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Les intellectuels et le pouvoir / Gilles Deleuze et Michel Foucault

Michel Foucault Un mao me disait : « Sartre, je comprends bien pourquoi il est avec nous, pourquoi il fait de la politique et dans quel sens il en fait ; toi, à la rigueur, je comprends un peu, tu as toujours posé le problème de l’enfermement. Mais Deleuze, vraiment, je ne comprends pas. » Cette question m’a prodigieusement étonné, parce que moi, ça me paraît très clair.

Gilles Deleuze C’est peut-être que nous sommes en train de vivre d’une nouvelle manière les rapports théorie-pratique. Tantôt on concevait la pratique comme une application de la théorie, comme une conséquence, tantôt, au contraire, comme devant inspirer la théorie, comme étant elle-même créatrice pour une forme de théorie à venir. De toute façon, on concevait leurs rapports sous forme d’un processus de totalisation, dans un sens ou dans l’autre. Peut-être que, pour nous, la question se pose autrement. Les rapports théorie-pratique sont beaucoup plus partiels et fragmentaires. D’une part, une théorie est toujours locale, relative à un petit domaine, et elle peut avoir son application dans un autre domaine, plus ou moins lointain. Le rapport d’application n’est jamais de ressemblance. D’autre part, dès que la théorie s’enfonce dans son propre domaine, elle aboutit à des obstacles, des murs, des heurts qui rendent nécessaire qu’elle soit relayée par un autre type de discours (c’est cet autre type qui fait passer éventuellement à un domaine différent). La pratique est un ensemble de relais d’un point théorique à un autre, et la théorie, un relais d’une pratique à une autre. Aucune théorie ne peut se développer sans rencontrer une espèce de mur, et il faut la pratique pour percer le mur. Par exemple, vous, vous avez commencé par analyser théoriquement un milieu d’enfermement comme l’asile psychiatrique au XIXe siècle dans la société capitaliste. Puis vous débouchez sur la nécessité que des gens précisément enfermés se mettent à parler pour leur compte, qu’ils opèrent un relais (ou bien, au contraire, c’est vous qui étiez déjà un relais par rapport à eux), et ces gens se trouvent dans les prisons, ils sont dans les prisons. Quand vous avez organisé le Groupe d’information sur les prisons, ç’a été sur cette base : instaurer les conditions où les prisonniers pourraient eux-mêmes parler. Ce serait tout à fait faux de dire, comme semblait dire le mao, que vous passiez à la pratique en appliquant vos théories. Il n’y avait là ni application, ni projet de réforme, ni enquête au sens traditionnel. Il y avait tout autre chose : un système de relais dans un ensemble, dans une multiplicité de pièces et de morceaux à la fois théoriques et pratiques. Pour nous, l’intellectuel théoricien a cessé d’être un sujet, une conscience représentante ou représentative. Ceux qui agissent et qui luttent ont cessé d’être représentés, fût-ce par un parti, un syndicat qui s’arrogeraient à leur tour le droit d’être leur conscience. Qui parle et qui agit ? c’est toujours une multiplicité, même dans la personne qui parle ou qui agit. Nous sommes tous des groupuscules. Il n’y a plus de représentation, il n’y a que de l’action, de l’action de théorie, de l’action de pratique dans des rapports de relais ou de réseaux.

MF Il me semble que la politisation d’un intellectuel se faisait traditionnellement à partir de deux choses : sa position d’intellectuel dans la société bourgeoise, dans le système de la production capitaliste, dans l’idéologie qu’elle produit ou impose (être exploité, réduit à la misère, rejeté, « maudit », accusé de subversion, d’immoralité, etc.) ; son propre discours en tant qu’il révélait une certaine vérité, qu’il découvrait des rapports politiques là où l’on n’en percevait pas. Ces deux formes de politisation n’étaient pas étrangères l’une à l’autre, mais ne coïncidaient pas non plus forcément. Il y avait le type du « maudit » et le type du « socialiste ». Ces deux politisations se confondirent facilement en certains moments de réaction violente de la part du pouvoir, après 1848, après la Commune, après 1940 : l’intellectuel était rejeté, persécuté au moment même où les « choses » apparaissaient dans leur « vérité », au moment où il ne fallait pas dire que le roi était nu. L’intellectuel disait le vrai à ceux qui ne le voyaient pas encore et au nom de ceux qui ne pouvaient pas le dire : conscience et éloquence.
Or ce que les intellectuels ont découvert depuis la poussée récente, c’est que les masses n’ont pas besoin d’eux pour savoir ; elles savent parfaitement, clairement, beaucoup mieux qu’eux ; et elles le disent fort bien. Mais il existe un système de pouvoir qui barre, interdit, invalide ce discours et ce savoir. Pouvoir qui n’est pas seulement dans les instances supérieures de la censure, mais qui s’enfonce très profondément, très subtilement dans tout le réseau de la société. Eux-mêmes, intellectuels, font partie de ce système de pouvoir, l’idée qu’ils sont les agents de la « conscience » et du discours fait elle-même partie de ce système. Le rôle de l’intellectuel n’est plus de se placer « un peu en avant ou un peu à côté » pour dire la vérité muette de tous ; c’est plutôt de lutter contre les formes de pouvoir là où il en est à la fois l’objet et l’instrument : dans l’ordre du « savoir », de la « vérité », de la « conscience », du « discours ».
C’est en cela que la théorie n’exprimera pas, ne traduira pas, n’appliquera pas une pratique, elle est une pratique. Mais locale et régionale, comme vous le dites : non totalisatrice. Lutte contre le pouvoir, lutte pour le faire apparaître et l’entamer là où il est le plus invisible et le plus insidieux. Lutte non pour une « prise de conscience » (il y a longtemps que la conscience comme savoir est acquise par les masses, et que la conscience comme sujet est prise, occupée par la bourgeoisie), mais pour la sape et la prise du pouvoir, à côté, avec tous ceux qui luttent pour elle, et non en retrait pour les éclairer. Une « théorie », c’est le système régional de cette lutte.

GD C’est ça, une théorie, c’est exactement comme une boîte à outils. Rien à voir avec le signifiant… Il faut que ça serve, il faut que ça fonctionne. Et pas pour soi-même. S’il n’y a pas des gens pour s’en servir, à commencer par le théoricien lui-même qui cesse alors d’être théoricien, c’est qu’elle ne vaut rien, ou que le moment n’est pas venu. On ne revient pas sur une théorie, on en fait d’autres, on en a d’autres à faire. C’est curieux que ce soit un auteur qui passe pour un pur intellectuel, Proust, qui l’ait dit si clairement : traitez mon livre comme une paire de lunettes dirigée sur le dehors, eh bien, si elles ne vous vont pas, prenez-en d’autres, trouvez vous-même votre appareil qui est forcément un appareil de combat. La théorie, ça ne se totalise pas, ça se multiplie et ça multiplie. C’est le pouvoir qui par nature opère des totalisations, et vous, vous dites exactement : la théorie par nature est contre le pouvoir. Dès qu’une théorie s’enfonce en tel ou tel point, elle se heurte à l’impossibilité d’avoir la moindre conséquence pratique, sans que se fasse une explosion, au besoin à un tout autre point. C’est pour cette raison que la notion de réforme est si bête et hypocrite. Ou bien la réforme est élaborée par des gens qui se prétendent représentatifs et qui font profession de parler pour les autres, au nom des autres, et c’est un aménagement du pouvoir, une distribution de pouvoir qui se double d’une répression accrue. Ou bien c’est une réforme réclamée, exigée par ceux qu’elle concerne, et elle cesse d’être une réforme, c’est une action révolutionnaire qui, du fond de son caractère partiel, est déterminée à mettre en question la totalité du pouvoir et de sa hiérarchie. C’est évident dans les prisons : la plus minuscule, la plus modeste revendication des prisonniers suffit à dégonfler la pseudo-réforme Pleven. Si les petits enfants arrivaient à faire entendre leurs protestations dans une maternelle, ou même simplement leurs questions, ça suffirait à faire une explosion dans l’ensemble du système de l’enseignement. En vérité, ce système où nous vivons ne peut rien supporter : d’où sa fragilité radicale en chaque point, en même temps que sa force de répression globale. À mon avis, vous avez été le premier à nous apprendre quelque chose de fondamental, à la fois dans vos livres et dans un domaine pratique : l’indignité de parler pour les autres. Je veux dire : on se moquait de la représentation, on disait que c’était fini, mais on ne tirait pas la conséquence de cette conversion « théorique », à savoir que la théorie exigeait que les gens concernés parlent enfin pratiquement pour leur compte.

MF Et quand les prisonniers se sont mis à parler, ils avaient eux-mêmes une théorie de la prison, de la pénalité, de la justice. Cette espèce de discours contre le pouvoir, ce contre-discours tenu par les prisonniers ou ceux qu’on appelle les délinquants, c’est ça qui compte, et non une théorie sur la délinquance. Ce problème de la prison est un problème local et marginal, parce qu’il ne passe pas plus de 100 000 personnes par an dans les prisons ; en tout aujourd’hui en France, il y a peut-être 300 000 ou 400 000 personnes qui sont passées par la prison. Or ce problème marginal secoue les gens. J’ai été surpris de voir qu’on pouvait intéresser au problème des prisons tant de gens qui n’étaient pas en prison, surpris de voir tant de gens qui n’étaient pas prédestinés à entendre ce discours des détenus, et comment finalement ils l’entendaient. Comment l’expliquer? N’est-ce pas que, d’une façon générale, le système pénal est la forme où le pouvoir comme pouvoir se montre de la façon la plus manifeste? Mettre quelqu’un en prison, le garder en prison, le priver de nourriture, de chauffage, l’empêcher de sortir, de faire l’amour, etc., c’est bien là la manifestation de pouvoir la plus délirante qu’on puisse imaginer. L’autre jour, je parlais avec une femme qui a été en prison, et elle disait : « Quand on pense que moi qui ai quarante ans, on m’a punie un jour en prison en me mettant au pain sec. » Ce qui frappe dans cette histoire, c’est non seulement la puérilité de l’exercice du pouvoir, mais aussi le cynisme avec lequel il s’exerce comme pouvoir, sous la forme la plus archaïque, la plus puérile, la plus infantile. Réduire quelqu’un au pain et à l’eau, enfin, on nous apprend ça quand on est gosse. La prison est le seul endroit où le pouvoir peut se manifester à l’état nu dans ses dimensions les plus excessives, et se justifier comme pouvoir moral. « J’ai bien raison de punir, puisque vous savez qu’il est vilain de voler, de tuer… » C’est ça qui est fascinant dans les prisons, que pour une fois le pouvoir ne se cache pas, qu’il ne se masque pas, qu’il se montre comme tyrannie poussée dans les plus infimes détails, cyniquement lui-même, et en même temps il est pur, il est entièrement « justifié », puisqu’il peut se formuler entièrement à l’intérieur d’une morale qui encadre son exercice : sa tyrannie brute apparaît alors comme domination sereine du Bien sur le Mal, de l’ordre sur le désordre.

GD Du coup, l’inverse est également vrai. Ce ne sont pas seulement les prisonniers qui sont traités comme des enfants, mais les enfants comme des prisonniers. Les enfants subissent une infantilisation qui n’est pas la leur. En ce sens, il est vrai que les écoles sont un peu des prisons, les usines sont beaucoup des prisons. Il suffit de voir l’entrée chez Renault. Ou ailleurs : trois bons pour faire pipi dans la journée. Vous avez trouvé un texte de Jeremy Bentham du XVIIIe siècle, qui propose précisément une réforme des prisons : au nom de cette haute réforme, il établit un système circulaire où à la fois la prison rénovée sert de modèle et où l’on passe insensiblement de l’école à la manufacture, de la manufacture à la prison, et inversement. C’est cela, l’essence du réformisme, de la représentation réformée. Au contraire, quand les gens se mettent à parler et à agir en leur nom, ils n’opposent pas une représentation même renversée à une autre, ils n’opposent pas une autre représentativité à la fausse représentativité du pouvoir. Par exemple, je me rappelle que vous disiez qu’il n’y a pas de justice populaire contre la justice, ça se passe à un autre niveau.

MF Je pense que, sous la haine que le peuple a de la justice, des juges, des tribunaux, des prisons, il ne faut pas voir seulement l’idée d’une autre justice meilleure et plus juste, mais d’abord et avant tout la perception d’un point singulier où le pouvoir s’exerce aux dépens du peuple. La lutte antijudiciaire est une lutte contre le pouvoir, et je ne crois pas que ce soit une lutte contre les injustices, contre les injustices de la justice et pour un meilleur fonctionnement de l’institution judiciaire. Il est tout de même frappant que chaque fois qu’il y a eu des émeutes, révoltes et séditions, l’appareil judiciaire a été la cible, en même temps et au même titre que l’appareil fiscal, l’armée et les autres formes du pouvoir. Mon hypothèse, mais ce n’est qu’une hypothèse, est que les tribunaux populaires, par exemple au moment de la Révolution, ont été une manière pour la petite bourgeoisie alliée aux masses de récupérer, de rattraper le mouvement de lutte contre la justice. Et, pour le rattraper, on a proposé ce système du tribunal qui se réfère à une justice qui pourrait être juste, à un juge qui pourrait rendre une sentence juste. La forme même du tribunal appartient à une idéologie de la justice qui est celle de la bourgeoisie.

GD Si l’on considère la situation actuelle, le pouvoir a forcément une vision totale ou globale. Je veux dire que toutes les formes de répression actuelles, qui sont multiples, se totalisent facilement du point de vue du pouvoir : la répression raciste contre les immigrés, la répression dans les usines, la répression dans l’enseignement, la répression contre les jeunes en général. Il ne faut pas chercher seulement l’unité de toutes ces formes dans une réaction à Mai 68, mais beaucoup plus dans une préparation et une organisation concertées de notre avenir prochain. Le capitalisme français a grand besoin d’un « volant » de chômage, et abandonne le masque libéral et paternel du plein emploi. C’est de ce point de vue que trouvent leur unité : la limitation de l’immigration, une fois dit qu’on confiait aux émigrés les travaux les plus durs et ingrats, la répression dans les usines, puisqu’il s’agit de redonner au Français le « goût » d’un travail de plus en plus dur, la lutte contre les jeunes et la répression dans l’enseignement, puisque la répression policière est d’autant plus vive qu’on a moins besoin de jeunes sur le marché du travail. Toutes sortes de catégories professionnelles vont être conviées à exercer des fonctions policières de plus en plus précises : professeurs, psychiatres, éducateurs en tout genre, etc. Il y a là quelque chose que vous annoncez depuis longtemps, et qu’on pensait ne pas pouvoir se produire : le renforcement de toutes les structures d’enfermement. Alors, face à cette politique globale du pouvoir, on fait des ripostes locales, des contre-feux, des défenses actives et parfois préventives. Nous n’avons pas à totaliser ce qui ne se totalise que du côté du pouvoir et que nous ne pourrions totaliser de notre côté qu’en restaurant des formes représentatives de centralisme et de hiérarchie. En revanche, ce que nous avons à faire, c’est arriver à instaurer des liaisons latérales, tout un système de réseaux, de bases populaires. Et c’est ça qui est difficile. En tout cas, la réalité pour nous ne passe pas du tout par la politique au sens traditionnel de compétition et de distribution de pouvoir, d’instances dites représentatives à la PC ou à la CGT La réalité, c’est ce qui se passe effectivement aujourd’hui dans une usine, dans une école, dans une caserne, dans une prison, dans un commissariat. Si bien que l’action comporte un type d’information d’une nature toute différente des informations des journaux (ainsi le type d’information de l’Agence de presse Libération).

MF Cette difficulté, notre embarras à trouver les formes de lutte adéquates ne viennent-ils pas de ce que nous ignorons encore ce que c’est que le pouvoir? Après tout, il a fallu attendre le XIXe siècle pour savoir ce que c’était que l’exploitation, mais on ne sait peut-être toujours pas ce qu’est le pouvoir. Et Marx et Freud ne sont peut-être pas suffisants pour nous aider à connaître cette chose si énigmatique, à la fois visible et invisible, présente et cachée, investie partout, qu’on appelle le pouvoir. La théorie de l’État, l’analyse traditionnelle des appareils d’État n’épuisent sans doute pas le champ d’exercice et de fonctionnement du pouvoir. C’est le grand inconnu actuellement : qui exerce le pouvoir? et où l’exerce-t-il? Actuellement, on sait à peu près qui exploite, où va le profit, entre les mains de qui il passe et où il se réinvestit, tandis que le pouvoir… On sait bien que ce ne sont pas les gouvernants qui détiennent le pouvoir. Mais la notion de « classe dirigeante » n’est ni très claire ni très élaborée. « Dominer », « diriger », « gouverner », « groupe au pouvoir », « appareil d’État », etc., il y a là tout un jeu de notions qui demandent à être analysées. De même, il faudrait bien savoir jusqu’où s’exerce le pouvoir, par quels relais et jusqu’à quelles instances souvent infimes, de hiérarchie, de contrôle, de surveillance, d’interdictions, de contraintes. Partout où il ya du pouvoir, le pouvoir s’exerce. Personne à proprement parler n’en est le titulaire ; et, pourtant, il s’exerce toujours dans une certaine direction, avec les uns d’un côté et les autres de l’autre ; on ne sait pas qui l’a au juste ; mais on sait qui ne l’a pas. Si la lecture de vos livres (depuis le Nietzsche jusqu’à ce que je pressens de Capitalisme et Schizophrénie) a été pour moi si essentielle, c’est qu’ils me paraissent aller très loin dans la position de ce problème : sous ce vieux thème du sens, signifié, signifiant, etc., enfin la question du pouvoir, de l’inégalité des pouvoirs, de leurs luttes. Chaque lutte se développe autour d’un foyer particulier de pouvoir (l’un de ces innombrables petits foyers que peuvent être un petit chef, un gardien de HLM, un directeur de prison, un juge, un responsable syndical, un rédacteur en chef de journal). Et si désigner les foyers, les dénoncer, en parler publiquement, c’est une lutte, ce n’est pas parce que personne n’en avait encore conscience, mais c’est parce que prendre la parole à ce sujet, forcer le réseau de l’information institutionnelle, nommer, dire qui a fait quoi, désigner la cible, c’est un premier retournement du pouvoir, c’est un premier pas pour d’autres luttes contre le pouvoir. Si des discours comme ceux, par exemple, des détenus ou des médecins de prison sont des luttes, c’est parce qu’ils confisquent au moins un instant le pouvoir de parler de la prison, actuellement occupé par la seule administration et ses compères réformateurs. Le discours de lutte ne s’oppose pas à l’inconscient : il s’oppose au secret. Ça a l’air d’être beaucoup moins. Et si c’était beaucoup plus? Il y a toute une série d’équivoques à propos du « caché », du « refoulé », du « non-dit », qui permettent de « psychanalyser » à bas prix ce qui doit être l’objet d’une lutte. Le secret est peut-être plus difficile à lever que l’inconscient. Les deux thèmes qu’on rencontrait fréquemment hier encore, « L’écriture, c’est le refoulé » et « L’écriture est de plein droit subversive », me semblent bien trahir un certain nombre d’opérations qu’il faut dénoncer sévèrement.

GD Quant à ce problème que vous posez : on voit bien qui exploite, qui profite, qui gouverne, mais le pouvoir est encore quelque chose de plus diffus, je ferai l’hypothèse suivante : même et surtout le marxisme a déterminé le problème en termes d’intérêt (le pouvoir est détenu par une classe dominante définie par ses intérêts). Du coup, on se heurte à la question : comment se fait-il que des gens qui n’y ont pas tellement intérêt suivent, épousent étroitement le pouvoir, en quémandent une parcelle ? C’est peut-être que, en termes d’investissements, aussi bien économiques qu’inconscients, l’intérêt n’est pas le dernier mot, il y a des investissements de désir qui expliquent qu’on puisse au besoin désirer, non pas contre son intérêt, puisque l’intérêt suit toujours et se trouve là où le désir le met, mais désirer d’une manière plus profonde et diffuse que son intérêt. Il faut accepter d’entendre le cri de Reich : non, les masses n’ont pas été trompées, elles ont désiré le fascisme à tel moment ! Il y a des investissements de désir qui modèlent le pouvoir et le diffusent, et qui font que le pouvoir se trouve aussi bien au niveau du flic que du Premier ministre, et qu’il n’y a pas différence de nature absolument entre le pouvoir qu’exerce un petit flic et le pouvoir qu’exerce un ministre. C’est la nature des investissements de désir sur un corps social qui explique pourquoi des partis ou des syndicats, qui auraient ou devraient avoir des investissements révolutionnaires au nom des intérêts de classe, peuvent avoir des investissements réformistes ou parfaitement réactionnaires au niveau du désir.

MF Comme vous dites, les rapports entre désir, pouvoir et intérêt sont plus complexes qu’on ne le croit d’ordinaire, et ce n’est pas forcément ceux qui exercent le pouvoir qui ont intérêt à l’exercer ; ceux qui ont intérêt à l’exercer ne l’exercent pas, et le désir du pouvoir joue entre le pouvoir et l’intérêt un jeu qui est encore singulier. Il arrive que les masses, au moment du fascisme, désirent que certains exercent le pouvoir, certains qui ne se confondent pas avec elles pourtant, puisque le pouvoir s’exercera sur elles et à leurs dépens, jusqu’à leur mort, leur sacrifice, leur massacre, et elles désirent pourtant ce pouvoir, elles désirent que ce pouvoir soit exercé. Ce jeu du désir, du pouvoir et de l’intérêt est encore peu connu. Il a fallu longtemps pour savoir ce que c’était que l’exploitation. Et le désir, ç’a été et c’est encore une longue affaire. Il est possible que maintenant les luttes qui se mènent, et puis ces théories locales, régionales, discontinues qui sont en train de s’élaborer dans ces luttes et font absolument corps avec elles, ce soit le début d’une découverte de la manière dont s’exerce le pouvoir.

GD Alors, je reviens à la question : le mouvement révolutionnaire actuel est à multiples foyers, et ce n’est pas faiblesse et insuffisance, puisqu’une certaine totalisation appartient plutôt au pouvoir et à la réaction. Par exemple le Viêt-nam, c’est une formidable riposte locale. Mais comment concevoir les réseaux, les liaisons transversales entre ces points actifs discontinus, d’un pays à un autre ou à l’intérieur d’un même pays ?

MF Cette discontinuité géographique dont vous parlez signifie peut-être ceci : du moment qu’on lutte contre l’exploitation, c’est le prolétariat qui non seulement mène la lutte, mais définit les cibles, les méthodes, les lieux et les instruments de lutte ; s’allier au prolétariat, c’est le rejoindre sur ses positions, sur son idéologie, c’est reprendre les motifs de son combat. C’est se fondre. Mais si c’est contre le pouvoir qu’on lutte, alors tous ceux sur qui s’exerce le pouvoir comme abus, tous ceux qui le reconnaissent comme intolérable peuvent engager la lutte là où ils se trouvent et à partir de leur activité (ou passivité) propre. En engageant cette lutte qui est la leur, dont ils connaissent parfaitement la cible et dont ils peuvent déterminer la méthode, ils entrent dans le processus révolutionnaire. Comme alliés bien sûr du prolétariat, puisque, si le pouvoir s’exerce comme il s’exerce, c’est bien pour maintenir l’exploitation capitaliste. Ils servent réellement la cause de la révolution prolétarienne en luttant précisément là où l’oppression s’exerce sur eux. Les femmes, les prisonniers, les soldats du contingent, les malades dans les hôpitaux, les homosexuels ont entamé en ce moment une lutte spécifique contre la forme particulière de pouvoir, de contrainte, de contrôle qui s’exerce sur eux. De telles luttes font partie actuellement du mouvement révolutionnaire, à condition qu’elles soient radicales, sans compromis ni réformisme, sans tentative pour aménager le même pouvoir avec tout au plus un changement de titulaire. Et ces mouvements sont liés au mouvement révolutionnaire du prolétariat lui-même dans la mesure où il a à combattre tous les contrôles et contraintes qui reconduisent partout le même pouvoir.
C’est-à-dire que la généralité de la lutte ne se fait certainement pas dans la forme de cette totalisation dont vous parliez tout à l’heure, cette totalisation théorique, dans la forme de la « vérité ». Ce qui fait la généralité de la lutte, c’est le système même du pouvoir, toutes les formes d’exercice et d’application du pouvoir.

GD Et qu’on ne peut rien toucher à un point quelconque d’application sans qu’on se trouve confronté à cet ensemble diffus, que dès lors on est forcément amené à vouloir faire sauter, à partir de la plus petite revendication qui soit. Toute défense ou toute attaque révolutionnaire partielle rejoint de cette façon la lutte ouvrière.

Michel Foucault et Gilles Deleuze
Les intellectuels et le pouvoir / 1972
Entretien publié dans l’Arc n°49
Repris dans Michel Foucault / Dits et écrits II
Les intellectuels et le pouvoir / Gilles Deleuze et Michel Foucault dans Deleuze merna-kennedy1

La pensée du dehors / Michel Foucault

Je mens, je parle
La vérité grecque a tremblé, jadis, en cette seule affirmation : « Je mens ». « Je parle » met à l’épreuve toute la fiction moderne.
Ces deux affirmations, à vrai dire, n’ont pas le même pouvoir. On sait bien que l’argument d’Epiménide peut être maîtrisé si on distingue, à l’intérieur d’un discours artificieusement ramassé sur lui-même, deux propositions, dont l’une est l’objet de l’autre. La configuration grammaticale du paradoxe a beau esquiver (surtout s’il est noué dans la forme simple du « Je mens ») cette essentielle dualité, elle ne peut la supprimer. Toute proposition doit être d’un « type » supérieur à celle qui lui sert d’objet. Qu’il y ait récurrence de la proposition-objet à celle qui la désigne, que la sincérité du Crétois, au moment où il parle, soit compromise par le contenu de son affirmation, qu’il puisse bien mentir en parlant de mensonge, tout cela est moins un obstacle logique insurmontable que la conséquence d’un fait pur et simple : le sujet parlant est le même que celui dont il est parlé.
Au moment où je prononce tout uniment « je parle », je ne suis menacé d’aucun de ses périls ; et les deux propositions qui se cachent dans ce seul énoncé (« je parle » et « je dis que je parle ») ne se compromettent nullement. Me voilà protégé dans la forteresse indélogeable où l’affirmation s’affirme, s’ajustant exactement à elle-même, ne débordant sur aucune marge, conjurant tout danger d’erreur puisque je ne dis rien d’autre que le fait que je parle. La proposition-objet et celle qui l’énonce communiquent sans obstacle ni réticence, non seulement du côté de la parole dont il est question, mais du côté du sujet qui articule cette parole. il est donc vrai, indiciblement vrai que je parle quand je dis que je parle.
Mais il se pourrait bien que les choses ne soient pas aussi simples. Si la position formelle du « je parle » ne soulève pas de problème qui lui soient particuliers, son sens, malgré son apparente clarté, ouvre un domaine de questions peut-être illimité. « Je parle », en effet, se réfère à un discours qui, en lui offrant un objet, lui servirait de support. Or ce discours fait défaut ; le « je parle » ne loge sa souveraineté que dans l’absence de tout autre langage ; le discours dont je parle ne préexiste pas à la à la nudité énoncée au moment où je dis « je parle » ; et il disparaît dans l’instant même où je me tais. Toute possibilité de langage est ici desséchée par la transitivité où il s’accomplit. Le désert l’entoure. En quelle extrême finesse, en quelle pointe singulière et ténue se recueillerait un langage qui voudrait se ressaisir dans la forme dépouillée du « je parle » ? A moins justement que le vide où se manifeste la minceur sans contenu du « je parle » ne soit une ouverture absolue par où le langage peut se répandre à l’infini, tandis que le sujet – le « je » qui parle – se morcelle, se disperse et s’égaille jusqu’à disparaître en cet espace nu. Si, en effet, le langage n’a son lieu que dans la souveraineté solitaire su « je parle », rien ne peut le limiter en droit – ni celui auquel il s’adresse, ni la vérité de ce qu’il dit, ni les valeurs ou les systèmes représentatifs de ce qu’il utilise ; bref, il n’est plus discours et communication d’un sénés, mais étalement du langage en son être brut, pure extériorité déployée ; et le sujet qui parle n’est plus tellement le responsable du discours (celui qui le tient, qui affirme et juge en lui, s’y représente parfois sous une forme grammaticale disposée à cet effet), que l’inexistence dans le vide de laquelle se poursuit sans trêve l’épanchement indéfini du langage.
On a l’habitude de croire que la littérature moderne se caractérise par un redoublement qui lui permettrait de se désigner elle-même ; en cette autoréférence, elle aurait trouvé le moyen à la fois de s’intérioriser à l’extrême (de n’être plus que l’énoncé d’elle-même) et de se manifester dans le signe scintillant de sa lointaine existence. En fait, l’événement qui a fait naître ce qu’au sens strict on entend par « littérature » n’est de l’ordre de l’intériorisation que pour un regard de surface ; il s’agit beaucoup plutôt d’un passage au « dehors » : le langage échappe au mode d’être du discours – c’est-à-dire à la dynastie de la représentation -, et la parole littéraire se développe à partir d’elle-même, formant un réseau dont chaque point, distinct des autres, à distance même des plus voisins, est situé par rapport à tous dans un espace qui à la fois les loge et les sépare. La littérature, ce n’est pas le langage se rapprochant de soi jusqu’au point de sa brûlante manifestation, c’est le langage se mettant au plus loin de lui-même ; et si, en cette mise « hors de soi », il dévoile son être propre, cette clarté soudaine révèle un écart plutôt qu’un repli, une dispersion plutôt qu’un retour des signes sur eux-mêmes. Le « sujet » de la littérature (ce qui parle en elle et ce dont elle parle), ce ne serait pas tellement le langage en sa positivitéque le vide où il trouve son espace quand il s’énonce dans la nudité du « je parle ».
Cet espace neutre caractérise de nos jours la fiction occidentale (c’est pourquoi elle n’est plus une mythologie ni une rhétorique). Or ce qui rend si nécessaire de penser cette fiction – alors qu’autrefois il s’agissait de penser la vérité -, c’est que le « je parle » fonctionne comme au rebours du « je pense ». Celui-ci conduisait en effet à la certitude indubitable du Je et de son existence ; celui-là au contraire recule, disperse, efface cette existence et n’en laisse apparaître que l’emplacement vide. La pensée de la pensée, toute une tradition plus large encore que la philosophie nous a appris qu’elle nous conduisait à l’intériorité la plus profonde. La parole de la parole nous mène par la littérature, mais peut-être aussi par d’autres chemins, à ce dehors où disparaît le sujet qui parle. Sans doute est-ce pour cette raison que la réflexion occidentale a si longtemps hésité à penser l’être du langage : comme si elle avait pressenti le danger que ferait courir à l’expérience du « Je suis » l’expérience nue du langage.

L’expérience du dehors
La percée vers le langage d’où le sujet est exclu, la mise au jour d’un incompatibilité peut-être sans recours entre l’apparition du langage en son être et la conscience de soi en son identité, c’est aujourd’hui une expérience qui s’annonce en bien des points bien différents de la culture : dans le seul geste d’écrire comme dans les tentatives pour formaliser le langage, dans l’étude des mythes et dans la psychanalyse, dans la recherche aussi de ce Logos qui forme comme le lieu de naissance de toute la raison occidentale. Voilà que nous nous trouvons devant une béance qui longtemps nous est demeurée invisible : l’être du langage n’apparaît pour lui-même que dans la disparition du sujet. Comment avoir accès à cet étrange rapport ? peut-être par une forme de pensée dont la culture occidentale a esquissé dans ses marges la possibilité encore incertaine. Cette pensée qui se tient hors de toute subjectivité pour en faire surgir comme de l’extérieur les limites, en énoncer la fin, en faire scintiller la dispersion et n’en recueillir que l’invincible absence, et qui en même temps se tient au seuil de toute positivité, non pas tant pour en saisir le fondement ou la justification, mais pour retrouver l’espace où elle se déploie, le vide qui lui sert de lieu, la distance dans laquelle elle se constitue et où s’esquivent dès qu’on y porte le regard ses certitudes immédiates, cette pensée, par rapport à l’intériorité de notre réflexion philosophique et par rapport à la positivité de notre savoir, constitue ce qu’on pourrait appeler d’un mot « la pensée du dehors ».
Il faudra bien un jour essayer de définir les formes et les catégories fondamentale de cette « pensée du dehors ». Il faudra aussi s’efforcer de retrouver son cheminement, chercher d’où elle nouaient et dans quelle direction elle va. On peut bien supposer qu’elle est née de cette pensée mystique qui, depuis les textes du Pseudo-Denys, a rôdé aux confins du christianisme ; peut-être s’est-elle maintenue, pendant un millénaire ou presque, sous les formes d’une théologie négative. Encore n’y a-t-il rien de moins sûr : car, si dans une telle expérience il s’agit bien de passer « hors de soi », c’est pour se retrouver finalement, s’envelopper et se recueillir dans l’intériorité éblouissante d’une pensée qui est de plein droit Etre et Parole. Discours donc, même si elle est, au-delà de tout langage, silence, au-delà de tout être, néant.
Il est moins aventureux de supposer que la première déchirure par où la pensée du dehors s’est fait jour pour nous, c’est d’une manière paradoxale, dans le monologue ressassant de Sade. A l’époque de Kant et de Hegel, au moment où jamais sans doute l’intériorisation de la loi de l’histoire et du monde ne fut plus impérieusement requise par la conscience occidentale, Sade ne laisse parler, comme loi sans loi du monde, que la nudité du désir. C’est à la même époque que dans la poésie de Hölderlin se manifestait l’absence scintillante des dieux et s’énonçait comme une loi nouvelle l’obligation d’attendre, sans doute à l’infini, l’aide énigmatique qui vient du « défaut de Dieu ».
Pourrait-on dire sans abus qu’au même moment, l’un par la mise à nu du désir dans le murmure infini du discours, l’autre par la découverte du détour des dieux dans la faille d’un langage en voie de se perdre, Sade et Hölderlin ont déposé dans notre pensée, pour le siècle à venir, mais en quelque sorte chiffrée, l’expérience du dehors ? Expérience qui devrait alors rester non pas exactement enfouie, car elle n’avait pas pénétré dans l’épaisseur de notre culture, mais flottante étrangère, comme extérieure à notre intériorité, pendant tout le temps où s’est formulée, de la façon la plus impérieuse, l’exigence d’intérioriser le monde, d’effacer les aliénations, de surmonter le moment fallacieux de l’Entaüsserung, d’humaniser la nature, de naturaliser l’homme et de récupérer sur la terre des trésors qui avaient été dépensés aux cieux.
Or c’est cette expérience qui réapparaît dans la seconde moitié du XIXème siècle et au cœur même du langage, devenu, bien que notre culture cherche toujours à s’y réfléchir comme s’il détenait le secret de son intériorité, l’étincellement même du dehors : chez Nietzsche, quand il découvre que toute métaphysique de l’Occident est liée non seulement à sa grammaire (ce qu’on devinait en gros depuis Schlegel), mais à ceux qui, tenant le discours, détiennent le droit à la parole ; chez Mallarmé, quand le langage apparaît comme congé donné à ce qu’il nomme, mais plus encore – depuis Igitur jusqu’à la théâtralité autonome et aléatoire du Livre – le mouvement dans lequel disparaît celui qui parle ; chez Artaud, lorsque tout langage discursif est appelé à se dénouer dans la violence du corps et du cri, et que la pensée, quittant l’intériorité bavarde de la conscience, devient énergie matérielle, souffrance de la chair, persécution et déchirement du sujet sur lui-même ; chez Bataille, lorsque la pensée, au lieu d’être discours de la contradiction ou de l’inconscience, devient celui de la limite, de la subjectivité rompue, de la transgression ; chez Klossowski, avec l’expérience du double, de l’extériorité des simulacres, de la multiplication théâtrale et de démente du Moi.
De cette pensée, Blanchot n’est eut-être pas seulement un des témoins. Tant il se retire dans la manifestation de son œuvre, tant il est, non pas caché par ses textes, mais absent de leur existence et absent par la force merveilleuse de leur existence, il est plutôt pour nous cette pensée même – la présence réelle, absolument lointaine, scintillante, invisible, le sort nécessaire, la loi inévitable, la vigueur calme, infinie, mesurée de cette pensée même.
Michel Foucault
La pensée du dehors / 1966
Sur Maurice Blanchot, publié dans Critique n°229, juin 1966
Repris dans Dits et écrits I, 1954-1975
A voir sur le Silence qui parle : les Mots et les choses, INA, 1966
La pensée du dehors / Michel Foucault dans Dehors alice-2

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