l’homme par l’homme… La véritable universalité de la ligne de développement occidentale est donc dans sa singularité et non hors d’elle, dans la différence non dans sa ressemblance avec les autres lignes d’évolution » (Sur le mode de production asiatique, Ed. Sociales, 1969, pp. 92-96).
2 Lewis Mumford, « La Première mégamachine », Diogène, juillet 1966.
3 Meyer Fortes, in Recherches voltaïques, 1967, pp. 135-137.
4 Paul Parin et coll., les Blancs pensent trop, 1963, tr. fr. Payot : « Les relations préobjectales avec les mères passent et se répartissent dans les relations identificatoires au groupe de camarades du même âge. Le conflit avec les pères se trouve neutralisé dans les relations identificatoires avec le groupe des grands frères… » (pp. 428-436). Analyse et résultats semblables chez M. C. et E. Ortigues, Œdipe africain, Plon, 1966 (pp. 302-305). Mais ces auteurs se livrent à une étrange gymnastique pour maintenir l’existence d’un problème ou d’un complexe d’Œdipe, malgré toutes les rasions qu’ils donnent du contraire, et bien que ce complexe ne soit pas, disent-ils, « accessible à la clinique ».
5 Nietzsche, la Généalogie de la morale, II, 2-7




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