Tout pouvoir repose, en dernière analyse, sur la capacité d’angoisser, d’infantiliser. De réactiver une peur, celle éprouvée face à l’autre, l’étranger. Le jugement de valeur qu’un autre porte sur nous – son attitude, sa mimique, à l’évidence l’expriment – peut en effet provoquer notre angoisse. De son appréciation, de l’estime qu’il nous porte, du crédit qu’il nous accorde dépendra pendant le temps de l’échange (appréciation, estime, crédit, échange : l’économie, on le voit, hante les mots) notre force d’exister, de persévérer dans notre être. Bref, notre accès à la banque du sens.
L’autre – dans ce moment de « peur absolue », toute la conscience chancelle, dit Hegel – est-il une découverte ou une invention ? La question se pose très tôt, avec le premier non – imité par identification au parent interdicteur –, hurlé par l’enfant. Avant même la découverte du moi, il y a sans doute eu ainsi, à partir de ce non, invention de l’autre. La racine même du politique. Racine affective déniée (« pas scientifique »…), occultée par les cloisonnements universitaires actuels.
Reconnaître, pour tenter de s’en affranchir, cette peur primordiale, face cachée de toute violence – peur de l’autre –, est le préliminaire indispensable à un changement réel enfin réussi. La violence n’est qu’une fausse radicalité, une radicalité inaboutie.
Comment aller à l’autre sans se perdre soi-même, c’est l’art, fondamentalement politique, que l’on devrait enseigner dès l’enfance. D’où l’idée, pour incarner cette utopie pédagogique, d’une fiction évoquant la rencontre par Lacan (l’homme du « retour à Freud ») des textes de Sigmund. L’affrontement, imaginaire, de deux personnages ayant toute leur vie pris le risque existentiel d’écouter les autres.
Il était maintenant tout à fait immobile.
Il pensait à son nom, le nom de son père dont personne ne connaîtrait jamais le prénom. Son prénom à lui – Jacques-Marie – resterait attaché, au moins quelque temps encore, à la marque singulière qu’il avait réussi à tracer au fil des années.
Il avait été longtemps tellement seul. Puis les autres étaient arrivés, des disciples, si nombreux qu’il avait fallu être vigilant pour ne pas les laisser infléchir sa parole. Il leur avait jeté, lors de séminaires, une série interminable de schémas, de croquis esquissés au tableau, dont pas un dans ce déferlement n’avait à aucun moment été le bon. Le bon, il avait dû le garder pour lui, malgré lui : quelque chose ne s’était jamais définitivement dessiné. Ils lui avaient posé tant de questions. Toutes ces questions étaient maintenant réunies en un bouquet : une question unique. Et c’était Pontalis, ce tendre insurgé, le seul capable de le quitter sans le tuer – ce qui s’était effectivement produit – qui la lui avait posée (1). Publiquement. Il y a bien des années, Pontalis l’avait interrogé sur le réel. Que voulait-il dire par là ? Il ne lui avait pas vraiment répondu.
Le réel, c’est l’impossible. Parce que c’est l’inimaginable.
Tout analysant nouveau qui surgit est un événement. Le visage de cet autre, sa parole sont un commencement absolu sur quoi, il faudra l’accepter, la théorie la plus élaborée, les schémas les plus sophistiqués viendront se briser. Ce premier moment, cet innommable instant, s’il n’a jamais été vraiment décrit c’est qu’il est comme un rêve pratiquement toujours oublié. Des images éphémères que seule parfois retrouve la méthode de libre association – la formidable invention de Freud.
Malgré sa fatigue, curieusement, les images, les mots, comme d’habitude allaient leur train.
Le réel ne dit jamais ce qu’il est mais, sans cesse, ce qu’il n’est pas. Lorsqu’il émerge, affluent les réminiscences. Mais le neuf radical inlassablement les chasse. Il proteste : je ne suis pas cela, ni cela, ni cela.
Quoi d’étonnant si, pour se reconstruire devant ce neuf qui déroute, qui angoisse, pour retrouver à tout prix une incurvation singulière, la sienne, on cherche désespérément à faufiler dans sa propre parole le plus d’associations possibles. Il y a une lutte des imaginaires.
Chacun, pour l’autre, est une ville où il lui faut apprendre, dans le risque, par la douleur, à se repérer. Un labyrinthe d’où, après mainte avancée, maint recul – une succession imprévisible d’attentes et de désespoirs – on parvient, plus ou moins difficilement, à sortir.
Ecouter l’autre – l’autre, même le plus proche –, c’est le laisser se reconstruire contre nous. C’est aussi cela que l’on entend dans ses propos, le chemin qu’il doit emprunter pour se sortir de nous, de cette ville chargée d’histoire, ce labyrinthe que nous représentons pour lui. Et il peut arriver qu’il nous agace si, malgré les traits qu’il nous emprunte – un style, des manières, un rythme que maladroitement il imite –, il ne réussit pas cette reconstruction. Comme si nous lui en voulions de n’avoir pas su mater – et par contrecoup alléger, nous aider à assumer – une singularité qui est nôtre et qui nous pèse un peu parfois.
Devant un visage neuf, la mémoire est ainsi toute entière bouleversée par une lame dpe fond qui la réveille jusqu’aux plus anciens portraits de ses galeries les plus lointaines. Par la suite, peu à peu, comme un navire qui n’a plus besoin de remorqueur, le visage nouveau larguera nos associations et s’en ira vers le large. Il prendra alors sa place, lui, l’irréductible autre, dans l’océan de notre mémoire. Il sera devenu un souvenir.
Freud. Il avait passé sa vie à se reconstruire contre lui (2).
Pour Jacques-Marie, l’ancien élève du collège Stanislas, la rencontre du schnorrer de Vienne, cette tonalité inimaginable, était un commencement absolu. Devant cette inquiétante étrangeté, il avait associé librement, associé éperdument dans tous les registres, toutes les disciplines possibles, des mathématiques à la linguistique ; l’optique aussi, qui le fascinait, où il trouvait de nouveaux modèles. En chacun de ses schémas, il se rassemblait, se réunifiait. Une renaissance où il vivait en jubilant une synthèse qui lui permettrait de bondir à nouveau – d’anticiper. Synthèse provisoire, étape – précaire, indispensable – au cours d’une analyse interminable. Son style raconte l’histoire de ce combat. Et ses alliés de l’époque. Freud aurait-il dit de lui ce qu’il disait d’eux, les surréalistes : « Des fous intégraux (disons à 95 %, comme l’alcool absolu) » ?
De cette rencontre avec Freud, il gardait un souvenir d’incendie. Van Gogh peint son propre visage en flammes. Dali, lui, montre dans son auto-portrait ce qu’est un moi en voie de reconstruction : les joues, le menton, les oreilles, à grand’peine maintenus par des attelles.
Il avait travaillé ses associations, ses modèles, comme Dali traitait les objets, les étirant, les ornant ou les dénudant, les rapprochant de toutes les façons possibles.
Pour retrouver Freud vivant, lui rendre en quelque sorte sa pulsatilité, comme un illusionniste remet en marche une montre depuis longtemps arrêtée, il avait fallu mettre sa théorie en anamorphose, en hypertrophier certains aspects qui s’étaient assagis, apaisés, leur rendre leur monstruosité, leur folie. Mon Faust, mon Freud, ou comment retrouver une perception neuve en y projetant sa propre singularité, sa propre monstruosité.
Il l’avait fait.
Freud avait été pour lui une greffe palpitante de symbolique. Se reconstruire contre et avec lui était la seule issue pour qu’elle prenne. Le rejet de l’autre n’est jamais que l’échec d’une reconstruction. C’est en raison de cet échec qu’en 1963 l’International Psychoanalytical Association, incapable de comprendre sa nouveauté, l’avait excommunié.
Le rêve, cette révolte, pourtant chaque nuit rappelle qu’un autre montage est possible.
Il avait dissout sa propre école lorsque, de ses fulgurances, ses élève avaient fait des clichés, les mots de passe d’une secte.
Plutôt le grain d’une voix, d’un cri, que le grain d’un cliché.
Il songeait.Lorsqu’il quitterait définitivement Freud et Spinoza, et aussi elle, et aussi lui, il garderait les yeux ouverts pour que, longtemps encore après sa mort, ils puissent lui fabriquer un regard.
Alors, il l’aperçut.
Le schéma.
Il le voyait, enfin, et pour la première fois. Il était là, devant ses yeux, simple comme un diamant, et il ne pourrait jamais le leur révéler. Le grain du réel. Une insurrection permanente.
Max Dorra
Un souvenir d’incendie / avril 2012
Publié dans le Monde diplomatique n°697
Dernier ouvrage paru : Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ? Proust, Freud, Spinoza
1 Jean-Bertrand Pontalis, psychanalyste et écrivain, élève de Sartre, puis de Lacan qu’il quitta en 1964 pour participer à la création de l’Association psychanalytique de France avant de fonder en 1967 la Nouvelle revue de psychanalyse. C’est au séminaire sur le « moi » que, le 12 mai 1955, il avait posé cette question. Voir J. Lacan, Le Séminaire, livre II, Éd. du Seuil, p. 254-256.
2 On se contentera de rappeler ici la déception que dut éprouver Lacan lorsque, lui ayant envoyé sa thèse en 1933, il reçut de Freud comme seule réponse : « Merci de l’envoi de votre thèse. » Lacan qui ne chercha pas à rencontrer Freud lors du bref passage de celui-ci à Paris, avant son exil à Londres, en 1938. Lire É. Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, 1993, pp. 88, 106, 121, 160.