Le Corps du danseur / José Gil

Tout le monde connaît les traits généraux de la chorégraphie de Cunningham : le refus des formes expressives, la décentration de l’espace scénique, l’indépendance de la musique et des mouvements, l’introduction du hasard dans la chorégraphie etc. Tous ces traits obéissent à une même logique dont le principe est de rendre possible le mouvement par soi, sans références extérieures. Il s’agissait, pour Cunningham, d’en finir avec le mimétisme des gestes dansés : mimétisme des « figures », mimétisme de l’espace scénique qui reproduisait l’espace extérieur, et jusqu’à une sorte de mimétisme de l’intérieur, puisque le corps était censé traduire les émotions d’un sujet ou d’un groupe.
Ces trois aspects en conditionnaient d’autres, par exemple l’ouverture de l’espace. Comme écrit Cunningham : « En pensant la scène selon l’image de la perspective de la Renaissance qu’il conservait, le ballet classique gardait une forme linéaire de l’espace. Prenant ses racines dans l’expressionnisme allemand et dans les sentiments personnels de plusieurs pionniers américains, la danse moderne américaine a brisé l’espace en plusieurs morceaux, ou souvent, simplement dans des collines statiques divisant la scène, sans aucun rapport en fait avec l’espace plus vaste de l’aire scénique, obtenant simplement les formes qui, par leur lien dans le temps, donnaient une figure. Certaines conceptions de l’espace venant de la danse allemande ouvraient l’espace, laissant un sentiment momentané de connexion avec lui, mais trop souvent l’espace n’était pas suffisamment visible, parce que l’action physique était toute en légèreté, comme une atmosphère sans terre, ou un ciel sans enfer. »
Bref, on peut réunir sous trois principes les traits communs au ballet et à la danse moderne (de Loïe Fuller et Isadora Duncan à Martha Graham) dont Cunningham cherche à se débarrasser : un principe d’expression, qui veut que les mouvements soient l’expression d’émotions ; un principe de légèreté qui, même lorsqu’il n’oriente pas les séquences de mouvement vers le haut, nie le poids du corps ; et, un principe d’organisation qui fait du corps du danseur, ou du groupe de danseurs, un tout organique dont les mouvements convergent vers une fin.
Ces trois principes sont liés. Par exemple, Pour Martha Graham, dans Embattled Garden, chorégraphie de 1958, les mouvements dansés cherchaient à reproduire les « interconnexions d’émotions telles que la sexualité, l’angoisse, la tension et l’intensité de l’expérience émotionnelle en générale, en traçant un lien entre le centre du corps et sa périphérie, et entre la région pelvienne et le reste du torse ». L’organicité du corps est donc au service de l’expression des sentiments dont la qualité et la sublimité conditionnent l’orientation des gestes vers le haut, le ciel pur. Par ailleurs, la représentation de l’extérieur se rapportait à des situations et des comportements où le corps se trouvait engagé, le tout souvent décrit dans une construction narrative.
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On sait comment Cunningham combat ces trois principes. Disons qu’il déploie deux armes essentielles : l’introduction du hasard dans la chorégraphie, et la décomposition des séquences « organiques » des mouvements, en démultipliant les articulations traditionnelles.
Les effets de l’adoption du hasard comme méthode chorégraphique vont dans toutes les directions : cessant d’être finalisé, le mouvement ne part plus d’un centre intentionnel, c’est-à-dire d’un sujet qui a des sentiments personnels et qui veut les exprimer d’une certaine manière. En fait, c’est la notion même de sujet (ou de « corps-sujet ») qui tend à disparaître.
Une deuxième conséquence se manifeste dans les rapports musique-chorégraphie. Le hasard rend impossible la connexion entre les deux, traditionnellement unies, la musique offrant les « indications » qui permettaient aux danseurs de se repérer dans tout changement d’espace, de rythme ou de connexion avec les mouvements des autres danseurs. Si désormais c’est le hasard qui commande ces changements des séquences dansées, plus de rapport avec la musique. Cunningham est allé si loin dans l’importance accordée au hasard, qu’il arrivait que les danseurs ne prissent connaissance de la partition musicale que le jour de la première. On en devine les effets : la musique et la danse constituaient des séries divergentes qui ne se rejoignaient qu’à certains « points structurels ». Entre la musique et la danse aucun rapport ne s’établissait. Cunningham commente : « C’est, essentiellement, un non-rapport (a non-relationship)« . Avec ce terme deleuzien, on voit comment la chorégraphie cunninghammienne se rapproche de la théorie des séries de Deleuze.
Une troisième conséquence de l’introduction du hasard nous intéresse particulièrement : la cassure qu’elle opère dans le cadre (ou le code) traditionnel des possibilités du corps, l’ouverture donc à d’autres mouvements possibles non encore explorés. Ce qui implique une autre cassure : celle des « modèles » de coordination des mouvements. Et ces modèles supposaient toujours (dans le ballet comme chez Doris Humphrey) une image organique du corps comme une totalité finalisée. « C’était sans doute une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à utiliser les méthodes du hasard dans ma chorégraphie, afin de briser tous les modèles (patterns) personnels de coordinations physiques mémorisés », dit Cunningham.
Ce dernier aspect rejoint l’autre procédé employé systématiquement par Cunningham pour défaire l’organicité du corps : la multiplication des articulations des mouvements, si bien que les séquences cessent de se coordonner organiquement les unes aux autres, gagnant une sorte d’autonomie qui vient de l’autonomie même des « parties du corps ». C’est la relation tout-parties qui se trouve disloquée.
La technique Cunningham offre le maximum d’autonomie aux parties du corps, permettant que des séries de mouvements déconnectés se déclenchent et se déroulent en même temps dans le même corps. Par exemple, Cunningham écrit : « Cela comprend le problème de l’équilibre du corps, et le maintien d’une partie contre l’autre. Si l’on utilise à chaque fois le torse comme centre de l’équilibre et comme axe verticale, alors la question de l’équilibre sera toujours rapportée à cette partie centrale, les bras et les jambes s’équilibrant mutuellement de chaque côté de plusieurs façons, et se mouvant les uns en opposition aux autres. Si l’on utilise le torse lui-même comme force mouvante, permettant à la colonne de devenir la force de motivation dans un changement visuel de l’équilibre, le probème sera de sentir combien loin le changement de l’équilibre peut aller dans une direction quelconque, et dans une combinaison quelconque de temps, et de se mouvoir alors instantanément vers une autre direction quelconque et dans une autre combinaison de temps quelconque, sans avoir à briser le flux du mouvement en s’accrochant au poids, soit grâce à un changement réel du mouvement, soit grâce à un arrêt dans le temps, soit grâce à d’autres moyens« .
Si le centre de l’équilibre n’est plus le torse ou la colonne en tant qu’axe vertical statique, mais la colonne en mouvement autonome, il est alors possible de désarticuler les mouvements les uns des autres, puisqu’ils n’ont plus à se reporter à une partie fixe du corps, mais à une partie elle-même mobile. ce n’est donc plus par rapport à une seule partie et à une seule position de cette partie que les membres auront à se positionner pour obtenir l’équilibre, mais à de multiples parties puisqu’on décompose le mouvement dans des multiplicités. Dès lors, c’est à de nombreux axes mobiles et plastiques que les autres parties du corps auront à faire : les mouvements des bras et des jambes anticiperont l’équilibre à venir, tout en équilibrant le corps en ce moment-ci. C’est un équilibre paradoxal (ou métastable comme le nommerait Deleuze, d’après Simondon), qui suppose tension et mouvement, et, surtout, une sorte de décomposition du tout du corps dans ses parties. Les configurations des bras et des jambes d’un côté et de l’autre du corps se brisent, les mouvements des membres se déconnectent pour réussir l’équilibre mobile, non statique, faisant chevaucher au même instant de multiples positions dans l’espace. devant varier non-organiquement, les mouvements atteignent un maximum de déformations et d’asymétries comme si de multiples corps coexistaient dans un seul corps. Voici que la démultiplication des articulations permet d’instaurer, au même instant, des séries divergentes de mouvements : celle des gestes déconnectés d’autres gestes dans un même corps ; celle que forme chaque corps d’un danseur par rapport à un autre corps ; celles de la musique et des gestes dansés, individuels ou de groupe.
Il reste à déterminer ce qui déclenche les séries de gestes, puisque Cunningham a refusé tout référent, c’est-à-dire toute motivation (sentiments ou représentations) du mouvement autre que le mouvement lui-même. Mais comment le mouvement peut-il, par lui seul, susciter du mouvement ?
La difficulté majeure rencontrée par Cunningham peut se formuler ainsi : en faisant une critique radicale des langages chorégraphiques traditionnels, refusant tout référent étranger au mouvement lui-même, comment a-t-il pu transformer ce qui restait de sa critique sur le plan du mouvement, en unités d’un nouveau langage?
Mais la notion même de critique, dans ce domaine, prête à discussion. Car tout se passe au niveau pratique des gestes dansés : or, il n’y a pas de mouvements qui signifient la négation (d’autres mouvements). Il n’y a pas de « mouvement négatifs », si l’on peut dire – tout est affirmatif, positif, dans la plénitude de sa présence de mouvement dansé. Comment donc refuser, nier les langages chorégraphiques traditionnels ? Je veux dire : même lorsqu’on invente des séquences parodiques ou satiriques (du ballet classique, par exemple, comme chez tant de chorégraphes), le mouvement n’agit comme « négateur » qu’en devenant signe, qu’en se redoublant pour se situer à un niveau sémiotique. En lui-même, dans son développement kinésique et musculaire, il reste purement affirmatif. Un mouvement négatif et négateur serait un mouvement qui s’entraverait en tant que tel.
Mais pourquoi fallait-il les nier ? Pourquoi ne suffirait-il pas de s’en débarrasser, tout simplement ? D’ailleurs, n’est-ce pas ce que Cunningham a fait ?
La question est là : si Cunningham invente un nouveau langage sans référent, il ne peut que résulter de la négation des langages à référent, c’est-à-dire de la négation des référents de ces langages. Il s’agissait donc d’une opération qui demeurait sur le plan esthétique, ne se limitant pas au plan kinésique. On peut imaginer du pur mouvement sans aucun sens (référent), mais il sera alors du type acrobatique ou gymnastique (qui renferme encore du sens, dicté par ses fins). Il est plus difficile de concevoir du mouvement pur qui soit en même temps esthétique, c’est-à-dire du mouvement non conditionné par un élément extérieur, et qui pourtant remplisse certains requisits qui en font un objet dit « esthétique », tels que la saturation sémantique, l’infinitude ou la singularité.
(…)
L’unité virtuelle puise dans ce reste de mouvement irreprésentable et toujours là. Voilà qui garantit la « réflexion » ou plutôt, l’opération « méta-infralinguistique » du corps qui conserve le mouvement « pur » tandis que les mouvement sensés et expressifs sont évidés.
Voilà enfin qui suppose que l’empiètement du signe et du contexte, de la conscience et du corps, prépare la construction d’un plan d’immanence ou de consistance des mouvements. C’est l’inhérence de l’agent de la construction (le mouvement) à la matière du plan (le mouvement) qui fait que, plus que tous les autres arts, la danse se donne d’emblée, dans l’action même de danser, son plan d’immanence. Danser, c’est fluer dans l’immanence.
José Gil
le Corps du danseur / 1999
Extraits du texte publié dans Chimères n°37
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1 Réponse à “Le Corps du danseur / José Gil”


  • Bel éclairage fourni sur la déconstruction et construction d’un langage corporel nouveau. Je ne saurai apporter beaucoup d’eau au moulin de bon matin, mais la lecture en était vivifiante.

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