« Une nouvelle intelligence de l’oïkos, la maison du monde, est en train de naître. L’air, l’eau, l’énergie deviennent des affaires humaines. Les paysages, les choses de la vie végétale et animale rejoignent ceux du réseau des villes, aussi bien que celles des continents de la misère. [...] La crise écologique renvoie à une crise plus générale du social, du politique et de l’existentiel. Ce qui se trouve mis en cause ici, c’est une sorte de révolution des mentalités afin qu’elles cessent de cautionner un certain type de développement, fondé sur un productivisme ayant perdu toute finalité humaine. »
Félix Guattari / Chimères n°11 / printemps-été 1996
Ce numéro de Chimères propose des « tracés préparatoires » en direction de l’écosophie que Félix Guattari appelait de ses vœux en 1989, dans Les Trois écologies : sagesse hétérogène et polymorphe de l’oïkos, destinée à prendre en compte en même temps l’écologie environnementale, l’écologie sociale et l’écologie mentale, ainsi qu’une nouvelle réflexion sur les dimensions machiniques et technologiques de la subjectivité individuelle et collective.
Impossible en effet de traiter les problème environnementaux sans les considérer comme une mutation physique sans précédent de la planète Terre, sans prendre en compte également les transformations des modes de vie humains, individuels et collectifs. Pour que ces changements soient vécus consciemment et volontairement, c’est à un niveau psychique qu’il est essentiel de porter attention. Effectuer la jonction conceptuelle entre ces trois registres environnemental, social et mental, est donc une nécessité fondamentale, car les mutations écologiques ne peuvent être avoir lieu sans modifier les rapports sociaux et sans être incessamment repensées. Les risques technico-scientifiques, naturels et industriels auxquels nous avons à faire face modifient de concert la Terre et ses passagers, humains mais aussi bien vivants et minéraux (feuilles, cellules, atomes…).
Impossible aussi, par conséquent, de restreindre l’écologie aux questions environnementales comme si la Nature devait être « protégée » pour conserver une existence indépendante à l’écart des processus sociaux et des comportements individuels. C’est plutôt l’ensemble politique des modes économiques actuels d’exploitation de la terre, qui est en question dans cette « crise » écologique, qui forme nœud autant sur les ressources dites « naturelles » que sur nos modes culturels et nos existences individuelles. L’écosophie permet de découvrir dans ce nœud autant de ressources et de possibilité de ripostes que de motifs d’inquiétude. En soulignant que seule une prise en compte de l’intrication de ces trois registres de l’environnement, des rapports sociaux et de la subjectivité humaine peut rendre compte de la complexité de l’écologie, Guattari montrait aussi que l’écologie ne concerne pas seulement une dimension de crise, mais une manière de comprendre l’histoire humaine comme géographie de la Terre : qu’est-ce qui arrive à la Terre ?
L’écosophie, dont Guattari a esquissé les contours en 1989 dans Les trois écologies propose donc une vision élargie et transversaliste de l’écologie politique, dont les différentes dimensions doivent être constamment pensées ensemble pour donner forme à un engagement qui soit à la fois pratique et théorique, éthico-politique et esthétique. Les crises majeures de notre époque demandent de nouvelles pratiques sociales, de nouvelles pratiques esthétiques, de nouvelles pratiques du soi dans le rapport à l’autre, à l’étranger et à la Terre, qui devront se situer à l’articulation de la subjectivité, de la politique, de la protection de l’environnement : « La reconquête d’un degré d’autonomie créatrice dans un domaine particulier appelle d’autres reconquêtes dans d’autres domaines. Ainsi toute une catalyse de la reprise de confiance de l’humanité en elle-même est-elle à forger, pas à pas, et quelquefois à partir des moyens les plus minuscules. Tel cet essai qui voudrait, si peu que ce soit, endiguer la grisaille et la passivité ambiante (1). » L’objet écosophique ne se réduit donc pas à un objectif défini de façon univoque ou à un projet politique traditionnel, mais vise plutôt à constituer un lieu de transversalité entre des domaines hétérogènes, dans une perspective re-singularisante. Il implique une remise en question permanente des institutions existantes, mais exige également une ouverture attentive aux mutations subjectives de notre époque, une vision radicalement transformée de la société, de la nature et de la technique.
L’histoire humaine est inséparable du devenir de la planète, de sorte que l’histoire de l’esprit doit laisser la place à l’analyse du devenir de la Terre dans son écosystème, à une géophilosophie. Sciences et techniques n’apparaissent pas comme des prothèses maléfiques ajoutées à l’humain, mais montrent plutôt comment, depuis qu’il y a de la vie sur Terre, humains et végétaux, animaux et minéraux fonctionnent ensemble et entrent dans de nouveaux agencements. Les cultures sont donc inséparables de la nature, ou plutôt des natures avec lesquelles les diverses sociétés humaines entrent en symbiose technique.
La période actuelle est celle de l’achèvement de la sémiotisation de la Terre, des minéraux, des végétaux, des animaux par le capitalisme : les « laissés pour compte » entrent dans de nouveaux agencements multiples, susceptibles de produire de nouvelles cultures intriquées différemment avec la nature. La séparation entre les ordres et les « royaumes » n’est plus d’actualité et l’interrogation sur les devenirs devient indispensable pour les fabriquer concrètement.
Avec ses trois dimensions environnementales, sociales, mentales, l’écosophie propose une espèce de diagramme, qui chevauche différents types d’interrogations et de critiques sur la société actuelle, en dépassant la position purement dénonciatrice pour aller vers une position de désir et de fabrication : école alternative, écologie urbaine, piano nomade, arbre de bronze de Penone, paysage de lumière du peintre Christian Sorg, autogestion, recherches, fictions. L’écosophie rassemble transversalement des propositions qui adoptent des postures expérimentales, expérimentatrices, inventives et créatrices, et pas simplement critiques et réactives.
Manola Antonioli & Anne Sauvagnargues
Arpenter la maison du monde / avril 2012
Extrait de l’édito de Chimères n°76 / Ecosophie
1 Félix Guattari, les Trois écologies, Paris, Galilée, 1989, p.72-73.
les numéros de Chimeres en 2012