Du cœur même des couilles de ce que les nineties renfermaient de gamètes jaunâtres et mortes dans l’œuf, infertiles à produire ne serait-ce qu’une lueur d’espoir, politique, économique, existentielle ou quoi que ce soit d’autre… sans que le désespoir cependant, cet incapable, ait réussi à le remplacer, on (moi et quelques autres larrons perchés haut par la bibine à l’ombre d’un Christ dont les States s’entêtaient depuis trop longtemps à réaliser la parole ici-bas) s’était fourbus de littérature comme si celle-ci était devenue le moyen le plus sûr d’assurer notre exil – alors même qu’elle était notre royaume – hors de la froide et chieuse réalité d’un monde dont les faits divers et ceux qu’on pense relever de l’histoire universelle, principalement des guerres, constituent la prose.
Le monde que l’on « fuyait » de cette manière était celui que nous martèlent les journaux, la radio et la télévision surtout à l’heure tapante consacrée aux informations que l’on suivait malgré nous d’assez près puisqu’il ne se passe pas un jour, pas plus qu’il n’existe désormais de lieu, où l’on ne nous informe de ce qu’il en est de l’Être depuis douze heures et quelles ont été ses manifestations aux quatre coins du monde. Jusqu’à saturation. Et nausées.
Malgré cela, impassibles à l’Esprit et au Temps, on continua sans relâche à vivre nos romans, comme on dit que la vie continue chaque fois qu’arrive un mort, mêlant notre quotidien le plus cru et notre désœuvrement aux dimensions atemporelles de la fiction – jouant le salut d’Hamlet et la réponse à sa fameuse question aux fléchettes ou bien, nous vivant comme la démultiplication d’Ulysse lors d’un quelconque pub crawl à travers Chicago, guidés dans notre errance par d’autres scénarios que celui qu’on nous aurait soit disant réservé à l’origine de la création en opérant, d’une manière qu’on peut dire compulsive, la transsubstantiation des lettres dont nous subissions l’inspiration dans l’épaisseur de l’immortalité vécue. Et l’incarnation.
Nous rejouer des pans entiers de la littérature mondiale, jusqu’au burlesque, constituait alors notre lubie d’anti-héros fringants et notre passe-temps infini – ça et puis boire -, l’âme et le corps recevant ainsi leurs nourritures en propre, et l’on se retrouvait à vivre comme dans les marges d’un univers peuplé de types idéologiquement assez sûrs d’eux-mêmes pour croire et affirmer que la vie – don de Dieu s’il en est puisqu’il en est soit disant la source – avait un sens, au point qu’en son nom (fusse-t-il le Peuple), on pouvait mener toutes les guerres et faire mourir quelques autres parmi les autres imposteurs alors que nous avions cette certitude plantée bien profond dans le foie la rate et les couilles qu’elle n’est, comme le dit Rimbaud dans Une saison en enfer, que « la farce à mener par tous ».
Nous songions réellement, à digérer nos romans en les portant sur le plan sonore de l’action, à un autre type de guerre que celui qui avait prévalu jusqu’à nous, à une guerre de droit, guidée par des logiques imprévues dont l’alcool serait comme la muse catalytique ou l’inspiration, inépuisable et puérile, et trouvions, dans le mâchouillage nasal et palatal de voyelles et de consonnes qui suit nécessairement le relâchement des muscles de la mâchoire passé un gramme : comme l’avènement d’un patois dérogeant à tous les tambours que font sonner, depuis les confins de l’univers jusqu’aux moindres de nos neurones, les ressorts qui animent depuis toujours la grammaire des États. Guerre sublimement inutile et vaine. Sans effet sur le cours du monde. Et louable par cela.
Dans ces moments d’échappées belles littéraires, passablement arrosées, on se trouvait pour ainsi dire comme en suspension dans l’être, en décalage par rapport à son cours et comme déjà morts à ce qui nous tient par les glandes de l’existence au décorum dans lequel celle-ci sécrète ses flux d’hormones et d’excréments – bande de mélancoliques béatifiés par l’alcool plus ou moins conscients de n’être plus tout à fait au monde. Son indépassable présence n’était plus notre horizon, alors même que nous nous mouvions toujours en lui, mais alors comme dans un immense tombeau peuplé de lettres, vivant le cul entre deux eaux, tiraillés entre deux mondes : la voix des journaux et la voix d’auteurs psalmodiant pour nous d’outre-tombe leurs obsessions, leurs cantiques et leurs enfers personnels comme pour nous les incuber, nous rappelant sans faiblir à cet espace d’indécision où les morts hantent par leurs voix les vivants et les extirpent, un temps du moins, de ce grand charnier continu qu’est le temps va-de-l’avant mon gars et bon vent ducon!… À lire et à mettre en scène nos lectures un verre en main nous rêvions debout en somme, mêlant la nuit salvatrice aux puissances contraignantes du jour, goûtant aux joies inconfortables du Hors-Temps, défiant par-là les horloges, l’enchaînement linéaire et rythmique des secondes qu’elles signalent partout être celui auquel doit obéir toute l’humaine condition. Laborieuse car pécheresse de naissance. Condamnée aux logiques de l’utilitaire et du rendement avec la bénédiction des apôtres et des saints de tout bord.
Notre panthéon bien païen d’auteurs bien morts, dont nous ressentions les mânes nous titiller la plante du cervelet sous le joug des affinités sélectives, les Rimbaud, les Joyce, les Behan, les Kafka, les Beckett, etc., comme d’autres avant nous eurent leur Jean Genet dans la poche, leur Camus qu’ils emportèrent sur les routes d’Amérique et d’ailleurs comme pour le long et vagabond voyage d’une nouvelle génération de débiliteux en gestation, occupaient ainsi notre scène au mépris de celle qu’on nous cuisine inlassablement, par presse interposée – œuvre d’un omniscient tapageur relayée par les faits qui en sont la manifestation – au point que nos références littéraires décidèrent seules pour nous de l’avenir de la création. C’étaient eux, les scribes, les réceptacles innés du Verbe, les interprètes de ce jeu qu’est le monde, c’était, et cela reste, nos apôtres dans le grand combat qu’ils menèrent d’une manière ou d’une autre contre Dieu – et avec lui tous les systèmes aspirant à l’hégémonie – sans jamais l’atteindre totalement. Sa mort est, comme son œuvre, toujours à recommencer.
« […] viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! ».
G. Mar
Décembre 2011
« Sur le Hors-Temps et la résistance par la littérature aux logiques dominantes. Première des NOTES, SANS PARTITION inaugurant une série de textes proposés par G. MAR dont l’ensemble, anarchique et hybride par le ton, se donne pour tentative de parcourir ce qui travaille l’espace littéraire dans une autre lignée que celle annoncée sur les pages de WAITING FOR PADDY’S RETURN, mais hantée par le même auteur. » Lire la suite sur http://d-fiction.fr/
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