D’une polémique politicienne peut-il sortir un saut pour la pensée politique collective? On a réduit l’intervention de Serge Letchimy à la maladresse d’un député se laissant piéger par une provocation. Il faut au contraire entendre, déplier, réfléchir à la phrase qui a provoqué la sortie du gouvernement de l’Assemblée nationale. «Vous nous ramenez jour après jour à des idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration au bout du long chapelet esclavagiste et coloniale.»
Cette phrase est le concentré puissant d’une problématique quasi-ignorée du débat politique général dont elle est pourtant le nœud caché: la place de l’idéologie coloniale dans l’apparition du nazisme et ses conséquences aujourd’hui. Serge Letchimy connaît très bien cette problématique parce qu’elle est au cœur du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire en 1950, son prédecesseur à la mairie de Fort-de-France et celui dont il revendique l’héritage politique.
Qu’apporte cette vision anticoloniale de la Shoah inaugurée par Césaire ? A raison, on a décrit le nazisme comme un summum de barbarie. Summum, on l’a aussi imaginé exception, qui arriverait de nulle part dans la civiliation européenne. Au mieux, comme la victoire d’un courant minoritaire – l’extrême droite – en raison du contexte (la crise économique) ou l’effraction (le coup d’Etat).
Ce que pointe Aimé Césaire dans le discours sur le colonialisme et récemment l’historien spécialiste de la Shoah, Enzo Traverso, dans La violence nazie, ce sont au contraire les éléments de continuïté entre l’histoire de l’Europe comme civilisation et le nazisme. Son enfantement, non pas seulement des entrailles d’une minorité illégitime et marginale (l’extrême droite), mais du centre légitime des idéologies du monde occidental. Enzo Traverso, dans son dernier livre, montre comment le nazisme n’est pas une incongruïté venue de la seule Allemagne, mais a des racines profonde dans le XIXe siècle européen, dans la mécanisation de la mort inaugurée par la guillotine, le darwinisme social, les massacres des conquêtes coloniales, le fordisme et les champs de bataille de la guerre de 1914. C’est tout un contexte de civilisation qui voit apparaître le régime national-socialiste et ses crimes.
Le colonialisme allemand avant le nazisme
Serge Letchimy, en héritier de Césaire, insiste sur le colonialisme. Enzo Traverso montre de manière frappante comment la plupart des outils, des méthodes et du vocabulaire mis en œuvre par les nazis l’ont été d’abord par le colonialisme allemand dans ses colonies. Et quand l’Allemagne perd ses colonies en 1918, tout cela va se «reconvertir» mais contre l’Europe, le monde slave d’abord – race et civilisation inférieure à coloniser – puis contre le reste du continent. C’est ce qu’exprime avec force Césaire dans le discours sur le colonialisme: «Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches de Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’un Hitler l’habite, que Hitler est son démon, que s’il le vitupère c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.»
Si la phrase de Serge Letchimy a choqué, c’est peut-être aussi parce qu’elle lève ce premier tabou: sommes-nous capable de l’entendre ? Avons-nous le courage, blancs, Occidentaux, de répondre à l’invitation de Césaire de traquer ce démon?
Cette question sur le passé est aussi valable pour le présent: le démon n’a pas été expulsé. Comment ne pas voir que c’est faute de l’avoir pris au sérieux que des Sarkozy et Guéant peuvent continuer leur politique contre les roms, les musulmans, les noirs, les Arabes, les habitants des quartiers populaires? Qu’en ne ne pensant pas le nazisme dans le temps long de l’histoire européenne, on ne voit pas que la société laisse se réinstaller un racisme systémique qui transforme – comment dans le système colonial – une partie de la population en indigènes, citoyens à part?
Et cette question est aussi pour la gauche: faute d’avoir osé rouvrir ce compromis de la IIIe République qui a monnayé l’intégration ouvrière contre la création de l’ «étranger» comme ennemi (y compris l’étranger de l’intérieur qui s’exprime dans une autre langue que le français), la gauche n’a pas soldé la part coloniale de sa pensée et échoue à penser la place des musulmans, des noirs, des Arabes mais aussi des cultures régionales, voire des personnes en situation de handicap, dans sa conception de la France. A force d’avoir reculé devant l’obstacle politique, théorique, spirituel et pratique de l’héritage colonial, nous avons laissé se substituer un clivage racial au clivage social : il est urgent d’entendre ce que disaient hier Fanon et Césaire, ce que disent aujourd’hui Letchimy, Traverso ou les Indigènes de la République.
Véronique Dubbarry, Stéphane Lavignotte
Paru dans Libération le jeudi 9 février 2012
Soutien à Serge Letchimy : Aucune excuse, aucune sanction
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Archive mensuelle de février 2012
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1971 : Dans un texte proposé à Deleuze, « Plan de consistance », Guattari propose un « trip » : « Devenez schizo en 20 leçons ! Inscrivez-vous pour le grand voyage sans passeport et sans Ithaque. »
Mars 1972 : sortie de l’Anti-Œdipe. Où l’on découvre un Guattari en proie aux doutes, par rapport au docte Deleuze, vis-à-vis du lourd poids à porter qu’est le tome I de Capitalisme et schizophrénie – « Je me sens un peu surcodé par l’Anti-Œdipe. » Ce qui ne le décourage pas de proposer un plan pour le tome II. Nous livrons ici des textes écrits en février-mars 1972, flux « schizo-déconnomaniaque » consistant en un mélange de morceaux de son journal (1), de notes de lecture, d’ébauches de textes théoriques, de citations marquantes, d’expériences « cliniques » avec ses clients en analyse, ou encore de rêves. Guattari n’hésitait pas à faire de ceux-ci l’objet d’analyse de groupe dans son séminaire : « C’est une tentative d’analyse de rêve. D’abord une remarque préalable, la nature de ce rêve – mais je crois qu’au fond il en va de même pour tous les autres rêves – implique absolument qu’on ne puisse pas masquer les noms propres et à la différence de ce qu’on essayé de faire Freud et les autres commentateurs, je crois qu’on ne peut masquer les noms propres que si on a une technique d’interprétation qui émascule les singularités (2) ». Respectant cette idée, nous avons laissé les noms propres, dès lors que nous disposions de l’accord des intéressés. Nous suivons en cela Guattari lui-même lorsqu’il explique dans ses séminaires qu’en aucun cas il ne faut mettre les initiales des noms dans les analyses de rêve ou de cas cliniques (Bertha Pappenheim n’est pas Anna O. !). On se réclamera donc de Guattari lui-même pour publier ce qu’on pourrait trouver par trop « intime », intimité que Guattari récuse : « Ce journal n’est pas intime. Il pourrait en principe être diffusé. J’ai assez prêché autour de moi les vertus de l’analyse de groupe, appelé à la confection de monographies militantes… Me voilà au pied du mur (3). » En les publiant, on répond en partie à la question que Guattari se pose à lui-même : « Comment l’accumulation de ce genre de notes dispersées pourrait-elle entrer dans le monde des livres (4) ! » ; réponse qu’il fournit d’ailleurs lui-même : « Fondre les genres littéraires, trouver l’issue enfin de cette discontinuité de ce chaos de non-existence elle-même. »
Juin 1972 : à nouveau le « Plan de consistance ». La pensée de Guattari en action. Dans ces morceaux, a priori épars, ces objets partiels aurait-on envie de dire, s’organise un corps – sans organe – de la pensée de Guattari. Non pas une organisation au sens d’organisme (les objets partiels ne sont pas des organes) mais une zone intensive particulièrement stable, pour reprendre les termes de Bateson à propos du concept de plateau, d’où s’échappe une ligne de fuite sur l’intensité telle quels « conçoit » Artaud, et où l’on sent « cette course subtile, au milieu d’une pensée en déroute où la subtilité du problème cherché se confond avec la fuite subtile de cette même pensée ». En action donc, ou plutôt en procès, la folle et intensive – on n’ose dire schizo – pensée de Guattari. On a affaire à un texte des plus nietzschéens (cf les allusions directes à Nietzsche, à la « sur-humanité », au « désir du sur-homme », etc.). Qu’est-ce que le plan de consistance ? C’est toute la démarche de Guattari : affirmer que « derrière les strates d’énonciation collective […] il existe non pas une loi, une super-axiomatique, mais un phylum machinique. » Ne pas finir comme l’homme de la campagne devant la Loi dans la parabole de Kafka (5).
Septembre-octobre 1972 : des textes d’après l’Anti-Œdipe qui s’inscrivent dans un travail en cours qui aboutira à la publication, en 1975, des réflexions communes de Deleuze et Guattari sur la « littérature mineure ». Kafka hante ces textes. Et l’écriture de Guattari prend des accents kafkaïens. écriture d’errance : « Ecrire pour ne pas crever, pour crever autrement ». Ecriture incertaine avec beaucoup d’hésitations et de phrases barrées, ce qui est plutôt rare dans le reste de ses notes. Moment de roture en arrière : retour sur le travail avec Deleuze. Difficulté à être comme la guêpe et l’orchidée : « Ce qui se joue dans mes rapports avec Gilles c’est la conjonction, la greffe avec rejet partiel ou total, de deux sortes d’organisation socio-libidinales. » Et toujours cette terrible comparaison : Deleuze « travaille beaucoup. On n’est vraiment pas de la même dimension ! Je suis une sorte d’autodidacte invétéré, un bricoleur, un personnage à la Jules Verne - Voyage au centre de la terre. A ma façon je n’arrête pas… » Avec des tentatives de fuite : « Ce qui me plairait c’est de déconner. Publier ce journal par exemple. » Retour aussi sur l’Anti-Œdipe : où en est l’Œdipe, l’alternance moléculaire / molaire ? Guattari remet la psychanalyse au travail, essentiellement autour d’un de ses concepts centraux : l’interprétation, notamment celle des rêves. Où reviennent Kafka et ses « soixante-cinq rêves » (6).
On voit ici un Guattari qui essaie de ne pas se perdre : « Garder mon stylo, ma manière propre. Mais je ne me retrouve pas vraiment dans l’AO. Il est nécessaire que je renonce à courir derrière l’image de Gilles et derrière le fini, la perfection qu’il a apportée à la dernière possibilité de livre. »
On voit un Guattari qui, désespérément, tente l’ouverture de lignes de fuite dans la machine Deleuze-Guattari… Pour repartir dans une autre : « Conjonction de deux machines : la machine littéraire de l’oeuvre de Kafka et ma propre machine de Guattari. »
Stéphane Nadaud
Présentation du chapitre « Plan de consistance »
Ecrits pour l’Anti-Œdipe / Félix Guattari / 1972 / 2012
1 Une édition partielle du journal de F. Guattari sur l’année 1971, présentée par J-P. Faye, a été publiée dans la Nouvelle Revue française en deux parties : F. Guattari, « Journal 1971″, la Nouvelle Revue française, octobre 2002 n°563, p. 317-351. F. Guattari, « Journal 1971″, la Nouvelle Revue française, janvier 2003, n°564, p.335-359.
2 Séminaire du 30/10/84, « Un oubli et un lapsus dans un rêve ».
3 F. Guattari, « Journal 1971″, la Nouvelle Revue française, octobre 2002, n°563, p. 328.
4 Ibid, p. 329
5 F. Kafka, le Procès, Paris, Gallimard, Pléiade, 1976, p. 453-455.
6 Cf. note 105 de cette partie.