L’impossible est un univers clos. Néanmoins, nous en possédons la clé et, comme nous le soupçonnons depuis des millénaires, la porte s’ouvre sur un champ d’infinies possibilités. Ce champ, il nous appartient plus que jamais de l’explorer et de le cultiver. La clé n’est ni magique ni symbolique. Les Grecs anciens la nommaient « poésie », du verbe « poiein », construire, façonner, créer.
Depuis qu’avec la civilisation marchande s’est instauré le règne des princes et des prêtres – dont les lamentables résidus continuent de grouiller sur le cadavre de Dieu – le dogme de la faiblesse, de la débilité native de l’homme et de la femme n’a cessé d’être enseigné, aux dépens de la créativité, faculté humaine par excellence. La loi du pouvoir et du profit ne condamne-t-elle pas l’enfant à vieillir prématurément en apprenant à travailler, à consommer, à s’exhiber sur un marché d’esclaves où la roublardise concurrentielle et compétitive étouffe l’intelligence du cœur et de la solidarité ?
Nous sommes en butte à une dénaturation constante où la vie est vidée de sa substance tandis que la nécessité de survivre se réduit à la quête animale de la subsistance. Le droit aléatoire à l’existence s’acquiert au prix d’un comportement prédateur qui monnaie et rentabilise la peur.
Alors que le travail socialement utile – agriculture naturelle, école, hôpitaux, métallurgie, transports – se raréfie et se dégrade, le travail parasitaire, assujetti aux impératifs financiers, gouverne les Etats et les peuples au nom d’une bulle financière vouée à imploser. La peur règne et répond à la peur. La droite populiste récupère la colère populaire. Elle lui désigne des boucs émissaires interchangeables, juifs, arabes, musulmans, chômeurs, homosexuels, métèques, intellectuels, en-dehors, et l’empêche ainsi de s’en prendre au système qui menace la planète entière. Dans le même temps, la gauche populiste canalise l’indignation en des manifestations dont le caractère spectaculaire dispense de tout véritable projet subversif. Le nec plus ultra du radicalisme consiste à brûler les banques et à organiser des combats de gladiateurs entre flics et casseurs comme si ce combat dans l’arène pouvait ébranler la solidité du système d’escroquerie bancaire et les Etats qui, unanimement, en assument les basses œuvres.
Partout la peur, la résignation, la fatalité, la servitude volontaire obscurcissent la conscience des individus et rameutent les foules aux pieds de tribuns et de représentants du peuple, qui tirent de leur crétinisation les derniers profits d’un pouvoir vacillant.
Comment lutter contre le poids de l’obscurantisme qui, du conservatisme à la révolte hargneuse et impuissante du gauchisme, entretient cette léthargie du désespoir, alliée de toutes les tyrannies, si révoltantes, si ridicules, si absurdes qu’elles soient ? Pour en finir avec les diverses formes de grégarisme, dont les bêlements et les hurlements jalonnent le chemin de l’abattoir, je ne vois d’autre façon que de ranimer le dialogue qui est au cœur de l’existence de chacun, le dialogue entre le désir de vivre et les objurgations d’une mort programmée.
Par quelle aberration consentons-nous à payer les biens que la nature nous prodigue : l’eau, les végétaux, l’air, la terre fertile, les énergies renouvelables et gratuites ? Par quel mépris de soi juge-t-on impossible de balayer sous le souffle vivifiant des aspirations humaines cette économie qui programme son anéantissement en accaparant et en saccageant le monde ? Comment continuer à croire que l’argent est indispensable alors qu’il pollue tout ce qu’il touche ?
Que les exploiteurs s’opiniâtrent à convaincre les exploités de leur inéluctable infériorité, c’est dans la logique des choses. Mais que révoltés et révolutionnaires se laissent emprisonner dans le cercle artificieux de l’impossible, voilà qui est scandaleux. J’ignore combien de temps s’écoulera avant que volent en éclats les tables d’airain de la loi du profit, mais aucune société véritablement humaine ne verra le jour tant que ne sera pas brisé le dogme de notre incapacité à fonder une société sur la vraie richesse de l’être : la faculté de se créer et de recréer le monde.
Jusqu’à ce que les mots porteurs de vie se fraient un chemin dans la forêt pétrifiée, où les mots glacés et gélatineux consacrent le pouvoir d’une mort froidement rentabilisée, peut-être est-il indispensable de répéter inlassablement : oui il est possible d’en finir avec la démocratie corrompue en instaurant une démocratie directe ; oui il est possible de pousser plus avant l’expérience des collectivités libertaires espagnoles de 1936 et de mettre en œuvre une autogestion généralisée ; oui il est possible de recréer l’abondance et la gratuité en refusant de payer et en mettant fin au règne de l’argent ; oui il est possible de liquider l’affairisme en prenant à la lettre la recommandation « Faisons nos affaires nous-mêmes » ; oui il est possible de passer outre aux diktats de l’Etat, aux menaces des mafias financières, aux prédateurs politiques de quelque étiquette qu’ils se revendiquent.
Si nous ne sortons pas de la réalité économique en construisant une réalité humaine, nous permettrons une fois de plus à la cruauté marchande de sévir et de se perpétuer.
Le combat qui se livre sur le terrain de la vie quotidienne entre le désir de vivre pleinement et la lente agonie d’une existence appauvrie par le travail, l’argent et les plaisirs avariés, est le même qui tente de préserver la qualité de notre environnement contre les ravages de l’économie de marché. C’est à nous qu’appartiennent les écoles, les produits de l’agriculture renaturée, les transports publics, les hôpitaux, les maisons de santé, la phytothérapie, l’eau, l’air vivifiant, les énergies renouvelables et gratuites, les biens socialement utiles fabriqués par des travailleurs cyniquement spoliés de leur production. Cessons de payer pour ce qui est à nous.
La vie prime l’économie. La liberté du vivant révoque les libertés du commerce. C’est sur ce terrain-là que, désormais, le combat est engagé.
Raoul Vaneigem
Par-delà l’impossible / avril 2012
Publié dans l’Impossible n°2
Raoul Vaneigem, incontournablement vivant ! / jean-marc adolphe
Raoul Vaneigem, oui ! & Mille (& une) fois !
Quant à « L’Impossible », j’ai sauté dessus (souvenirs de « L’Autre Journal », etc.), mais je m’interroge. Tout de même, si je compte bien, sept articles de suite signés Butel. Avec la couv. c’est quoi, ça ?
K.-G. D.
Et j’oubliais (!) :
Merci pour cet excellent blogue !
Merci M. Vaneigem,
Je n’ai pour ma part pas d’espoir, d’ailleurs ce mot je ne l’utilise que dans la rare conjugaison où je me soucie du sort de certains, quand au fait qu’ils ne souffrent pas trop dans leur existence, j’ai eu le bonheur de vous croiser dans un train, ma compagne d’alors avait osé vous adresser la parole pour vous témoigner notre admiration et notre sympathie, vous aviez été jusqu’à vous déplacer ensuite pour nous demander notre mail, comme c’était bon et émouvant de vous entendre nous adresser ainsi la parole, je veux vous en remercier à nouveau, la folie de ce monde depuis a continué ses ravages, ce combat comme vous dites je l’ai mené toute ma vie, il n’y a pas eu de désormais, une résistance dit-on encore, savoir dire non, nous sommes de la même génération et avoue un naufrage complet et un désarroi total quand à l’avenir de mes enfants, je partage bien sûr vos propos et les véhicules, mais il prennent chez moi des aspects bien plus virulents, radicaux, car pour vous ils bénéficient d’une clairière pour les émettre, ce qui n’est, vous l’aurez compris, pas mon cas ni de beaucoup des êtres qui m’entourent.
Recevez à nouveau mon admiration et mes remerciements et excusez ma maladresse.
Merci à vous Monsieur Vaneigem, enfin, une civilisation écologique et féminine pointe le bout de son nez petit à petit… La grande régénération se prépare par des militants associatifs, des intellectuels, des organisations non gouvernementales… Un nouvel espoir est né. Amen écologique et « franciscain ». Le Cantique des cantiques va se rechanter à nouveau. Confiance.
A lire ici (en « Agora ») : http://www.horschamp.org/spip.php?breve265
« Par quelle aberration consentons-nous à payer les biens que la nature nous prodigue : l’eau, les végétaux, l’air, la terre fertile, les énergies renouvelables et gratuites ? » : qui paie et à qui ? Votre phrase est tellement vague qu’elle ne veut absolument rien dire. Si l’eau n’était pas dûment payée par qui l’utilise, alors elle serait encore plus gaspillée. L’air, on ne le paie pas encore, mais il faut bien payer pour surveiller son état de pollution, payer pour le polluer moins, etc. Il y a des végétaux pour lesquels personne ne paie, mais ils se font détruire, je pense aux forêts primaires. Les « énergies renouvelables » sont « gratuites » mais il faut bien payer pour les capter et les distribuer. La « terre fertile », enfin, est « gratuite » a priori, mais le principe de propriété privée a depuis des lustres décidé du contraire, et permis qu’elle soit de moins en moins fertile…
Il me semble que vous confondez gratuité et biens communs.
Payer aux multinationales ?
Ou comment la solution et le problème ressemblent assez fortement à l’équation de la poule et de l’œuf.
Préparons le troisième tour…
Une régénération se prépare partout dans déjà différents coins du monde. Une nouvelle espérance naît ces derniers temps. Le retour au respect des éléments naturels de base est devant nous que ce soit l’eau, l’air et la terre, trop longtemps ignorés et méprisés. Au début du retour du vivant et d’une économie saine fondée sur les ressources naturelles et/ou biologiques, liées au flux directs du vivant ( marées, vent pour l’éolien, le soleil,…). Un avenir magnifique et pacifique s’annonce, des « héros » et « héroïnes » verts et vertes construisent déjà ce futur respectueux au quotidien.