Archive mensuelle de avril 2012

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Sarkozy pire que prévu / 2 : La gauche : élévation de l’impuissance complice au statut d’Idée / Alain Badiou

La vérité est au prix d’un arrachement à soi-même. Sortir ! Etre contraint de sortir ! Tel est le geste premier dont se fait toute libération véritable. Telle est la condition de la montée vers le calme des reflets, la beauté des astres et la splendeur du soleil. Qu’il s’agisse d’une discontinuité, d’une force qui opère en partie de l’extérieur, c’est ce que les grands philosophes ont toujours dit. Deleuze, par exemple, le prétendu « spontanéiste », qui présente au contraire la pensée comme une poussée dans le dos, qui admet qu’on ne pense que sous la contrainte du Dehors. Pour ma part, je dirai que ce n’est qu’en obéissant à l’imprévisibilité foudroyante d’un événement qu’on a des chances de voir qu’autre chose est possible que ce qu’il y a. Encore faut-il traverser le tunnel crasseux de l’incertitude, encore faut-il tolérer l’éclat étrange, le dé-rangement des nouveaux possibles. Encore faut-il endurer l’angoisse que suscite, après une longue accoutumance au semblant, la force d’abord opaque du réel. Encore faut-il que vous aident quelques militants, parfois rugueux.
Cette rupture subjective d’avec les politiques ordinaires, d’avec le culte des « réalités », cette nécessité de sortir sans garantie, d’affronter un dehors sans loi connue, est une rareté difficile. On conçoit que soient souvent bienvenus ceux qui prêchent qu’on peut s’en dispenser.
nous entrevoyons déjà que « la gauche » est précisément composée de prêches de ce genre. La gauche est un groupe de gardiens intérimaires, qui, lorsque les gardiens titulaires de la droite ont des difficultés à maintenir l’ordre et la continuité du semblant, prétendent qu’on peut changer le monde aliéné sans avoir besoin d’y être forcé, sans avoir à escalader quelque cime que ce soit, ni à surmonter le désarroi que suscite un tunnel puant.
On peut en somme changer sur place et sans effort, nous dit la gauche. Disons même qu’on peut changer sans rien faire. On peut avoir les reflets, les astres et peut-être même le soleil pour rien. Il suffit d’écouter la bonne parole des gardiens intérimaires et de leur faire confiance. Ils connaissent une porte de sortie par laquelle il suffit de passer, la tête haute. Tout ira comme sur des roulettes. Un bulletin dans une enveloppe, bien caché derrière les rideaux, et le tour est joué.
Et comme la passion pour les ombres est tenace, comme sortir est laborieux, comme ne rien avoir à faire est tentant, la gauche peut cajoler sur place une foule de spectateurs. Mythologisons leur action – ce n’est pas très difficile : nous les avons tous les jours sous les yeux, dans nos villes et sur nos écrans.
(…)
Oui, la gauche, ce sont les gardiens intérimaires de la continuité de l’ordre. Sa promesse de sortie est invariablement celle d’une fausse porte. C’est ce qui lui donne à la fois son allure de sphinx (elle déclare connaître, en sommes, une porte secrète par où on sort sans violence, d’un pas tranquille) et sa complète stérilité (car cette « porte » est elle-même un semblant, qui n’ouvre que sur la répétition).
Nous avons vu que la sortie véritable, ouverte par le trauma (de « rudes gaillards ») qui ont déjà l’expérience de la sortie vraie et redescendent – comme Platon déjà l’exigeait de ses philosophes – dans le monde aliéné, pour pousser la porte vers la sortie tous ceux qui, au moins, consentent à se laisser contraindre (Rousseau, cette fois : « On les forcera à être libres. »), que cette sortie, donc, soumet le sujet à la seule évidence progressive du réel, vers quoi ne peut le guider, aidée par quelques embryons d’organisation, que la puissance d’une Idée. Appelons-la l’Idée communiste, ou, pour ne pas introduire de querelle sémantique et historique immédiate, l’Idée émancipatrice.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la gauche est l’Idée réactive que suscite inévitablement l’Idée émancipatrice. Qu’est-ce que cette Idée réactive ? C’est l’Idée que le désir dont se charge une Idée émancipatrice peut devenir réelle à moindre frais. L’Idée, en somme, qui prétend dire la même chose que l’Idée émancipatrice, à ceci près qu’elle s’épargne la sortie.
Avoir le réel sans s’y frotter, avoir la lumière sans l’allumer, être dehors sans sortir, se transformer sans sans endurer l’angoisse, tout changer sans rien casser… tels est le programme invariable et inéluctable des gardiens intérimaires du cinéma capitaliste, de la Gauche éternelle. Ce programme toujours échoue et toujours ressuscite, comme en nous tous, face à un problème aride et difficile, toujours échoue et toujours ressuscite la tentation du moindre effort, le désir magique d’une « solution » qui n’aura rien exigé de nous. Que notre vote…
C’est Antoine Vitez qui soutenait qu’il n’y avait qu’un seul vice véritable, la paresse. Et singulièrement la paresse mentale. Quand elle nous appelle à voter pour elle, la Gauche chatouille en nous ce vice aussi ancien que tenace.
En tant qu’Idée parasitaire de l’idée émancipatrice, la Gauche est éternelle. Ses « échecs » sont les formes opiniâtres de sa survie. Nulle leçon n’en est jamais tirée, car l’espérance de voir le monde s’améliorer sans avoir rien de nouveau à faire est elle-même, an tant que paresse, une structure du Sujet.
Toute sortie du caverneux capitalo-parlementarisme implique une double rupture. Il faut d’abord accéder au réel de l’Idée émancipatrice, ce qui veut dire accepter d’être fidèle aux événements qui originent et ponctuent la dure épreuve de l’altérité, de la puissance du Dehors. Mais une fois cette première rupture acquise, il faut encore rompre avec l’organisation réactive, c’est-à-dire avec l’Idée (la Gauche) qu’on pourrait obtenir la même chose par une amélioration immanente de ce qui existe, par la petite promenade bien éclairée et circulaire sur quoi ouvre la fausse porte.
Ce n’est plus alors, comme dans la première rupture, l’idée contre la réalité et ses gardiens (la droite), c’est l’Idée active contre l’Idée réactive. C’est l’émancipation contre la Gauche. et ce n’est aucunement plus facile.
La politique commence par les gestes séparateurs, où se décline qu’on ne répondra plus que par un froid silence et une indifférence active aux questions qu’incessamment nous pose et aux convocations qu’incessamment nous propose, sous le nom de Gauche, le sphinx du parlementarisme.
(…)
En vérité, la question politique se résume ainsi : comment sortir de la représentation ? Et ce, que la représentation soit sous la forme « démocratique » de la validation électorale du consensus parlementaire et impérial, ou qu’elle soit sous la forme du « Parti de la classe ouvrière », ensemble fermé supposé représenter la voie communiste de l’égalité, de l’abolition de la propriété privée et du déperissement de l’Etat, mais dont l’expérience montre qu’il ne parvient, dans les conditions actuelles de l’Histoire, qu’à créer une nouvelle bourgeoisie d’Etat.
Alain Badiou
Sarkozy pire que prévu / 2012
A lire également sur le Silence qui parle :
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Y a-t-il moyen de soustraire la pensée au modèle d’Etat ?
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Contre la religion du moindre mal électoral / Le mythe démocratique /
Les deux corps du PS
/ Contre la démocratie de l’entre-soi 1 et 2

Sarkozy pire que prévu / 2 : La gauche : élévation de l'impuissance complice au statut d'Idée / Alain Badiou dans Agora abriantiatomique

Sarkozy pire que prévu / 1 : une droite extrême / Alain Badiou

J’ai dit, il y a cinq ans, que l’élection de Sarkozy, relevait de ce que je nommais un « pétainisme transcendantal ». Nombre de lecteurs inattentifs, ou qui avaient de bonnes raisons de lire de travers, ont cru, ou feint de croire, que je comparais Sarkozy à Pétain. Il était dès lors facile de dire des choses comme « Tout de même ! Sarkozy ne va pas déporter les juifs ou collaborer avec un envahisseur ! ». Plus généralement, quel rapport entre le vieux maréchal de la guerre de 14-18 et le fringuant comploteur qui s’était emparé à la hussarde de la mairie de Neuilly, centre vital de l’argent et de l’entregent, alors qu’il n’avait que vingt-cinq ans ?
Non, je ne comparais aucunement les personnes. Je désignais une forme historique de la conscience des gens, dans notre vieux pays fatigué, quand le sourd sentiment d’une crise, d’un péril, les fait s’abandonner aux propositions d’un aventurier qui leur promet sa protection et la restauration de l’ordre ancien. Pétain prenait un ton solennel pour dire que la défaite (qui était en réalité la sienne, une capitulation lamentable et sans nécessité) était la conséquence des « fautes » et des légèretés » des Français. Il promettait de leur épargner, en signant un armistice honteux, les efforts requis par la continuation de la guerre tout en leur infligeant, par un coup d’Etat installant l’extrême-droite au pouvoir, le dur labeur d’une « remise en ordre ». Il s’adressait ainsi à une disposition nationale ancienne, qui avait fait ses preuves en 1815 au moment de l’invasion étrangère et de la Restauration, et en 1870 au moment de l’invasion prussienne et de la capitulation des « républicains ». Dans tous ces cas, la fraction réactive et apeurée de la population, hantée par le péril révolutionnaire, préfère s’abandonner aux bons soins de l’étranger, des militaires, des agents de la réaction la plus noire et des calculateurs les plus opportunistes. Ce mélange de peur, de goût de l’ordre, de désir éperdu de garder ce qu’on a et de confiance aveugle en la coalition des aventuriers de passage et des vieux chevaux de retour de la droite extrême, c’est cela que j’ai nommé le « pétainisme transcendantal », et c’est bien ce qui a assuré l’élection de Sarkozy.
Ceux qui prennent le pouvoir dans ces conditions subjectives doivent, qu’ils le veuillent ou non, suivre un chemin de radicalisation réactionnaire. Ils ne peuvent en effet tenir aucune des promesses que leur désir ardent de s’installer dans l’Etat et de le monopoliser au profit de leur clique les a contraints à prodiguer. En fait d’ordre, de retour aux vieilles valeurs, de travail acharné, de fin des gaspillages, de sécurité renforcée, d’autorité des vieux sur les jeunes, d’écoles sages comme des images, de corps constitués protégés, honorés et bien payés, bref de tout ce qui plaît aux consciences infectées par le pétainisme transcendantal, on va avoir le constant désordre des actions incohérentes et vaines, le bling-bling des vies privées tapageuses et de la corruption omniprésente, l’anarchie des dépenses et des déficits, le développement du chômage comme d’un cancer inguérissable, la violence partout, et d’abord la policière, des insurrections nihilistes de la jeunesse, un désastre scolaire généralisé, les corps de l’Etat décimés et méprisés, même la magistrature, même les gendarmes, et tout le reste à l’avenant. Pour dissimuler cette sorte de pillage politique de l’Etat, Sarkozy et sa clique ne peuvent que puiser leur rhétorique dans l’arsenal disponible du pétainisme proprement dit : mettre tout ça sur le dos des « étrangers » ou présumés tels, des gens d’une civilisation « inférieure », des « intellectuels « coupés des réalités », des malades mentaux, des récidivistes », des enfants génétiquement délinquants, des nomades et du laxisme des parents dans les familles pauvres. D’où une succession inimaginable de lois scélérates concernant toutes les catégories exposés et appauvries, des ouvriers étrangers aux psychotiques à l’abandon, des prisonniers aux chômeurs de longue durée, des enfants mineurs dont la famille est sans ossature aux vieux des hospices. On aura aussi droit au développement infâme des thèmes identitaires (les « vrais » Français, l’identité chrétienne de l’Europe, les gens « normaux »…), aux traditionnelles invectives contre les intellectuels qui répandent des savoirs inutiles. On aura bien entendu une surveillance assidue des journaux et de la télévision, progressivement muselés et corrompus, de façon à ce qu’aucun des méfaits du pouvoir ne puisse jamais être mis sur la place publique et jugé pour ce qu’il est. On aura à l’extérieur, pour dissimuler la vassalité atlantique restaurée – ainsi de notre absurde présence dans la guerre américaine en Afghanistan -, quelques coups de menton, parfois ridicules, comme la « médiation » de Sarkozy entre les Russes et les Géorgiens, parfois scandaleux, comme l’installation en Libye, à coups de bombardements, du règne des bandes armées sous le couvert de quoi les puissances se redistribuent la manne pétrolière.
Tout cela dessine une configuration qui, très clairement, déporte la droite classique française, libérée par l’élection de Sarkozy des ultimes résidus du gaullisme, vers une sorte de mélange extrémiste entre l’appropriation de l’Etat par une camarilla politique directement liée aux puissances d’argent et au gotha planétaire et une propagande archi-réactionnaire dont le centre de gravité est une xénophobie racialiste.
Dans la typologie que j’ai précédemment proposée, on dira que la figure conservatrice du consensus parlementaire est tentée de se nouer à son bord fascisant. Dira-t-on que c’est le contraire, qu’il y a une inclinaison vers la gauche, sous prétexte que certains personnages de la figure réformatrice sont passés du côté de Sarkozy ? Certes non ! Les aventures de Kouchner, de Besson, de Bockel, de Mitterrand (celui de la culture), les tentations de Rocard ou de Lang, les exploits réactifs de la « diversité » avec Fadela Amara ou Rama Yade, le copinage avec d’anciens intellectuels maoïstes come André Glucksmann, loin d’être des caprices « progressistes », rappellent un trait important du pétainisme transcendantal : la récupréation par la droite extr^me, à l’occasion de la venue au pouvoir du cacique militaire ou de l’aventurier, d’anciens réformateurs, voire d’anciens révolutionnaires, tels Déat ou Doriot, abritant leur renégation impatient sous les couleurs du salut de l’Etat français. en vérité, ce que ces amalgames esquissent, c’est un pouvoir « au-dessus des partis », ce qui a toujours voulu dire la rupture du consensus parlementaire au profit d’un gouvernement « technique », où fraternisent avec l’extrême-droite divers débris émancipés de la vieille alternance entre conservateurs et réformateurs.
Je ne dis pas que Sarkozy a réalisé ce programme. Je dis seulement que l’homme qui, après que Mitterrand a ouvert la voie en liquidant le PCF, a mis fin aux dispositions parlementaires issues de la Résistance en liquidant le gaullisme, est nécessairement quelqu’un que le consensus, fondement du parlementarisme, impatiente. Et comme à sa droite on entend piaffer Marine Le Pen, personnage tout désigné pour porter les couleurs d’un pétainisme rénové par le féminisme et la laïcité, il semble que l’inclination vers la droite extrême de tout ce qui a porté jusqu’à ce jour le tapage de Sarkozy soit inéluctable.
Contre quoi la gauche porte les espérances craintives de quantité de gens, et singulièrement des intellectuels, dont l’agressivité réactive de la droite extrême menace l’habitude confortable de voir leurs incendiaires propos « critiques » faire partie du paysage consensuel du parlementarisme, sous le nom innocent d’extrême gauche. Je dis « innocent » : il s’agit là de gens fort peu persécutés, puisque nombre d’entre eux furent et espèrent redevenir ministres de la République. Et fort peu dérangeants, puisqu’on ne voit pas qu’ils se soient sérieusement opposés au pire de Sarkozy, nommément la persécution identitaire des ouvriers d’origine africaine, la persécution sécuritaire de la jeunesse populaire et les expéditions militaires néo-coloniales.
Disons que l’anti-sarkozysme de gauche tente désespérément de défendre l’organisation consensuelle du système politique parlementaire, menacée par le surgissement d’une droite nouvelle, d’une droite qui envisage de se passer purement et simplement du vieux consensus. Elle a constaté, cette droite durcie, que, de l’intérieur dudit consensus, Chirac et Juppé n’avaient pas réussi à faire passer la « réforme » antipopulaire des retraites. Mais que, passant outre à ce genre de scrupules, sarkozy et ses affidés de tous bords y sont parvenus. Se pourrait-il, pensent alors le nouveaux extrémistes fascistoïdes, qu’on puisse tout simplement se passer de la gauche ? C’est ce que, en renvoyant Sarkozy, les électeurs de gauche espèrent éviter. Ils veulent à tout prix protéger le vieux consensus, faute duquel, ayant de longue date renoncé, eux, à tout projet indépendant, ils ne sont rien. La gauche a absolument besoin d’une droite de consensus. De là qu’aujourd’hui, vu les excès de Sarkozy, elle doit jouer les deux rôles du jeu consensuel, le conservateur et le réformateur. Hollande est le choix de cette schizophrénie parlementaire. Il incarne une gauche de droite, ou une droite de gauche, comme on voudra. Il incarne à lui seul le consensus historique. il incarne la vieille bénévolence politique de l’Etat.
Au fond, Sarkozy a dessiné les traits d’un pouvoir français de l’époque d’une crise générale des vieilles puissances occidentales. Le consensus parlementaire, même relançé par Hollande, ne pourra indéfiniment dissimuler que la crise est bien réelle, que l’époque dominatrice de ce pouvoir, dont l’apogée fut la longue souveraineté impériale, appartient au passé. Notre unique chance que « France » veuille dire en core quelque chose ne réside ni dans une dégénérescence fascistoïde de la droite, ni dans l’ubiquité droitère de la gauche. Elle réside dans notre capacité à jouer encore une fois le rôle, certes épisodique, mais glorieux, qui fut parfois le nôtre : inventer les formes neuves, théoriques et pratiques, du cheminement de l’idée émancipatrice, ou communiste, et de son expression universelle.
Alain Badiou
Sarkozy pire que prévu / 2012
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Contre la religion du moindre mal électoral / Le mythe démocratique /
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Sarkozy pire que prévu / 1 : une droite extrême / Alain Badiou dans Agora ultra-naze

Un souvenir d’incendie / Max Dorra

Tout pouvoir repose, en dernière analyse, sur la capacité d’angoisser, d’infantiliser. De réactiver une peur, celle éprouvée face à l’autre, l’étranger. Le jugement de valeur qu’un autre  porte sur nous – son attitude, sa mimique, à l’évidence l’expriment – peut en effet provoquer notre angoisse.  De son appréciation, de l’estime qu’il nous porte, du crédit qu’il nous accorde dépendra pendant le temps de l’échange (appréciation, estime, crédit, échange : l’économie, on le voit, hante les mots) notre force d’exister, de persévérer dans notre être. Bref, notre accès à la banque du sens.
L’autre – dans ce moment de « peur absolue », toute la conscience chancelle, dit Hegel – est-il  une  découverte  ou une invention ? La question se pose très tôt, avec  le  premier  non – imité par identification au parent interdicteur –,  hurlé par l’enfant. Avant même la découverte du moi, il y a sans doute eu ainsi,  à partir de ce non, invention de l’autre. La racine même du politique. Racine affective déniée (« pas scientifique »…), occultée par les cloisonnements universitaires actuels.
Reconnaître, pour tenter de s’en affranchir, cette peur primordiale, face cachée de toute violence – peur de  l’autre –, est le préliminaire indispensable à un changement réel enfin réussi. La violence n’est qu’une fausse radicalité, une radicalité inaboutie.
Comment aller à l’autre sans se perdre soi-même, c’est l’art, fondamentalement politique, que l’on devrait enseigner dès l’enfance. D’où l’idée, pour incarner cette utopie pédagogique, d’une fiction évoquant la rencontre par Lacan (l’homme du « retour à Freud ») des textes de Sigmund. L’affrontement, imaginaire, de deux personnages ayant toute leur vie pris le risque existentiel d’écouter les autres.

Il était maintenant tout à fait  immobile.
Il pensait à son nom, le nom de son père dont personne ne connaîtrait jamais le prénom. Son prénom à lui – Jacques-Marie – resterait attaché, au moins quelque temps encore, à la marque singulière qu’il avait réussi à tracer   au fil des années.
Il avait été longtemps tellement seul. Puis les autres étaient arrivés, des disciples,  si nombreux qu’il avait fallu être vigilant pour ne pas les laisser infléchir sa parole. Il leur avait jeté, lors de séminaires, une série interminable de schémas, de croquis esquissés au tableau, dont pas un dans ce déferlement n’avait à aucun moment été le bon. Le bon, il avait dû le garder pour lui, malgré lui : quelque chose ne s’était jamais définitivement dessiné. Ils lui avaient posé tant de questions. Toutes  ces questions étaient  maintenant réunies en un bouquet :  une question unique. Et c’était Pontalis, ce tendre insurgé,  le seul capable de le quitter sans le tuer – ce qui s’était effectivement produit –  qui la lui avait posée (1). Publiquement. Il y a bien des années,  Pontalis l’avait interrogé sur le réel. Que voulait-il dire par là ?  Il ne lui avait pas vraiment répondu.
Le réel, c’est l’impossible.  Parce que c’est l’inimaginable.
Tout analysant nouveau qui surgit est un événement. Le visage de cet autre, sa parole sont un commencement absolu sur quoi, il faudra l’accepter, la théorie la plus élaborée, les schémas les plus sophistiqués viendront se briser. Ce premier moment, cet innommable instant, s’il n’a jamais été vraiment décrit  c’est qu’il est  comme un rêve  pratiquement toujours  oublié. Des images éphémères que seule parfois retrouve la méthode de libre association – la formidable invention de Freud.
Malgré sa  fatigue, curieusement, les images, les mots, comme d’habitude allaient leur train.
Le réel ne dit jamais ce qu’il est mais, sans cesse, ce qu’il n’est pas. Lorsqu’il émerge, affluent les réminiscences. Mais le neuf radical inlassablement les chasse. Il proteste : je ne suis pas cela, ni cela, ni cela.
Quoi d’étonnant si,  pour se reconstruire devant ce neuf qui déroute, qui angoisse, pour retrouver à tout prix une incurvation singulière, la sienne, on cherche désespérément à faufiler dans sa propre parole le plus d’associations possibles. Il y a une lutte des imaginaires.
Chacun, pour l’autre, est  une ville où il lui faut apprendre, dans le risque,  par la douleur,  à se repérer. Un labyrinthe d’où, après mainte avancée, maint recul – une succession imprévisible d’attentes et de désespoirs – on parvient, plus ou moins difficilement,  à sortir.
Ecouter l’autre – l’autre, même le plus proche  –, c’est le laisser se reconstruire contre nous. C’est aussi cela que l’on entend dans ses propos, le chemin qu’il doit emprunter pour se sortir de nous, de cette ville chargée d’histoire, ce labyrinthe que nous représentons pour lui. Et il peut arriver qu’il nous agace  si, malgré les traits qu’il nous emprunte – un style, des manières, un rythme que maladroitement il imite –, il ne réussit pas cette  reconstruction.  Comme si nous lui en voulions de n’avoir pas su mater – et par contrecoup alléger, nous aider à assumer –  une singularité qui est nôtre et qui nous pèse un peu parfois.
Devant un visage neuf, la mémoire est ainsi toute entière bouleversée par une lame dpe fond qui la réveille jusqu’aux plus anciens portraits de ses galeries les plus lointaines. Par la suite, peu à peu, comme un navire qui n’a plus besoin de remorqueur, le visage nouveau larguera nos associations et s’en ira vers le large. Il prendra alors sa place, lui, l’irréductible autre,  dans l’océan de notre mémoire. Il sera devenu un souvenir.
Freud. Il avait passé sa vie à se reconstruire contre lui (2).
Pour Jacques-Marie, l’ancien élève du collège Stanislas, la rencontre du schnorrer de Vienne, cette tonalité inimaginable, était  un commencement absolu. Devant cette inquiétante étrangeté, il avait associé librement, associé éperdument dans tous les registres, toutes les disciplines possibles, des mathématiques à la linguistique ; l’optique aussi,  qui le fascinait, où il trouvait de nouveaux modèles. En  chacun de ses schémas, il se rassemblait, se réunifiait. Une  renaissance où  il vivait en  jubilant une synthèse  qui lui permettrait de bondir à nouveau –  d’anticiper. Synthèse provisoire, étape – précaire, indispensable – au cours d’une analyse interminable. Son style raconte l’histoire de ce combat. Et ses alliés de l’époque. Freud  aurait-il  dit de  lui  ce qu’il disait d’eux, les surréalistes : « Des fous intégraux (disons à 95 %, comme l’alcool absolu) » ?
De cette rencontre avec Freud, il gardait un souvenir d’incendie. Van Gogh peint son propre visage en flammes.  Dali, lui,  montre dans son auto-portrait ce qu’est un moi  en voie de reconstruction : les joues, le menton, les oreilles, à grand’peine  maintenus par des attelles.
Il avait travaillé ses associations, ses modèles, comme Dali traitait les objets, les étirant, les ornant ou les dénudant, les rapprochant de toutes les façons possibles.
Pour retrouver Freud vivant, lui rendre en quelque sorte sa pulsatilité, comme un illusionniste remet en marche une montre depuis longtemps arrêtée, il avait fallu mettre sa théorie en anamorphose, en hypertrophier certains aspects qui s’étaient assagis, apaisés,  leur rendre leur monstruosité, leur folie. Mon Faust, mon Freud, ou comment retrouver une perception neuve en  y projetant sa propre singularité, sa propre monstruosité.
Il l’avait fait.
Freud avait été pour lui une greffe palpitante de symbolique. Se reconstruire contre et avec lui était la seule issue pour qu’elle  prenne. Le rejet de l’autre  n’est jamais  que l’échec d’une reconstruction. C’est en raison de cet échec qu’en 1963 l’International Psychoanalytical Association, incapable de comprendre sa nouveauté,  l’avait excommunié.
Le rêve, cette révolte,  pourtant chaque nuit rappelle qu’un autre montage est possible.
Il avait  dissout sa propre école lorsque, de ses fulgurances, ses élève avaient  fait des clichés, les mots de passe d’une secte.
Plutôt le grain d’une voix, d’un cri, que le grain d’un cliché.
Il songeait.Lorsqu’il quitterait définitivement Freud et Spinoza, et aussi elle, et aussi lui, il garderait les yeux ouverts pour que, longtemps encore après sa mort, ils puissent lui fabriquer un regard.
Alors, il l’aperçut.
Le schéma.
Il le voyait, enfin, et pour la première fois. Il était là, devant ses yeux, simple comme un diamant, et il ne pourrait jamais le leur révéler. Le grain du réel. Une insurrection permanente.
Max Dorra
Un souvenir d’incendie / avril 2012
Publié dans le Monde diplomatique n°697
Dernier ouvrage paru : Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ? Proust, Freud, Spinoza

Un souvenir d'incendie / Max Dorra dans Flux William-Klein
1 Jean-Bertrand Pontalis, psychanalyste et écrivain, élève de Sartre, puis de Lacan qu’il quitta en 1964 pour participer à la création de l’Association psychanalytique de France avant de fonder en 1967  la Nouvelle revue de psychanalyse. C’est au séminaire sur le « moi » que, le 12 mai 1955, il avait posé cette question. Voir  J. Lacan, Le Séminaire, livre II, Éd.  du Seuil, p. 254-256.
2 On se contentera de rappeler ici la déception que dut éprouver Lacan lorsque, lui ayant envoyé sa thèse en 1933, il reçut de Freud comme seule réponse : « Merci de l’envoi de votre thèse. » Lacan qui ne chercha pas à rencontrer Freud  lors du bref passage de celui-ci à Paris, avant son exil à Londres, en 1938. Lire É. Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, 1993, pp. 88, 106, 121, 160.

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