2666 / Roberto Bolaño

A côté de la porte, un autre homme s’était assis. La serveuse était auprès de lui et ils se parlaient. Le type portait une veste en jean assez large et un tee-shirt noir. Il était maigre et ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Rosa l’avait regardé et le type s’était immédiatement aperçu qu’il était observé, mais il avait avalé son rafraîchissement sans y accorder grande importance et sans la regarder à son tour.

- Trois jours après, nous nous sommes rencontrés, dit Rosa.
- Pourquoi tu es allée au match ? dit Fate. Tu aimes la boxe ?
- Non, je t’ai déjà dit que c’était le première fois que j’allais à un spectacle de ce genre, mais c’est Rosa qui m’a convaincue.
- L’autre Rosa, dit Fate.
- Oui, Rosita Méndez, dit Rosa.
Mais après le match, tu allais faire l’amour avec ce type, dit Fate.
- Non, dit Rosa. J’ai accepté sa cocaïne, mais j’avais pas l’intention de coucher avec lui. Je supporte pas les hommes jaloux, mais je pouvais continuer à être son amie. On en avait parlé au téléphone et il avait eu l’air de le comprendre. De toute façon, je l’ai trouvé bizarre. Pendant qu’on roulait en voiture, quand on cherchait un restaurant, il a voulu que je le suce. Il m’a dit : Suce-moi pour la dernière fois. Ou peut-être qu’il ne me l’a pas dit comme ça, avec ces mots, mais plus ou moins c’est ce que ça voulait dire. Je lui ai demandé s’il était devenu dingue et il a ri. Moi aussi j’ai ri. On aurait dit que tout était une blague. Pendant les deux jours précédents, il avait pas arrêté de m’appeler, et lorsque c’était pas lui, c’était Rosita Méndez et elle me transmettait des messages de sa part. Elle me conseillait de pas le laisser tomber. Elle me disait que c’était un bon parti. Mais moi je lui ai dit que je considérais notre relation, ou quoi que cela ait pu être, comme finie.
- Lui, il considérait comme finie la relation, dit Fate.
- On avait parlé au téléphone, je lui avais expliqué que j’aime pas les hommes jaloux, moi je le suis pas, dit Rosa, je ne supporte pas la jalousie.
- Lui, il te considérait déjà comme perdue, dit Fate.
- C’est probable, dit Rosa, sinon il m’aurait pas demandé de le sucer. Jamais il l’avait fait, et encore moins dans les rues du centre-ville, même s’il faisait nuit.
- Mais il n’avait pas l’air triste, non plus, dit Fate, du moins c’est pas l’impression qu’il m’a donnée.
- Non, il avait l’air joyeux, dit Rosa. Ça a toujours été un type joyeux.
- Oui, c’est ce que j’ai pensé, dit Fate, un type joyeux qui veut passer une nuit à faire la fête avec sa petite amie et ses amis.
- Il était drogué, dit Rosa, il arrêtait pas d’avaler des cachets.
- Il m’a pas donné l’impression d’être drogué, dit Fate, je l’ai trouvé un peu bizarre, comme s’il avait quelque chose de trop vaste dans la tête. Et comme s’il savait pas quoi faire avec ce qu’il avait dans la tête, même si, à la fin, elle allait en éclater.
- Et c’est pour ça que tu es restée ? dit Rosa.
- C’est possible, dit Fate, en réalité je ne sais pas, je devrais me trouver en ce moment aux Etats-Unis ou être attablé à écrire mon article, et pourtant je suis ici, dans un motel, à parler avec toi. J’y comprends rien.
- Tu voulais coucher avec mon amie Rosita ? dit Rosa.
- Non, dit Fate. Absolument pas.
- Tu es resté à cause de moi ? dit Rosa.
Je sais pas bien, dit Fate.
Tous deux bâillèrent.
- Tu es tombé amoureux de moi ? dit Rosa avec un naturel désarmant.
- C’est possible, dit Fate.

Lorsque Rosa fut endormie, il lui enleva ses chaussures à talons et la recouvrit. Il éteignit les lumières et pendant un moment il resta à regarder entre les petits rideaux de la fenêtre le parking et les phares qui éclairaient la route. Ensuite il mit sa veste et sortit sans faire de bruit. A la réception, le réceptionniste était en train de regarder la télé et sourit en le voyant arriver. Ils bavardèrent pendant un moment des émissions de télé mexicaines et nord-américaines. Le réceptionniste dit que les émissions nord-américaines étaient mieux faites, mais que les mexicaines étaient plus drôles. Fate lui demanda s’il avait le câble. Le réceptionniste lui dit que le câble n’était que pour des riches ou des pédés. Que la vie réelle sortait et qu’il fallait la chercher dans les chaînes gratuites. Fate lui demanda s’il ne croyait pas qu’en fin de compte rien n’était gratuit, et le réceptionniste se mit à rire et lui dit qu’il savait déjà où il voulait en venir, mais qu’il n’allait pas le convaincre de ce côté-là. Fate lui dit qu’il ne pensait pas le convaincre de quoi que ce soit, puis il lui demanda s’il avait un ordinateur d’où il pourrait envoyer un message. Le réceptionniste fit non de la tête et se mit à fouiller dans une liasse de papiers empilés sur le bureau, jusqu’à ce qu’il trouve une carte de cybercafé de Santa Teresa.
- Il est ouvert toute la nuit, lui apprit-il, ce qui surprit Fate, car bien que new-yorkais il n’avait jamais entendu parler d’un cybercafé qui ne ferme pas la nuit.
La carte du cybercafé de Santa Teresa était d’un rouge intense, tellement intense qu’il était difficile même de lire les mots imprimés. Au revers, d’un rouge plus doux, était dessiné un plan qui indiquait la localisation exacte de l’établissement. Il demanda au réceptionniste de lui traduire le nom du cybercafé. Le réceptionniste se mit à rire et lui dit qu’il s’appelait « Feu, chemine avec moi ».
- On dirait le titre d’un film de David Lynch, dit Fate.
Le réceptionniste haussa les épaules et dit que le Mexique tout entier était un collage d’hommages divers et hétéroclites.
- Tout ce qui existe dans ce pays est un hommage à tout ce qui existe dans le monde et même aux choses qui ne sont pas encore arrivées.
Une fois que le réceptionniste lui eut expliqué comment arriver au cybercafé, ils se mirent à parler pendant un moment des films de Lynch. Le réceptionniste les avait tous vus. Fate n’en avait vu que trois ou quatre. Pour le réceptionniste, le meilleur de Lynch se trouvait dans la série télévisée Twin Peaks. Le film qui avait le plus plu à Fate était Elephant Man, peut-être parce qu’il s’était senti comme ça, avec l’envie d’être comme tous les autres mais en même temps se sentant différent. Lorsque le réceptionniste lui demanda s’il savait que Michael Jackson avait acheté ou essayé d’acheter le squelette de l’homme éléphant, Fate haussa les épaules et que Michael Jackson était malade. Je ne crois pas, dit le réceptionniste, en regardant quelque chose de vraisemblablement important qui, à ce moment-là, se passait à la télévision.
- Mon avis, dit-il, le regard fixé sur le téléviseur que Fate ne pouvait pas voir, est que Michael sait des choses que nous, on sait pas.
- Tous, on sait des choses qu’on croit que les autres ne savent pas, dit Fate.
Ensuite il lui souhaita une bonne nuit, glissa la carte du cybercafé dans une poche et retourna à sa chambre.
Roberto Bolaño
2666 / 2004 (posthume)
Archivo Bolaño
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