Les astuces de langage d’Arnaud Montebourg sur un soi-disant “consensus entre le FN, l’UMP et le PS sur l’immigration clandestine” exaspèrent sans rien démontrer d’autre qu’un noir opportunisme. J’invite les socialistes à l’esprit de résistance et de contre-attaque frontale plutôt qu’aux atermoiements et à l’esprit de défense poussive que je leur vois prendre. J’ai résumé ma formule pour mettre un terme aux délires xénophobes et au soi-disant “devoir d’écoute” à l’égard des électeurs du Front National. Il n’y a rien à écouter de toutes leurs sottises. Car il n’y a pas davantage de problème aujourd’hui avec les musulmans qu’hier avec les juifs. Tous ces délires n’ont aucune consistance. Ce sont des constructions mentales pourries injectées dans le cerveau des plus faibles mentalement. Valider l’injection de ces bêtises ne rend service qu’à ceux qui en ont fait leur fond de commerce ». / Jean-Luc Mélenchon, le 28 avril 2012
Nous poursuivons notre décryptage systématique des interprétations du premier tour, en particulier des interprétations du vote populaire d’extrême droite, et du supposé « échec » du Front de Gauche (FG) et de Mélenchon. La position que nous voulons proposer à la réflexion avec les sympathisants et camarades du FG, c’est que la portée de ces interprétations dépasse la conjoncture électorale présente, et fait de celles-ci des lieux d’élaboration d’arguments qui seront potentiellement réutilisés (et qui doivent donc être affrontés comme tels dès maintenant) comme instruments de la lutte idéologique qui continuera d’être menée contre le FG au fur et à mesure que s’approfondira « la saison des tempêtes ». Autrement dit ces interprétations, même quand et surtout quand elles se parent de la neutre objectivité de l’observateur attelé à faire simplement comprendre les résultats de la campagne présidentielle, recouvrent en réalité une fonction idéologique pour une lutte encore à venir. Elles se présentent objectivement comme rétrospectives, elles sont idéologiquement et politiquement prospectives ou projectives – en vue du second tour des Présidentielles et des interprétations qui seront données de son issue, en vue également des élections législatives, en vue enfin de la période de combat politique qui s’annonce rude pour l’après-séquence électorale. Elles sont, au sein de la gauche elle-même, une façon de remanier une lutte idéologique contre le FG qui s’est faite pour l’essentiel, avant le premier tour, sous les formes droitières du mépris et de la calomnie, sous une nouvelle forme : celle du ralliement du FG au Parti socialiste au nom d’un intérêt commun dans la bataille idéologique contre la droite, comme si celle-ci ne nous opposait pas aussi à la tendance social-libérale incarnée par le PS. Ces interprétations politiques doivent être interprétées politiquement, à la fois dans les présupposés qu’elles mobilisent et dans les objectifs politiques qu’elles visent. Un trait commun et central de ces interprétations, qui pour la plupart d’entre elles soutiennent un PS toujours à la traîne de ses propres errements doctrinaux, est la négation de la bataille idéologique entre le FG et le PS autour de ce tiers qu’est le FN. Nous y voyons un triple but :
1) Décourager les partisans du FG en discréditant leur campagne constamment qualifiée d’ « échec », à commencer par la lutte contre le FN (« Front contre Front ») dont le FG a fait l’axe central de sa campagne, alors que les résultats de l’extrême-droite prouvent tout au contraire que c’est bien là qu’il fallait porter les coups et que, sans cela, le FN aurait été plus haut, ce que le FG ne peut devoir qu’à lui-même et à personne d’autre ;
2) Absoudre en l’ignorant le rôle du PS dans ce score élevé alors qu’il y a directement contribué d’au moins trois manières, a/ en n’attaquant pas le FN, b/ en assénant ses coups contre le FG en reprenant les arguments de l’extrême droite (cf. la campagne offensive menée par le Nouvel Observateur, et le large spectre de bassesses allant de la mauvaise foi à la calomnie, de l’héritage de la Terreur supposé revendiqué par les références à Saint-Just et Robespierre, aux pulsions totalitaires diagnostiquées par un supposé soutien aux gouvernements cubain ou chinois, en passant par la duplicité personnelle du candidat trahie par des amitiés supputées avec Buisson, Guaino voire Bachar el-Assad etc. – les infamies comme l’on sait ont été légion) ; c/ en contribuant à extrême-droitiser le langage quotidien et à quotidianniser le langage de l’extrême droite, une fraction de la gauche sociale-libérale (type Manuels Valls) relayant allègrement le travail entamé par la droite sarkozyste ;
3) Préparer le grand ralliement « de raison » des partisans du FG autour d’un Parti socialiste qui aurait une stratégie cohérente pour combattre plus efficacement le FN, au prix de nier la force ascendante du FG, la cohérence de son programme politique, le sens de sa plateforme idéologique, et la voie stratégique qu’il s’est donné d’« autonomie conquérante » (cf. le blog de JLM : http://www.jean-luc-melenchon.fr/2012/04/25/apres-le-premier-tour-un-moment-de-pause-clavier/comment-page-28[1]). Dans un précédent post (26/04), nous avons analysé un entretien de J. Mossuz-Lavau, en en explicitant les présupposés qui mêlent une naturalisation des classes populaires et de leur inculture supposée, et une conception spontanéiste des thèmes de l’extrême-droite qui ne relèveraient pas d’une idéologie mais appartiendraient au contraire à l’expression spontanée des classes populaires. Baignant avec une ingénuité désarmante dans le racisme de classe, le propos de Mossuz-Lavau ne peut guère amener qu’à conclure que si les dirigeants socialistes veulent être entendus de « l’électorat populaire », il leur faudra bien apprendre à parler son langage, comme y serait si exemplairement parvenue Le Pen (elle qui se fait si bien comprendre de « ces gens-là », qui parlent spontanément son langage à elle…), et comme y a échoué Mélenchon par excès de langage « idéologique » et « historico-théorique » (dixit Mossuz-Lavau).
L’article de David Djaïz paru dans Marianne sur lequel nous revenons cette-fois-ci en détail (http://www.marianne2.fr/Pourquoi-la-strategie-%C2%A0Front contre Front%C2%A0-de Melenchon-n-a-pas-marche_a217167.html), tout comme les différentes interventions de Laurent Bouvet dans Libération, Le Monde et Marianne (cf. par exemple http://www.marianne2.fr/L-Bouvet-Le-voteLe-Pen-temoigne-aussi-de-l-insecurite culturelle_a217144.html) auxquelles le premier fait écho, semblent à première lecture prémunis contre une telle position, puisqu’ils sont sous-tendus par l’idée d’une extrême-droitisation de l’idéologie dominante, et reconnaissent du même coup l’importance de la bataille idéologique que le Front de Gauche a commencé à mener. Comme cependant, du FG, ils ne souhaitent manifestement plus entendre tant parler, leur argumentation devient plus laborieuse, et il leur faut une ingéniosité plus tortueuse pour rallier nos esprits à une formulation plus « social-démocrate » de la lutte politique contre l’extrême-droite. Tout cela tourne autour d’une notion d’« insécurité culturelle », nouvelle trouvaille pseudo-scientifique du PS pour parer des allures de quelque objectivité sociologique rigoureuse la contamination de l’idéologie social-libérale par l’idéologie extrême-droitière autour de laquelle est en passe de se réorganiser l’espace idéologico-politique français, suivant en cela l’exemple alarmant d’autres pays européens déjà bien avancés dans cette voie… Par où l’on verra que ces deux articles témoignent surtout de ce que l’avancée de l’extrême-droite dans la bataille idéologique est plus engagée encore qu’ils ne le reconnaissent eux-mêmes, tant elle imprègne jusqu’à leur manière de penser les enjeux du combat politique que le FG a mis à l’ordre du jour (et justement dans de tout autres termes que les leurs).
Avant d’entrer dans le détail de l’analyse (pour les lecteurs courageux, voir le poste précédent qui contient l’analyse développée de l’article de Djaïz), décrivons en quelques mots l’opération dont il est question :
1) L’expression d’« insécurité culturelle » est utilisée actuellement pour « expliquer », simultanément, « l’échec » du FG et la « victoire » du FN, les deux formations politiques étant ainsi placées dans un rapport de symétrie et de simple concurrence pour apporter des « réponses » aux mêmes « problèmes », c’est-à-dire à des problèmes formulés de la même manière. Du côté de la « victoire » du FN, « l’insécurité culturelle » permet de reformuler avec des apparences de scientificité sociologique ce qui tient lieu d’explication du vote FN dans bon nombre de commentaires depuis le premier tour, et qui se réduit à une tautologie, nulle donc du point de vue explicatif, mais performante du point de vue idéologique : c’est une tautologie caractéristique du racisme de classe. Les classes populaires votent FN parce qu’elles sont « sensibles » au discours de Le Pen ; Le Pen emporte leur adhésion parce qu’elle parle des problèmes des « gens » comme les « gens » en parlent eux-mêmes, de sorte que ses « solutions » leur paraissent plus efficaces que les autres ; bref les gens de peu sont spontanément nationalistes et xénophobes, et le FN spontanément populaire. Cette heureuse rencontre des conditions de vie objectives des classes populaires et de la subjectivité idéologique lepéniste – ou d’un état de fait social et d’une volonté politique –, est rebaptisée d’un euphémisme qui en rend indolore l’usage apparemment objectif et savant : l’« insécurité culturelle ».
2) Ce changement de mot ne se fait toutefois pas au nom d’un soutien au FN (nos auteurs ne mangent pas de ce pain-là), mais au nom des tâches dont devrait enfin s’emparer « la gauche » : entendons, une gauche qui aurait enfin accepté de se plier aux lois du Réel, en l’occurrence du réel social de l’insécurité. Ceux qui ne se plieront pas à cette façon de poser tous les problèmes en termes d’insécurité, tout « de gauche » qu’ils sont, se verront reprocher une si massive dénégation du Réel, et seront disqualifiés comme des utopistes inconséquents et velléitaires.
3) Comme toutefois il ne s’agit pas de réduire « la gauche » à une politique qui aurait trop visiblement intégrée les sèmes idéologiques de l’extrême-droite (ce que la droite peut faire sans trop se dissimuler), on diluera le signifiant nationaliste-xénophobe de « l’insécurité » dans une typologie aux allures toute d’objectivité sociologique, qui permettra de reconnaître que les marqueurs historiques de la gauche ont en fait toujours été soucieux de certaines insécurités : « l’insécurité sociale » et « l’insécurité économique ». On fera donc mine d’ignorer que « l’insécurité » n’est pas le concept générique d’une série de problèmes déterminés qu’il reviendrait à la politique de résoudre sans en interroger les termes, mais le signifiant-maître qui permet de poser tous les problèmes (« économiques », « sociaux », « culturels ») en termes identitaires, et tous les problèmes identitaires en termes nationalistes et xénophobes. On fera mine, à travers une classification pseudo-savante de types objectifs d’insécurité (« insécurité économique », « insécurité sociale », « insécurité culturelle-identitaire », « insécurité affective »…), de ne pas savoir que ce signifiant ne se prête à aucun autre usage que flottant, c’est-à-dire qu’il est fait pour être investi par n’importe quel contenu, n’importe quel objet, n’importe quelle peur, pourvu qu’il puisse être directement ou indirectement capitonné à une figure de l’étranger. On oubliera donc momentanément que ce signifiant est essentiellement fait pour se disséminer de manière « protéiforme » tout en maintenant l’illusion d’une unité des problèmes (puisque c’est toujours de « l’insécurité »), et donc d’une unité des réponses à leur apporter (puisque c’est toujours l’étranger qui, d’une manière ou d’une autre, « insécurise »). Les interventions politiques et médiatiques qui développent actuellement cette litanie des insécurités, contribuent ainsi directement à la recomposition du champ de la bataille idéologique autour de l’idéologie de l’extrême-droite ; la droite le fait sans s’en cacher ; pour « la gauche », cela se passe au niveau de l’euphémisation et la « désidéologisation » apparente de la position des problèmes en termes d’« insécurité culturelle ».
4) Last but not least, cette opération ne peut se faire que contre le FG, qui a rompu sans la moindre ambiguïté cette manière de poser les problèmes ; elle ne peut donc se faire qu’en commençant par falsifier systématiquement autant sa plateforme idéologique que sa programmation politique. On se montre prêt à reconnaître au FG qu’il a abordé sans chichi les problèmes « d’insécurité économique » et « d’insécurité sociale », pour mieux pointer le vide de son programme en matière d’insécurité « culturelle-identitaire ». On refuse donc de voir que le FG n’aborde aucun problème – pas davantage les problèmes « économiques » et « sociaux » que les « culturels » – en termes d’insécurité, mais chaque fois en termes de rapports de pouvoir, et d’intervention collective dans des rapports de forces pour les déplacer et les renverser. La dénégation de cette position pourtant on ne peut plus clair du FG, a par exemple pour conséquence que les formes et les significations radicalement antithétiques du « protectionnisme » dans le programme du FN et du FG se dissolvent miraculeusement : on n’y voit plus que deux manières, inégalement complètes ou « cohérentes », de « protéger » des Nationaux en mal de sécurité. On se montre enfin prêt à reconnaître au FG le mérite de compléter ses solutions à certaines insécurités par « une composante d’émancipation », dont Le Pen au contraire ne « s’embarrasse » pas . On préfère ainsi ignorer le fait que, une fois tous les problèmes recodés dans le langage nationaliste-identitaire des insécurités, l’émancipation perd absolument tout sens et devient un mot creux, celui du supplément d’âme d’une « gauche » qui a renoncé à toute bataille idéologique. L’insécurité, posée comme l’alpha et l’oméga des « problèmes » auxquels les politiques seraient sommés d’apporter des « réponses », ne peut par définition faire appel à rien d’autre qu’à un Tiers « sécurisant » censé protéger et rassurer, – ce qui est le contraire même d’une politique émancipatrice, qui par définition ne peut être octroyée par un tiers mais seulement conquise par soi-même. Au nom d’une meilleur « écoute » des électeurs du FN, que le racisme de classe ambiant rend aujourd’hui synonyme de « reconquête des classes populaires », on demande à la gauche d’intégrer le signifiant-maître de l’extrême droite, celui-ci permettant en retour à la gauche capitularde de justifier la reproduction de ses présupposés politiques : la politique ne pourrait se faire que « par le haut », s’adressant, en guise de peuple, à une somme d’individus infantiles pleurnichant leur demande (de protection, de sécurité, pourquoi pas d’amour ou de « préférence » – nationale…).
Telle est la mystification radicale dont se soutiennent au PS les élucubrations des derniers jours sur les « insécurités économiques », « sociales », « culturelles-identitaires »… Contre quoi l’on rappellera que le FG, en même temps qu’il mène sa bataille idéologique pour imposer une tout autre manière de poser les problèmes qu’en termes d’insécurité, mène une bataille idéologique pour imposer de tout autres présupposés : la dimension collective des problèmes et des manières de les affronter au sein de rapports de forces collectifs ; par suite le fait qu’une politique émancipatrice ne puisse se développer que contre les demandes infantiles adressées à un tiers sécurisant dont on réclamerait « la protection ». – Que le FG ne fait pas de « l’émancipation collective » une simple « composante » d’un programme politique qui viendrait s’ajouter, comme un petit luxe, un supplément d’âme de « gauche », à un programme de « protection sociale et économique », et qu’il a sur ce point tranché sans état d’âme les turpitudes aporétiques où s’enferme le PS depuis bien des années. – Que l’émancipation collective n’est pas une « composante », un aspect, un alinéa de la programmation politique du FG, mais le processus et la manière même dont le FG entend ré-aborder l’affrontement des problèmes, sociaux, économiques, écologiques, culturels : à savoir par un processus d’éducation populaire et de politisation collective qui parviennent à être assez puissant pour que « les gens », loin de se confier infantilement à un tiers protecteur qui viendrait leur octroyer maternellement quelque gamme de bienfaits sécurisants, entrent eux-mêmes dans un processus de mise en commun de leurs forces, de leurs résistance et de leurs prise en charge des problèmes qu’ils ont à affronter. C’est pourquoi, refusant de faire de l’émancipation une « composante » de son programme, le FG est le seul mouvement politique émancipateur actuellement en France : l’émancipation, par définition, ne peut être le fait d’un tiers. Elle ne peut pas plus être octroyée par l’autoritarisme droitier d’un maître, que par la douce tutelle d’un gestionnaire social-libéral. Elle exclut aussi bien la protection d’une mère féroce que la sécurité d’une mère bienveillante. L’émancipation est donc dans son fond radicalement incompatible avec la position des problèmes en termes de « demande de protection », d’« insécurité » et de « demande de sécurité ». Elle n’est pas de l’ordre de la « demande », mais de l’intervention dans un rapport de forces pour en déplacer les termes et les dominantes, et prendre en charge collectivement les leviers de la décision et de l’action. Mélenchon l’a martelé tant qu’il a pu, rappelant cette dimension essentielle de la politique du Front de Gauche comme mouvement collectif : « Nous ne demandons rien, nous ne marchandons rien », « ne demandons rien ; prenons le pouvoir » ; nous nous auto-éduquons, nous développons nos positions et nos vues politiques, nous luttons contre d’autres idées qui sont aussi d’autres manières, régressives et anti-émancipatrices, de concevoir et de faire la politique.
Pierre Sauvêtre et Guillaume Sibertin-Blanc
membres du PG du 20ème
Publié sur http://frontdesanalyses.blogspot.fr/
(où est également publiée la deuxième partie du texte)
A lire également sur le Silence qui parle :
Racisme d’Etat et racisme intellectuel / Alain Badiou
La part de la plèbe / Alain Brossat
l’Enjeu populiste et la guerre des deux démocraties / Alain Brossat
Du grand entretien de Mediapart avec M. Mélenchon / Yvan Najiels
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