Les dimensions contemporaines de l’art revendiquent explicitement un certain nombre de principes issus des théories anarchistes. L’art, y compris lorsqu’il n’est pas « engagé », prétend dénoncer, ou ironiser sur des formes de l’ordre culturel (la censure, les modalités antérieures de l’activité artistique et les académismes) ou économico-politique (la marchandisation, les propagandes publicitaires).
Plus encore, depuis la fracture introduite par le mouvement Dada, les pratiques artistiques se sont affirmées comme dénonciation non plus seulement des traditions artistiques antérieures, mais de ce qui constitue l’essence de l’art. Faire œuvre, à la période contemporaine, c’est à bien des égards inscrire dans le domaine de l’esthétique ce qui en était jusque là exclu. Les « Ready-made » de Duchamp en sont l’exemple à la fois originel et archétypal. On assiste donc bien à un renversement des valeurs et des hiérarchies esthétiques ; mais aussi à un recyclage de ce renversement lui-même, devenu, par le jeu de sa médiatisation, un nouvel argument de vente sur le marché de l’art.
Ainsi, les positions de subversion, de transgression, d’émancipation, qui caractérisaient au début du XXème siècle le dadaïsme politico-esthétique issu de la culture anarchiste, sont souvent devenues les positions-standard des nouveaux académismes contemporains, perdant de ce fait même non seulement leur virulence, mais leur véritable sens politique. Et donnant lieu par là à un dévoiement de la revendication anarchiste.
Un principe de désordre aux origines de l’esthétique
Mais, comprendre ce dévoiement, c’est d’abord remonter aux fondements du concept même d’esthétique, et aux ambivalences qui l’ont constitué. L’esthétique est en effet, dès son origine, ce qui par excellence échappe aux formalisations de l’ordre rationnel. Elle relève de la perception, du sentiment de plaisir, des formes de la jouissance ou de celles de la répulsion. En tant que faculté individualisée, elle est inassignable à la norme. En tant que domaine intellectuellement constitué d’une approche du monde et des oeuvres, telle qu’elle existe depuis le XVIIIème, elle s’oppose au domaine de la rationalité scientifique en introduisant, à l’encontre de la valeur cartésienne du distinct, la contre-valeur créatrice du « confus » : est véritablement esthétique, pour Baumgarten qui crée le terme, ce qui surgit de l’association paradoxale de la clarté et de la confusion. Autrement dit, ce qui met au jour le désordre. L’esthétique serait ainsi, dans sa constitution même, anarchiste : elle ferait valoir une puissance d’échappement aux hiérarchies organisatrices du savoir.
L’esthétique du sublime, chez Kant, manifeste ce principe de désordre qui s’oppose à l’ordre du beau, et, suscitant corrélativement dans le sujet les émotions d’attraction et de répulsion, échappe à toute assignation culturelle : le sublime est fondamentalement esthétique, mais sans pouvoir accéder à la représentation artistique. Une tempête est sublime pour autant qu’on en est physiquement préservé : elle n’est donc sublime que par le regard distancié qu’on porte sur sa réalité, non par l’œuvre picturale à laquelle elle peut donner lieu.
Reconnaître l’esthétique comme domaine spécifique de la réflexion, c’est donc non pas admettre la part du rêve, mais au contraire reconnaître une naturalité du réel, à la fois sensitif et environnemental, qui échappe à l’ordre conceptuel. De même, lorsque Max Stirner, en 1844, écrit l’Unique et sa propriété, ouvrage fondateur des théories anarchistes, il ne dénonce pas l’ordre établi au nom d’une utopie, mais au contraire au nom d’une forme de réalisme politique. C’est parce que, selon son expression,
« l’opposition du réel et de l’idéal est indestructible » (1), que le réel, comme « réalité des rapports de force » (2), doit être reconnu à l’encontre des « fantômes » que sont les valeurs morales et politiques établies, considérées en tant qu’ « illusions » dont la seule fonction est de légitimer abstraitement, et donc de rendre acceptables, les réalités les plus concrètes de l’oppression.
Il y a donc un réalisme paradoxal de l’esthétique, comme il y a un réalisme paradoxal de l’anarchie, et, dans les deux cas, la revendication réaliste est polémique : elle désigne les failles d’une rationalité dominante qui trompe et se trompe sur son propre pouvoir. Pour Kant, cela signifie seulement qu’elle doit reconnaître ses limites et se les assigner à elle-même ; mais, pour la filiation à la fois post et anti-hegelienne dont participent les théories anarchistes, cela signifiera une véritable destitution des pouvoirs confondus de la raison dominante et de l’Etat rationnel. C’est à cette destitution qu’appelait déjà, dans la période post-révolutionnaire, le travail de Babeuf, dénonçant les trahisons de la révolution française qui évaluait l’égalité réelle au profit d’un mensonge d’égalité formelle.
L’ordre esthétique et ses injonctions paradoxales
Mais, en même temps qu’il fait contrepoint à la raison, le domaine de l’esthétique s’oppose aussi à celui de la sensation brute et immédiate, il en réorganise la naturalité dans un devenir culturel déterminé par des formalisations intentionnelles, par une activité productive et par des processus de réception élaborés, discursifs et, de ce fait même, normalisés. L’émergence de l’art, liée à celle des pouvoirs religieux en tant que puissances politiques, relie l’esthétique aux régimes de sacralisation qui, Walter Benjamin l’a montré, définissent la valeur même des œuvres.
Et, en définitive, le régime de la représentation ne cesse de fixer des normes, d’élaborer, par la nécessité même du jugement sur les œuvres, un cadrage collectif non seulement du discours que l’on peut tenir sur elles, mais de la manière même de les percevoir.
A la période contemporaine, l’écart entre ces deux dimensions de l’esthétique, la normative et l’anomale, est devenu littéralement abyssal, mettant en évidence le redoutable enchaînement des « double bind » : entre puissance d’échappement et puissance d’intégration, entre valorisation de l’individuel et partage du collectif, entre récusation des formes et principe de formalisation, entre dénonciation de l’ordre et volonté d’organisation. Or l’enchaînement de ces injonctions paradoxales, dans lequel s’enracinent les problématiques contemporaines de l’esthétique, est au cœur même de la problématique politique de l’anarchie. En ce sens, l’esthétique contemporaine pourrait être le laboratoire d’une problèmatisation des positions anarchistes. Mais aussi un observatoire de leurs dévoiements.
Les dévoiements contemporains de la transgression
L’art est ainsi le lieu corrélatif d’un régime de socialisation et d’un régime de transgression. Il est, dans son essence, aussi intégrateur que violemment déstabilisateur. Et c’est toujours au nom de ses volontés d’intégration qu’il dénonce ses propres forces de déstabilisation.
En témoigne, dans le Triple Jeu de l’art contemporain, paru en 1998 aux éditions de Minuit, la manière dont la sociologue Nathalie Heinich présente la dynamique de l’art contemporain à partir d’un triple mouvement : transgression – réaction – intégration. Le geste transgressif de l’artiste suscite la réaction de retrait du public, qui elle-même va donner lieu à l’action d’intégration des médiateurs (critiques et commissaires d’exposition pour la part culturelle, mais aussi marchands et galeristes pour la part économique). Elle montre à partir de là que l’intégration, rendue nécessaire par les impératifs économiques du marché de l’art, finit par fonctionner comme un appel à la transgression : plus les transgressions sont intégrées, plus se fait pressant cet oxymore que constitue l’obligation de transgresser, aboutissant à ce qu’elle appelle une « pathologie » du « corps social de l’art contemporain ».
Est décrit ici, sous la forme d’un affolement, ou d’un emballement de la machine, une véritable anarchie du monde de l’art, au sens élémentaire du terme, puisque la « démission des institutions » signifie la perte du référent de l’ordre et de la hiérarchie, le non-gouvernement, l’absence de direction politique. Anarchie qui se traduit en perte corrélative des normes du jugement de goût, et des critères de la valeur financière. De ce qui fonde, donc, l’ordre esthétique comme intégrateur.
Mais, précisément, cette « anarchie », au sens plat du terme, a pour origine paradoxale le dévoiement de ce qui constitue l’un des fondements de la théorie anarchiste : la transgression. Là où la transgression devient norme, disparaît ce qui fait l’essence du geste transgressif : la puissance de dénonciation qui en constitue la finalité.
La question de l’informe
Un tel dévoiement apparaît avec évidence dans la question de l’informe. Telle qu’elle se présente dans l’esthétique de Bataille, elle est manifestement liée à une théorie de l’anarchie :
« Informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens, mais un terme servant à déclasser, exigeant préalablement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’il désigne n’a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. » (3)
Tiré du numéro 7 de la revue Documents (paru en décembre 1929), il met en évidence ce qu’Yves-Alain Bois appellera la « valeur d’usage de l’informe » (4), autrement dit, moins son sens que sa fonction polémique, et, plus précisément ici, politique. C’est relativement à l’ordre établi des « hommes académiques », que la définition de l’informe apparaît comme une revendication. C’est parce que la forme est une exigence sociale, que l’informe prend le sens d’une dénonciation; c’est parce que l’ « archè », l’ordre hiérarchisé de la forme, est dominant, que la revendication de l’informe occupe la place oppositionnelle d’un refus de la domination.
Mais c’est aussi parce que la forme (« eidos » en grec) renvoie à l’idée, à ce qui rend la matière assignable à un ordre, que l’informe, renvoyant à la matérialité brute des choses, dénonce, relativement à celle-ci, toute position idéaliste. La revendication de l’informe est en ce sens anarchiste parce qu’elle se présente comme une lutte contre les idéologies de la forme, mais aussi parce qu’elle prétend par là ramener du symbolique vers le réel. La formalisation prend alors l’aspect fantômatique que Stirner attribuait aux registres du pouvoir (l’Etat, la loi) pour les opposer à la seule réalité concrète du Moi.
Ce retour du symbolique vers le réel est aussi un retour du discursif vers le matériologique. C’est la fonction que Bataille attribue aux photographies d’Elie Lotar ou à celles de Jacques Boiffard. Ainsi commente-t-il, dans le numéro 6 de Documents, la photo d’orteil prise par Boiffard :
« Un retour à la réalité n’implique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu’on est séduit bassement, sans transposition et jusqu’à en crier, en écarquillant les yeux : les écarquillant ainsi devant un gros orteil » (5)
L’esthétique de l’informe est ainsi doublement tenue, par la dimension corrélative de sa visée politique et de sa dimension fascinatoire, c’est-à-dire par le sens polémique d’un geste transgressif intentionnellement orienté. Comme l’écrit Georges Didi-Huberman dans son essai sur Bataille :
« Ce contre quoi Bataille engageait Documents en tant qu’outil critique n’était donc qu’une certaine notion de l’art, de la forme et de la modernité, une notion – résumons-la – dominée par les pouvoirs séculaires de l’idée. » (6)
A la période contemporaine, Rosalind Krauss désignera, dans une partie de l’œuvre photographique de Cindy Sherman, la tension qui s’établit entre l’informe et l’abjection, en relation avec la sémiotique corporelle du déchet et du dégoût, en opposant ses « Images de la boulimie » (liées à l’abjection du vomi, de la nourriture pourrissante et des excrétions du corps, dans lesquelles le dégoût est lié à la matérialité même de l’objet représenté) à ce qui, y compris dans des sujets plus « viscéralement » acceptables, traduit la tension, qu’on pourrait dire « anesthétique », vers l’informe :
« Que son travail sur l’horizontale n’ait pas besoin d’une figuration littérale de l’informe – dispersions chaotiques, détritus, substances répugnantes – c’est ce que démontre la série de portraits réalisés à partir des maîtres d’autrefois » (7)
L’informe peut naître alors des simples modalités de diffusion de la lumière, sans nécessiter le recours à la littéralité de l’objet. C’est ainsi que, dans les années quatre-vingt, les imitations photographiques de la peinture classique produites par Cindy Sherman distordent en quelque sorte le rendu conventionnel de leur objet pour produire ce sentiment de malaise d’une formalisation dévoyée qui suscite d’autres modalités de l’informe.
L’abjection et ses contempteurs : réel et symbolique
Mais, du rendu viscéral de l’abjection au rendu ironique des dysmorphies, est à l’œuvre une autre dimension de l’anarchie esthétique : celle qui subvertit la valeur d’exposition en faisant œuvre de l’innommable. En faisant acte public de ce qui doit, culturellement, être occulté. C’est le sens des réactions de rejet, manifestement viscérales et fort peu argumentées, aux dimensions contemporaines de l’art. Ainsi, dans De Immundo, pamphlet publié en 2004 aux éditions Galilée, Jean Clair, attaquant aussi indistinctement l’œuvre de David Nebreda que celle de Joseph Beuys ou des Actionnistes viennois, désigne avec dégoût ce qu’il appelle un « retournement du symbolique au réel ».
On n’insistera pas ici sur les dimensions, de fait authentiquement symboliques, des œuvres incriminées (comment ne pas voir du symbole dans les usages que fait Beuys du feutre et de la graisse ?), Ce qui nous intéresse plutôt est ce dont ici la répulsion conservatrice face à l’oeuvre fait symptôme : l’insupportable affrontement à une réalité du corps occultée par l’ordre culurel . Ainsi, ramener les représentations contemporaines du corps à une destitution du symbole, c’est reconnaître de fait dans le devenir contemporain de l’art le cœur même de la théorie anarchiste et sa dénonciation des fonctions oppressives du symbolique : si la tradition esthétique occidentale (et pas seulement elle) s’est en effet fondée sur une valorisation du symbolique, sa destitution anarchiste passe, on l’a vu en particulier chez Stirner, par une revalorisation du réel dans « sa physicalité la plus immédiate et la plus nue ». L’ouvrage de Stirner s’ouvre et s’achève par la même formule :
« Je n’ai fondé ma cause sur rien » (8)
Ce qui signifie clairement : je récuse toute légitimation symbolique, et ne me réclame que de l’effectivité du réel. Ainsi, jusque dans leurs errements frileux et leur nostalgie du sacré, les contempteurs de l’art contemporain ne font qu’exhiber le symptôme de ce qui, dans les dimensions désintégratrices de la revendication esthétique, fait mal, c’est-à-dire touche à l’ordre par le entrailles.
Les puissances de déconstruction
C’est ainsi que la thématique de la décomposition, au cœur de la pensée anarchiste, ne présente pas seulement la mise en exergue entropique du pourrissement, mais aussi le travail architectonique de la déconstruction. Un exemple en fut, en 1973, la fondation aux Etats-Unis du groupe « Anarchitecture » : faisant acte esthétique d’un refus des valeurs collectives, il subvertissait les données architecturales. Le « Train Bridge », train qui occupe la place architecturale d’un pont effondré, en est l’une des œuvres représentatives. Gordon Matta-Clark, membre fondateur du groupe, poursuit un travail du même ordre en 1974 dans son œuvre « Splitting », coupant en deux une maison dans un triple mouvement de rupture de l’intériorité, d’exposition du dedans à l’extérieur et de recomposition des parties prélevées dans le recyclage non fonctionnel de l’exposition muséale ou du collage photographique. Mais ce travail purement artistique a en même temps considérablement influencé les architectes post-modernes de la déconstruction, faisant cette fois œuvre fonctionnelle de ce qui n’était présenté que comme un geste ironique de subversion de la fonction.
De ce déconstructivisme participent aussi, à l’égard du corps lui-même, les tendances de la danse contemporaine, et de la musique : Trisha Brown a travaillé avec Matta-Clark, Merce Cunningham avec John Cage, et l’on voit bien les mêmes principes destituer les valeurs-repères classiques du corps, celles de l’espace habitable et celles de la perception auditive. C’est ainsi d’un authentique bouleversement que témoignent, de l’orée du XXème siècle au début du XXIème, les mouvements, au sens le plus dynamique du terme, qui animent la multiplicité des champs de l’esthétique contemporaine, et l’essor de la video met en évidence avec une acuité accrue ces possibilités de bouleversement.
Si les théories anarchistes n’ont manifestement jamais trouvé d’application d’envergure dans le champ de la réalité politique, le champ de l’art témoigne en revanche, à la période contemporaine plus que jamais, de leur prégnance et de leur diffusion, et en quelque sorte d’une véritable imprégnation culturelle, dont même les trahisons auxquelles elles s’exposent sont un indice.
Mais une telle imprégnation se fait évidemment aussi au prix d’un affadissement idéologique : du jeu ironique avec la forme, qui mettait en tension les dimensions tragiques d’une œuvre comme celle de Claude Cahun, on est passé à la dimension ludique d’un effet paillette tel que l’étalait en 2002 l’exposition « Coolustre » en Avignon. Et le pop’art lui-même, dès ses origines, témoigne de la frange indécise qui sépare une critique engagée du consumérisme, d’une complaisance cyniquement désinvolte.
S’il est donc nécessaire de repérer et de dénoncer, à l’encontre même des conformismes esthétiques, les dévoiements, les trahisons et les récupérations souvent subreptices dont l’ironie anarchiste fait l’objet dans les milieux de l’art, cette récupération elle-même n’en demeure pas moins l’un des signes de sa vitalité. Que les dimensions les plus radicales d’une pensée de la subversion puissent être aussi constamment recyclées et marchandisées, ne nous donne qu’une preuve supplémentaire de leur impact, et fait percevoir les ondes de choc du redoutable séisme intellectuel qu’a provoqué, dans la culture contemporaine, l’irruption de la pensée anarchiste.
Christiane Vollaire
l’Anarchie esthétique / 2005
Publié dans Lignes n°16 : Anarchies / février 2005
site de Christiane Vollaire
1 Max Stirner, l’Unique et sa propriété, L’Age d’Homme, Lausanne, 1972, p.393.
2 Idem, p.261
3 Georges Bataille, Œuvres complètes, t.I, Gallimard, 1970, p.217
4 in l’Informe, mode d’emploi, catalogue du Centre Georges Pompidou, 1996
5 Georges Bataille, op.cit., p.204
6 Georges Didi-Huberman, la Ressemblance informe, Macula, 1995, p.15
7 Rosalind Krauss, « Le destin de l’informe », in l’Informe, mode d’emploi, p.229
8 Max Stirner, l’Unique et sa propriété, L’Age d’homme, Lausanne, 1972, p.397