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Archive journalière du 16 fév 2012

Rudiments païens / Futilité en révolution / Jean-François Lyotard / Grands soirs et petits matins / William Klein

Ave, ave, ave Maria / Chanson du Mouvement du 22 mars
Au compagnon d’un mai gai

Le corps monstrueux de la République.
« L’amour en 93 parut ce qu’il est : le frère de la mort. »
Michelet indique là une grande affaire : non pas seulement (ou pas du tout) que les Danton, les Vergniaud se laissent aller à l’échafaud par une indifférence à la chose publique puisée dans leur passion pour une femme ; mais beaucoup plus fortement, en deçà de toute psychologie des individus grands ou petits, que ce qui est en jeu dans l’intensité de l’automne 93, c’est la rencontre des pulsions de vie (Éros) et des pulsions de mort, pour parler comme Freud, « sur le corps » de la première République, et leur dissimulation les unes dans les autres. L’automne 93 contraint quiconque s’y intéresse un tant soit peu à se demander au moins qu’est-ce donc qui est désiré dans la politique ?
Pour répondre à une telle question, impossible de faire confiance à l’analyse des déclarations. S’il est une expérience de l’histoire, elle est de désapprendre toute foi en une instance de sens et de décupler les soupçons. Tous les partis révolutionnaires déclarent désirer le bonheur : on se souvient du mot de Saint-Just ; mais le programme des pires adversaires des Robespierristes, les femmes enragées, les Citoyennes Républicaines Révolutionnaires, lui rend des points : « Nous désirons qu’il n’y ait pas une seule personne malheureuse dans la République. » Pareillement pour l’égalité, pour la liberté, etc.
Ce ne sont pas seulement les hommes, ce sont les signifiés qui deviennent suspects et qui complotent. Arrêter une fois pour toutes le sens des mots, voilà ce que veut la Terreur, moyen nécessaire qu’il faut au désir de vérité. Il doit y avoir un organisme de sens logé dans les mots, le Jacobin prétend s’en emparer, le détenir et le faire paraître ; il veut s’en assurer l’usage, c’est-à-dire l’énonciation, exclusifs, il dénonce comme mensonge, traîtrise ou coupable légèreté (nous dirions idéologie) la présence de « ses » mots dans la bouche des adversaires. Le pouvoir est, à cet égard, la détention de l’autorité performative, du speech act, de la capacité de faire paraître le signifié en référence : « en réalité ». Pas seulement : nous déclarons la guerre, et il y a la guerre; mais : les époux peuvent divorcer sous telles conditions, et ils divorcent ; ou : l’exercice des cultes est libre, et il le devient ; mais surtout : ceux qui parlent comme des ultra-gauches sont des agents de la réaction, et ils le sont puisqu’on les guillotine. Pouvoir réalisateur, décidant de la réalité.
Michelet voit cela parfaitement dans sa Préface de 1869 à la Terreur, quand il situe la position de parole de Robespierre en ces termes : « Acte prodigieux de la foi jacobine. On nia le soleil à midi. Et cela fut cru. L’affirmation du Moyen Âge du dogme catholique : “Ce pain n’est pas du pain, c’est Dieu” cette affirmation n’a rien de plus fort. Nous retournons dans les vieux siècles de la crédulité barbare. Nulle réalité n’est réelle contre le mot de Robespierre. Voilà la foi robuste des nouveaux Jacobins. » Le mystère de l’Eucharistie, qu’analyse Louis Marin, ne dit pas moins en effet que l’essentiel du pouvoir terroriste : énoncé appuyé sur deux déictiques, faisant une étrange tautologie d’énonciation, se donnant pour universellement valable.
Pas de performatif qui ne s’accompagne de cette exclusion de beaucoup de locuteurs hors de l’autorité de « performer ». Même quand la lutte politique a pour objet, explicitement exprimé, de donner la parole, soit le pouvoir performatif, à tous, et donc de constituer la République comme le corps d’un unique-performateur, réalisant tout ce qu’il dit du simple fait
de le dire, néanmoins il y a jalousie quant à la position performative effective, et terreur jetée sur toute ambition d’y parvenir.
Qu’est-ce que ce désir accapareur terroriste ? Comment peut-il s’articuler avec le désir d’un corps unifié dans ses parties et unifié dans ses paroles et ses actes ? Y a-t-il même une telle articulation ? Les sans-culottes luttent pour l’égalité et le bonheur, ou la mort ; alternative qui semble définir la politique républicaine : ou bien le pouvoir performatif est donné à tout le « corps » social, ou bien que celui-ci disparaisse. Mais la chose folle dans cette articulation, c’est qu’elle n’est pas, ou pas seulement disjonctive, que dans la clameur de l’alternative se cache une autre figure, l’incohérente affirmation simultanée du bonheur et de la mort, et que dans le corps réconcilié que les discours politiques dessinent au terme de dures luttes, vient se loger le « corps » actuellement disloqué par la jalousie et la terreur mortifère que telle partie exerce sur les autres. Ce dernier est seulement un corps de mort, puisqu’il n’existe que de et dans la fragmentation de l’autre, de et dans la lutte de ses fragments, États, classes, sexes, générations…
Correspondant à la juxtaposition langagière d’un corps sémantique uni et d’une activité performative par exclusion terroriste, le « corps » politique est un monstre fait d’un organisme unifié et de pulsions plurielles incompatibles avec lui et entre elles. Ce « corps » n’est pas difforme en ce qu’il existerait en violation de quelque forme naturelle ; s’il faut le dire monstrueux, c’est qu’il occupe une pluralité d’espaces, que l’on pourrait maladroitement imaginer de la façon suivante en tant que totalité poussée à s’unifier, il s’organise comme un volume, comme un vaste objet tridimensionnel, ayant centre et périphérie, circonscrivant salle,et scène (la nation et l’Assemblée, le quartier et la section), discriminant extérieur et intérieur (la France et 1’Étranger, la République et ses ennemis). Mais pour autant que le « corps » est disloqué par les pulsions divergentes qui parcourent (ou plutôt constituent) toutes ses surfaces sans égard aux limites susdites, il s’étale comme une superficie infinie en un espace bidimensionnel comparable à celui de la bande de Moebius, sur laquelle il est tout à fait vain, on le sait, d’essayer d’opposer un recto et un verso et de rechercher un volume. Voici donc la monstruosité que nous imaginons : une puissance spatiale au moins double, l’une définissant une étendue bidimensionnelle, l’autre tridimensionnelle, donc un objet régi à la fois par (au moins) deux groupes d’axiomes opératoires incompatibles en principe.
Tels sont l’amour et la mort en 1793. Sur l’objet qu’ils forment, les arrangements dialectiques, quoi qu’en ait Hegel, échouent. Ceux-ci sont des jeux de langage qui peuvent s’exercer sur un corps sémantique unifié, ils présupposent cette unité qui n’est autre que celle du langage, et s’ils tolèrent les pulsions de mort, ce n’est que comme Moment de l’histoire de ce corps telle qu’ils la narrent : modèle chrétien, hégélien, qui reste celui de Lacan, il est édifiant à proportion qu’il prend la mort simplement comme moyen de réaliser la liberté ou la vérité. Mais le monstre n’est pas dialectique, le temps des monstres, s’il en est un, ne rend pas commensurable et ne synchronise pas le temps des corps naturels qu’ils auraient « dû » être et celui des poussées centrifuges qui les en « empêchent ». Si le corps de la République à l’automne 1793 est un monstre, il vit dans beaucoup de temps contemporains les uns des autres et pourtant entièrement dischrones, et il est plus saisissant de les isoler que de les rassembler en une narration.

L’histoire princière.
Il en va de l’histoire comme de la politique : elle ne s’écrit que comme la narration d’un corps, récit de sa production et de ses avatars, de même que la politique ne se dit que comme désir de ce corps et que la société en lutte s’exprima toujours comme lutte pour une société autre, mieux organique. Les intensités parfois les plus fortes sont vouées à être présentées par l’historien comme des événements de surface, des contingences, prix à payer pour atteindre la vraie nécessité, – et par le politique comme des erreurs dénuées d’importance réelle ou comme des leurres imputables au machiavélisme de l’ennemi, bavures à effacer. Quand il arrive à l’un ou l’autre de les prendre en considération, c’est, au mieux, qu’ils voient en elles des confirmations de l’hypothèse qu’ils sont en train de faire sur le « cours de l’histoire ».
Une histoire libidinale commence au contraire par porter la plus grande attention à ces étrangetés ; non pas pour les déchiffrer comme des symptômes, mais pour en éprouver et en transmettre les intensités méconnues par l’histoire raisonnable. Elle imagine un « corps » comparable à celui que Freud suppose aux très jeunes enfants, sur lequel l’amour et la mort errent et s’arrêtent de façon inattendue, faisant événement. Les deux régimes pulsionnels, synthèse et dislocation, y opèrent non pas en conflit l’un avec l’autre, mais dans la dissimulation l’un de l’autre. Il ne suffit pas de dire après Freud que les effets d’unification procèdent d’Éros et les effets de dislocation des pulsions de mort : l’inverse n’est pas moins vrai, et telle est la dissimulation. Le réglage des intensités et leur rabattement sur un centre unique paraît bien relever d’Éros, mais cette activité centripète peut aussi receler un désir mortifère de blocage, bétonnage et destruction par asphyxie de tout ce qui l’entrave. Écoutez Robespierre devant les déchristianisateurs. Les mêmes mots recèlent des mouvements intensifs de sens totalement contraire, et sont des points de passage pour des courants qui sont et d’amour et de haine.
Quand Robespierre fait aller la guillotine au nom du salut de la République, c’est sans doute par une passion très « érotique » pour l’unité organique du corps social, mais c’est aussi par le désir, contraire au précédent, de le faire éclater en pièces, jusqu’à en périr soi-même. Il faut entendre dans le discours du 8 Thermidor le terrifiant recours au vague non pas tant comme un vrai principe de gouvernement, mais comme la proposition d’une désorganisation générale du corps social par impossibilité de fixer des significations décidément hypocrites : « La loi pénale doit nécessairement avoir quelque chose de vague, parce que le caractère actuel des conspirateurs étant la dissimulation et l’hypocrisie, il faut que la justice puisse les saisir sous toutes les formes. » Michelet donne à cette compulsion d’emprise sa pleine portée destructive quand il écrit : « La guillotine avilie, semblait devenir folle, travailler au hasard […]. Il semble que Robespierre, de défiance en défiance, aurait fini par s’arrêter et se guillotiner lui-même. » Un principe de dissimilation généralisée frappe tous les morceaux du corps social : nul homme, nulle institution n’est plus fixe à sa propre identité. L’œil jacobin est en proie aux vertiges. Ces vertiges sont ceux du centralisme lui-même, comme la totalité hégélienne est menacée par la dispersion du scepticisme total.
Mais l’inverse ne mérite pas moins d’attention : comment discerner ce qu’il y a de poussée mortifère centrifuge dans la passion antireligieuse qui dans l’automne et l’hiver 1793 balaie le pays et ce qu’elle comportait de vouloir-vivre et d’autodéfense unitaire contre les espions de l’étranger et les menées dissolvantes ? Oublieuse de ces dissimulations, l’histoire semble avoir besoin, comme la politique, d’un point unique de perspective, d’un lieu de synthèse, d’une tête ou d’un œil enveloppant la diversité des mouvements dans l’unification d’un seul volume : œil synthétisant, mais aussi mauvais œil qui frappe de mort tout ce qui n’entre pas dans son champ de visibilité.
Une histoire libidinale se refuse à cette facilité qui est celle du savoir et du pouvoir princiers. Il lui faut au moins appliquer à son « corpus » (quel mot!) le principe de relativité généralisée que les physiciens de l’univers et du noyau connaissent bien, et qui implique qu’il n’y a pas de poste privilégié pour le déchiffrage des organisations d’énergie. On dira que la relativité ne vaut que pour des phénomènes relevant d’échelles très éloignées de celle où la perception et la mémoire humaines situent les données. Mais qui dit que la libido qui travaille l’histoire se tient à 1’échelle humaine ? Qui dit que les res gestae doivent être situées dans le prétendu cadre des formes a priori de la sensibilité humaine ? Et qu’est-ce qu’une « échelle humaine » ? Quant aux formes, on sait qu’elles ne sont a priori que pour la raison kantienne. L’histoire est au moins aussi monstrueuse que l’univers ; elle l’est probablement plus encore, si du moins on lui accorde ce qu’on refuse au monde physique, un principe de dissimilation.
Pour revenir à une terminologie linguistique (très approchée), on dirait que le discours historique procède aux mêmes exclusions qui sont indispensables à la position du discours politique, soit à la constitution d’un pouvoir performatif. L’historien déclare qui est Robespierre comme celui-ci déclarait qui est le peuple et qui ne l’est pas. On dira que la première déclaration n’est pas un speech act, faute d’une position de pouvoir présentement capable de rendre l’objet conforme au discours. C’est faire peu de cas du pouvoir universitaire : il conquiert la croyance d’un peuple de lecteurs, généralement étudiants, sur la tête de qui le couperet de l’examen ne manque pas de tomber si leur discours n’est pas conforme à celui du diseur de réalité. Celui-ci ne rejette pas moins de processus pulsionnels jugés par lui déviants, superficiels, non pertinents, accessoires, contingents, donc ne détruit pas moins de données (ne serait-ce que par omission), que ne le fait le politique jacobin quand il repousse comme conspiration, trahison, complot ou du moins irresponsabilité tout ce qui dans les informations qui lui parviennent pourrait le contraindre à modifier ce qu’il dit être la réalité.
Il faut donc se demander ce qui se désire, ce qu’il en est du désir, non seulement dans la politique, mais dans l’étude historique, celle-ci étant en continuité avec celle-là. S’il est vrai que tout l’intérêt de cette fin de siècle se porte forcement vers une politique libre de tout pouvoir, on serait bien inspiré de tenter d’esquisser quelques traits d’une histoire libidinale, et bien heureux d’y parvenir.
Jean-François Lyotard
Rudiments païens / 1975-1978 / 2012
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William Klein
Grands soirs et petits matins / 1968 / 1978




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