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L’Etat des sentiments à l’âge adulte / Noémi Lefebvre

Il avait dit Jean-Luc, parce qu’il a des idées politiques tout pareil que vous et moi, maintenant qu’on en est où on en est et dans la situation mondiale qui est globalement ce qu’elle est, la seule issue c’est de s’en sortir, j’étais d’accord parce que je voyais bien que ceux qui n’ont pas d’issue s’en sortent pas, et que ceux qui s’en sortent pas n’ont aucune issue. Il avait dit si t’en as pas marre d’aller torcher des culs de vieux, moi c’est pas l’idée que je me fais de la réussite, pour la réussite il faut un avenir et l’avenir il est pas dans le cul des vieux. C’est pas qu’il ait tort, le vieux n’a jamais été l’avenir de l’homme au sens d’humain, mais l’avenir de l’homme faudrait savoir s’il y en a un autre possible, ce que j’ai pas répliqué, il était pas d’humeur à entendre ce genre d’implacable vérité. Merde, il avait ajouté, quand-même avec ton diplôme tu vaux sûrement quelque chose et pour vérifier ma valeur il m’avait emmené sur les sites de marché du travail, regarde, avec un diplôme tout ce qu’il y a, le diplôme ça veut dire quoi je demandais, ça veut dire, il s’énervait, ça veut dire des compétences, j’aurais bien voulu savoir ce que voulait dire des compétences mais je l’avais fermée, c’est devenu un sujet difficile cette histoire de compétences depuis que les siennes manquent de reconnaissance. Je fais attention, j’aime énormément Jean-Luc. Il faut valoriser ses compétences, il continuait à expliquer en tournant autour de mon diplôme, à quoi elles pouvaient bien servir, les sciences sociales, même inexactes elles avaient forcément une utilité, j’avais dit sans doute, elles doivent en avoir, mais comme il n’y avait pas d’évidence, qu’en face de sciences sociales il n’y avait presque rien du tout, il avait regardé si par hasard chef de vente était possible avec sciences sociales mais ce qu’il avait seulement vu, c’était que chef de vente était toujours au même point d’annonces déjà toutes répondues et toutes négatives et il en était sorti ruiné parce que lui non seulement pas de culs de vieux mais rien pour sa gueule de l’emploi. Sa motivation mourait pas, même ruiné il revenait à mon cas, mon bilan de compétences il le faisait comme de rien, il sait tout de moi, il s’était penché sur mes acquis de l’expérience, avait sorti la culture de mon expérience, cherchait dans culture et avait trouvé médiateur culturel, en voilà un métier, pourquoi tu ferais pas médiateur, la culture c’est ton truc et c’est tout de même plus élevé que le cul des vieux. Il me proposait l’élévation par la culture qui était donc mon truc tandis que le cul des vieux ça rapportait rien du point de vue de la reconnaissance dont on a besoin pour être quelqu’un. S’en sortir commence par le haut et pas par le bas, cul des vieux c’est un des emplois les plus bas, c’est en tout cas moins haut que la culture, les vieux c’est se laisser aller à la facilité. C’est pas si facile, j’avais fait remarquer, mais lui il voulait pas entendre, si, c’est facile, c’est trop facile de se laisser aller, la première chose, justement, c’est de pas se laisser aller parce que se laisser aller c’est à coup sûr jamais s’en sortir. J’avais dit que ça pouvait être aussi un style qu’on appelle nonchalance, mais lui, quelque soit le mot ça change rien, c’est un style mais un style de mentalité d’assisté et cette mentalité un mauvais calcul, tu te laisses aller et c’est foutu pour toi, parce que figure toi que l’aide sociale, c’est comme le ciel t’aidera, même pour l’aide sociale il faut une motivation sinon zéro. Tu peux pas accéder à l’aide sociale sans motivation, même ça.
La motivation c’est le contraire du laisser-aller, et pour le chef de vente c’est une affaire très grave, une affaire de présentation, le laisser-aller se voit d’abord dans la présentation, si on néglige la présentation en tant que chef de vente alors on rate la vente, on vend rien sans présentation et si on vend rien on n’est plus personne, c’est pour cette raison que le chef de vente est toujours un type de parfaite présentation, un modèle du genre, y a qu’à voir, tout vendeur copie le chef de vente dans sa présentation, et comme tous les gens sont des vendeurs de quelque chose, tout le monde copie le chef de vente. Dans cette société, il dit, Jean-Luc parce qu’il a idées politiques, c’est la présentation qui fait tout. Ainsi donc le rasoir.
Si un jour Jean-Luc se retrouve avec encore moins, si lui aussi il en vient à ne plus avoir d’endroit à soi, si c’est devenu si difficile qu’au point de ne plus avoir cet endroit, le jour où il aura dû se séparer de sa bagnole, qu’il aura même plus cette bagnole comme habitacle et comme dernier endroit, ce jour qui pourrait arriver où même plus sa bagnole il continuera de se raser aux lavabos des gares avec le savon de distributeur et il ira à la douche de l’hôtel social, dans le lit de l’hôtel social, il se démerdera pour que son pyjama de sans domicile soit présentable et il aura encore sa panoplie de cravates et son costume de chef de vente dans son sac en plastique pour l’entretien d’embauche. Même avec plus de bagnole ni aucun endroit à soi il sera toujours avec son rasoir et le nécessaire de chef de vente, il aura cet espoir, trouvera moyen d’avoir la gueule de l’emploi avec sa motivation parce que sinon où tu finis, abandonné dans le sang du Christ qui t’a encore fait jamais défaut, le bon sang du Christ que tu bois et rebois jusqu’à l’oubli et le cerveau fou de l’éléphant perdu.
De la place d’Italie montait le chœur antique des moteurs de bagnole, sur le ciel parfait, des lignes de kérosène écrivaient toujours la même aventure du monde organisé. Moi j’allais dans le métro avec mon soi-disant but dans la vie, torcher des culs de vieux, je pouvais rien vouloir de plus inadapté.

Jean-Luc est devenu vraiment con
Le principal à trouver quand tu vas torcher des culs de vieux c’est la bonne distance, pas besoin de motivation et pas d’espérances de réussite, ça autorise une décontraction face à l’avenir que j’appelle nonchalance et que Jean-Luc appelle du laisser-aller. Les culs de vieux c’est vrai qu’on peut pas les définir comme un avenir, on pourrait pas non plus dire une vocation parce que la religion manque, il faudrait plutôt voir ça comme une vision. Si tu veux changer de vision, j’aurais pu dire à Jean-Luc, va torcher un cul de vieux mais à quoi ça aurait servi de lui dire, à rien du tout parce que depuis là où il est, dans sa motivation de chef de vente, il admet que le cul ça peut gagner mais pas celui des vieux, si le cul des vieux ça gagnait la société serait organisée d’une manière toute différente et là on entre dans des imaginations qui dépassent l’entendement humain.
Jean-Luc il est comme vous et moi, il s’intéresse au cul, il rencontre pas mal de culs sur internet qui sont autant d’affaires à saisir, parfois il saisit les affaires, ça lui remonte son moral de chômeur parce que pour une affaire il faut toujours se présenter sous son meilleur jour, un jour du chef de vente en toute puissance qui fait se sentir dans la course, moi je l’aime énormément alors j’ai pas besoin qu’il soit dans la course, ce que j’ai dit à Jean-Luc, ce que j’aurais pas dû dire parce que c’est dégradant, pour un homme au sens d’humain, qu’on n’ait pas besoin qu’il soit dans la course, lui moins il est dans la course et plus il voudrait être un homme dans la course, un jour que je revenais de mon travail social où y a rien à gagner, il devait se sentir si bien dans la course qu’il a commencé à parler du secteur florissant du cul, il était enthousiaste, il avait étudié le marché, il y avait tout ce qu’on veut et même davantage, tu vois tout ce qu’on peut faire, ça se vend sous divers conditionnements, il y a les services à la personne et il y a les rencontres, les services à la personne c’est de la prestation, tu choisis ton service, tu payes et tu as ton service, les rencontres c’est différent, le service tu le payes pas, il est compris dans la rencontre, pour la rencontre ce qui compte c’est les affinités, les affinités sont organisées par des rubriques, les rubriques orientent les rencontres. Vu comme ça en effet pour le cul des vieux il n’y a plus d’affinités et pas de service non plus, autant dire que si tu t’impliques dans le travail social avec la motivation de chef de vente, forcément que tu vas vers de grandes déceptions.
Il y a encore pas si longtemps je voulais expliquer, j’ai dit à Jean-Luc tu vois, Jean-Luc, ce travail social, il est merdique, il rapporte des nèfles et sans perspective d’évolution, en plus comme c’est social il faut se taper les pires aspects de la société vu que les meilleurs aspects n’ont pas besoin de travail, le travailleur social, du coup, il fait jamais que réparer les dégâts et quand il met le doigt sur une fuite ça pisse ailleurs, autant dire que c’est peine perdue. Jean-Luc a dit que jusque là il me suivait.
Tout ça d’accord, j’ai dit, après c’est une question de distance. Il faut la bonne distance qui n’est pas une distance lointaine mais une distance proche, une distance pour voir, alors tu peux rencontrer quelqu’un comme Victor Hugo.
Il a dit ton Victor Hugo il vaut rien. Jean-Luc est devenu vraiment con à un moment donné.
Noémi Lefebvre
l’Etat des sentiments à l’âge adulte / 2012
Extraits lus par l’auteure : http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=6130
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