La vérité est au prix d’un arrachement à soi-même. Sortir ! Etre contraint de sortir ! Tel est le geste premier dont se fait toute libération véritable. Telle est la condition de la montée vers le calme des reflets, la beauté des astres et la splendeur du soleil. Qu’il s’agisse d’une discontinuité, d’une force qui opère en partie de l’extérieur, c’est ce que les grands philosophes ont toujours dit. Deleuze, par exemple, le prétendu « spontanéiste », qui présente au contraire la pensée comme une poussée dans le dos, qui admet qu’on ne pense que sous la contrainte du Dehors. Pour ma part, je dirai que ce n’est qu’en obéissant à l’imprévisibilité foudroyante d’un événement qu’on a des chances de voir qu’autre chose est possible que ce qu’il y a. Encore faut-il traverser le tunnel crasseux de l’incertitude, encore faut-il tolérer l’éclat étrange, le dé-rangement des nouveaux possibles. Encore faut-il endurer l’angoisse que suscite, après une longue accoutumance au semblant, la force d’abord opaque du réel. Encore faut-il que vous aident quelques militants, parfois rugueux.
Cette rupture subjective d’avec les politiques ordinaires, d’avec le culte des « réalités », cette nécessité de sortir sans garantie, d’affronter un dehors sans loi connue, est une rareté difficile. On conçoit que soient souvent bienvenus ceux qui prêchent qu’on peut s’en dispenser.
nous entrevoyons déjà que « la gauche » est précisément composée de prêches de ce genre. La gauche est un groupe de gardiens intérimaires, qui, lorsque les gardiens titulaires de la droite ont des difficultés à maintenir l’ordre et la continuité du semblant, prétendent qu’on peut changer le monde aliéné sans avoir besoin d’y être forcé, sans avoir à escalader quelque cime que ce soit, ni à surmonter le désarroi que suscite un tunnel puant.
On peut en somme changer sur place et sans effort, nous dit la gauche. Disons même qu’on peut changer sans rien faire. On peut avoir les reflets, les astres et peut-être même le soleil pour rien. Il suffit d’écouter la bonne parole des gardiens intérimaires et de leur faire confiance. Ils connaissent une porte de sortie par laquelle il suffit de passer, la tête haute. Tout ira comme sur des roulettes. Un bulletin dans une enveloppe, bien caché derrière les rideaux, et le tour est joué.
Et comme la passion pour les ombres est tenace, comme sortir est laborieux, comme ne rien avoir à faire est tentant, la gauche peut cajoler sur place une foule de spectateurs. Mythologisons leur action – ce n’est pas très difficile : nous les avons tous les jours sous les yeux, dans nos villes et sur nos écrans.
(…)
Oui, la gauche, ce sont les gardiens intérimaires de la continuité de l’ordre. Sa promesse de sortie est invariablement celle d’une fausse porte. C’est ce qui lui donne à la fois son allure de sphinx (elle déclare connaître, en sommes, une porte secrète par où on sort sans violence, d’un pas tranquille) et sa complète stérilité (car cette « porte » est elle-même un semblant, qui n’ouvre que sur la répétition).
Nous avons vu que la sortie véritable, ouverte par le trauma (de « rudes gaillards ») qui ont déjà l’expérience de la sortie vraie et redescendent – comme Platon déjà l’exigeait de ses philosophes – dans le monde aliéné, pour pousser la porte vers la sortie tous ceux qui, au moins, consentent à se laisser contraindre (Rousseau, cette fois : « On les forcera à être libres. »), que cette sortie, donc, soumet le sujet à la seule évidence progressive du réel, vers quoi ne peut le guider, aidée par quelques embryons d’organisation, que la puissance d’une Idée. Appelons-la l’Idée communiste, ou, pour ne pas introduire de querelle sémantique et historique immédiate, l’Idée émancipatrice.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la gauche est l’Idée réactive que suscite inévitablement l’Idée émancipatrice. Qu’est-ce que cette Idée réactive ? C’est l’Idée que le désir dont se charge une Idée émancipatrice peut devenir réelle à moindre frais. L’Idée, en somme, qui prétend dire la même chose que l’Idée émancipatrice, à ceci près qu’elle s’épargne la sortie.
Avoir le réel sans s’y frotter, avoir la lumière sans l’allumer, être dehors sans sortir, se transformer sans sans endurer l’angoisse, tout changer sans rien casser… tels est le programme invariable et inéluctable des gardiens intérimaires du cinéma capitaliste, de la Gauche éternelle. Ce programme toujours échoue et toujours ressuscite, comme en nous tous, face à un problème aride et difficile, toujours échoue et toujours ressuscite la tentation du moindre effort, le désir magique d’une « solution » qui n’aura rien exigé de nous. Que notre vote…
C’est Antoine Vitez qui soutenait qu’il n’y avait qu’un seul vice véritable, la paresse. Et singulièrement la paresse mentale. Quand elle nous appelle à voter pour elle, la Gauche chatouille en nous ce vice aussi ancien que tenace.
En tant qu’Idée parasitaire de l’idée émancipatrice, la Gauche est éternelle. Ses « échecs » sont les formes opiniâtres de sa survie. Nulle leçon n’en est jamais tirée, car l’espérance de voir le monde s’améliorer sans avoir rien de nouveau à faire est elle-même, an tant que paresse, une structure du Sujet.
Toute sortie du caverneux capitalo-parlementarisme implique une double rupture. Il faut d’abord accéder au réel de l’Idée émancipatrice, ce qui veut dire accepter d’être fidèle aux événements qui originent et ponctuent la dure épreuve de l’altérité, de la puissance du Dehors. Mais une fois cette première rupture acquise, il faut encore rompre avec l’organisation réactive, c’est-à-dire avec l’Idée (la Gauche) qu’on pourrait obtenir la même chose par une amélioration immanente de ce qui existe, par la petite promenade bien éclairée et circulaire sur quoi ouvre la fausse porte.
Ce n’est plus alors, comme dans la première rupture, l’idée contre la réalité et ses gardiens (la droite), c’est l’Idée active contre l’Idée réactive. C’est l’émancipation contre la Gauche. et ce n’est aucunement plus facile.
La politique commence par les gestes séparateurs, où se décline qu’on ne répondra plus que par un froid silence et une indifférence active aux questions qu’incessamment nous pose et aux convocations qu’incessamment nous propose, sous le nom de Gauche, le sphinx du parlementarisme.
(…)
En vérité, la question politique se résume ainsi : comment sortir de la représentation ? Et ce, que la représentation soit sous la forme « démocratique » de la validation électorale du consensus parlementaire et impérial, ou qu’elle soit sous la forme du « Parti de la classe ouvrière », ensemble fermé supposé représenter la voie communiste de l’égalité, de l’abolition de la propriété privée et du déperissement de l’Etat, mais dont l’expérience montre qu’il ne parvient, dans les conditions actuelles de l’Histoire, qu’à créer une nouvelle bourgeoisie d’Etat.
Alain Badiou
Sarkozy pire que prévu / 2012
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