« Ramener la guerre sur le front intérieur ». C’est un slogan entendu durant toute la période de la guerre au Vietnam. Une formule gagnante, du moins temporairement dans ce qu’elle exprimait et renforçait la combativité de ceux et celles qui contestaient la guerre. L’idée étant que mouvement anti-guerre devait obliger les États-Unis et les autres pays occidentaux industrialisés à confronter en miroir leurs actions impérialistes à l’étranger (1).
En France, cette idée prend un tour surprenant, la guerre est ramenée sur le front intérieur par le président lui-même.
La propension à descendre dans la rue pour combattre les institutions oppressives fait partie d’une longue tradition politique française. C’est encore le cas, mais par ailleurs la répression de l’État fait aussi partie de cette tradition. L’histoire est ponctuée de révoltes et de révolutions, suivies de l’écrasement sanglant des mouvements populaires. Il faut se souvenir de 1789, de 1830, de 1848, de la Commune de 1871 et de 1936. Sans oublier les opérations militaires de « pacification » génocidaires perpétrées contre les populations en Indochine, en Algérie, au Maroc et à Madagascar, qui ont fait des émules parmi d’autres États impérialistes, les États-Unis en tête.
Dans un pays comme la France, qualifié de « laboratoire politique du monde » par Karl Marx, le gouvernement français actuel met les bouchées doubles pour mettre en place un « État policier » dans lequel les forces de répression ne sont pas seulement centralisées, mais militarisées au sens strict du terme. L’État perfectionne le pouvoir policier en gérant les « perturbations civiles » par la militarisation du contrôle de la population.
Pour ce faire, deux modèles servent à cette démarche. Le premier est le Patriot Act étatsunien qui centralise les agences de « renseignement » sous les auspices du Département de sécurité intérieure et efface toute distinction entre une intervention internationale et et le maintien de l’ordre à l’intérieur du pays. Le second est l’organisation des forces de sécurité nationale en Israël où le principe opérationnel est l’occupation d’un territoire hostile.
En juillet 2010, un pas important a été franchi dans cette démarche de centralisation et de militarisation de la police lorsque l’Assemblée nationale a voté une proposition de loi de Nicolas Sarkozy, donnant au ministre de l’Intérieur le contrôle de la gendarmerie, considérée jusque là comme faisant partie de la défense militaire, bien qu’agissant pour le maintien de l’ordre hors des villes. Depuis 1921, la gendarmerie avait en effet le statut de corps militaire spécial disposant d’une sorte d’autonomie ambigüe. Elle n’était pas impliquée dans le contrôle des foules ou dans des opérations militaires, mais faisait partie de l’institution militaire. La gendarmerie jouissait donc en général d’une relative indépendance vis-à-vis des pressions politiques. Depuis les années 1960, la série de films populaires des gendarmes de St Tropez, avec son interprète-vedette Louis De Funès, a donné à la gendarmerie l’image quelque peu folklorique de force de l’ordre la plus respectée en France.
Cette indépendance est à présent sérieusement compromise. Non seulement Sarkozy a proposé qu’un contingent de gendarmes soit envoyé en Afghanistan, mais l’incorporation de la gendarmerie dans la police implique que la distinction entre le service public et la répression de la population n’existe effectivement plus. Il a également institué un système de quotas — ensemble de règles quantitatives — qui pousse la police à arrêter un nombre croissant de personnes.
Les personnes peuvent être maintenues en détention de 24 à 48 heures sans qu’il y ait d’acte d’accusation formel. La garde à vue permet ainsi à la police d’interroger un suspect sans le moindre contrôle. Autrement dit, en l’absence de tout principe d’habeas corpus, la détention est utilisée pour obtenir des confessions ou pour punir ceux et celles qui font preuve de manque de respect à l’égard de l’autorité policière.
Ces dernières années cette pratique de la garde à vue a atteint de telles proportions que des groupes ont été créés pour agir contre cette dérive. 900 000 personnes ont été détenues en garde à vue, sur une population de 65 millions d’habitants. Chiffres qui ont pratiquement doublé par rapport aux années qui ont précédé l’élection de Sarkozy à la présidence, en 2007. Il est fréquent que la police frappe les personnes qui expriment leur indignation lorsqu’elles sont arrêtées ou incarcérées. Ces victimes de brutalités policières sont alors systématiquement accusées d’avoir résisté violemment et injurié les policiers qui déposent plainte contre elles. Les témoins qui protestent subissent fréquemment le même traitement. Dans ses rapports annuels de 2005 et 2009, Amnesty International conclut « qu’actuellement en France les forces de l’ordre bénéficient d’une totale impunité ».
La connection avec Israël est primordiale dans la stratégie de Sarkozy. Sans qu’il y ait de déclaration officielle, le Canard Enchaîné a rapporté des rumeurs provenant des rangs des forces de la sécurité intérieure française révélant que la police nationale israélienne — la Mishtara forte de 26 000 policiers — servirait de modèle pour le contrôle de la population, avec la fusion des pouvoirs policiers, des activités d’espionnage et des opérations contre le terrorisme.
Déjà en 2005, après l’insurrection de certaines banlieues françaises, des experts israéliens en opérations contre les guérillas urbaines seraient venus en France à la demande des autorités, alors que Sarkozy était ministre de l’Intérieur. En juin 2010, des officiers de l’armée israélienne auraient participé à des combats simulés et il était question que leurs homologues français se rendent en Israël pour « s’entrainer au combat en zones urbaines ».
La technologie israélienne offre une autre dimension de cette collaboration bien qu’on considère qu’actuellement la population française ne soit pas prête à accepter certaines des innovations israéliennes. Par exemple le Shofar (nom hébreu pour une trompette fabriquée en corne de bélier), un « canon à bruit » israélien qui émet des sons comparables à ceux d’un avion de combat volant directement au dessus de votre tête (145 dcb) a été rejeté. Le colonel Didier Quenelle du centre d’entraînement de la gendarmerie de St Astier en Dordogne a expliqué à Hacène Belmissous en Janvier 2010 (2) qu’il avait refusé de tester l’engin. Cependant les nouveaux supérieurs de Quenelle ne l’ont pas exclu. « Nous avons conclu que de nombreux manifestants d’âges différents seraient blessés et que la capacité de nos concitoyens à accepter de tels outils semble problématique » a-t-il été noté dans un rapport officiel. Néanmoins, il a été demandé qu’il soit testé et les « balles en caoutchouc » ont été acceptées.
Pourquoi le gouvernement français se prépare t-il à des opérations de combat dans les villes ? En raison des phobies et de l’activisme de Nicolas Sarkozy ? De l’instabilité structurelle de l’économie française et des explosions sociales attendues, après la Grèce, l’Irlande, l’Angleterre… ?
Nicolas Sarkozy a été nommé ministre de l’Intérieur en 2002 et est depuis responsable du maintien de l’ordre. Depuis, la brutalité policière s’est accrue. Il n’est donc pas surprenant que les problèmes de « sécurité » tiennent une place majeure dans sa politique. Ignorant toute critique sur sa responsabilité de la hausse de l’insécurité, il ne cesse d’affirmer que les crimes sont en hausse et que les peines doivent être plus sévères. Quant à son interprétation des protestations à l’encontre des actions policières, il les juge comme irresponsables, au mieux, ou faisant partie de l’insécurité grandissante.
Brève chronique de quelques exploits de Sarkozy
Le 26 Octobre 2005, toujours ministre de l’Intérieur mais déjà en campagne pour l’élection présidentielle, Sarkozy se rend en visite surprise à Argenteuil, dans un commissariat de police. Objectif : montrer son soutien inconditionnel à la police. Harcelé par 200 jeunes habitants, mais protégés par les CRS, il déclare devant des caméras omniprésentes qu’il se débarrassera de la « racaille ». Le terme de racaille s’appliquant évidemment aux jeunes de banlieues à forte concentration de travailleurs immigrés et de leurs enfants.
Le lendemain, à Clichy sous Bois, deux adolescents sont électrocutés en tentant de se dissimuler de la police dans un transformateur électrique. Les policiers prétendirent alors faire une enquête sur des vols, mais n’avoir aucune responsabilité dans la poursuite des adolescents, affirmation contredite par des témoins dont les témoignages furent confirmés par la suite. Les adolescents, qui jouaient au foot, se sont enfuis à l’arrivée des policiers en raison de la peur généralisée de la police et, notamment, des interrogatoires fréquents dont sont victimes les jeunes du quartier. Durant six jours d’émeute, l’affrontement de la police et des habitants fut continuel.
Trois nuits d’émeutes suivent l’élection présidentielle du 6 Mai 2007.
Le 25 novembre 2007, des émeutes éclatent à Villiers le Bel, dans le nord de Paris, après la mort de deux jeunes en mobylette poursuivis et percutés par une voiture de police. Deux nuits de combat entre la police et les jeunes. Il est ensuite prouvé que la police avait menti sur la vitesse de leur véhicule. Environ 100 policiers et pompiers furent blessés après avoir essuyé des tirs provenant des immeubles du quartier. En réponse à ces évènements, le 18 Février 2008, 33 personnes sont arrêtées à l’aube par 1100 policiers de différentes brigades. Les conséquences du raid sont emblématiques en matière de justice. En Juillet 2010, trois des 33 jeunes arrêtés sont condamnés à 3 et 5 ans de prison ferme sur la base du témoignage d’un-e informateur/trice ayant reçu une prime pour sa dénonciation.
Il faut mentionner un paradoxe. Sarkozy a été élu par 54 % des votant-es lors de l’élection de Mai 2007. Et de nombreuses personnes ont voté pour lui en banlieue, croyant que Sarkozy prendrait des mesures pour sécuriser leur quartier. Ce fut le contraire, il est en réalité largement responsable de cette violence et a besoin d’invoquer l’insécurité pour justifier sa politique de la répression et de la régression. Si Sarkozy a perdu de sa popularité auprès de cet électorat, il néanmoins la majorité absolue à l’Assemblée nationale où les lois et les politiques qu’il propose sont approuvées et votées sans discussion.
Pourtant même avant les élections Sarkozy était généralement impopulaire. Après cinq années au ministère de l’Intérieur comme premier flic de France, la plupart des habitants des quartiers pauvres avaient déjà compris. Les 35 % qui ont voté pour lui dans ces quartiers ont certainement contribué à le propulser au sommet de l’État et à être élu. Mais les autres l’excècrent au point que Sarkozy évite se rendre dans ces quartiers par crainte de provoquer des émeutes.
Ceci est maintenant vrai partout en France. Là où se rend Sarkozy, quartier pauvre ou pas, l’endroit qu’il visite est bouclé et inaccessible à la population. Quand la présence d’une foule est nécessaire, des sympathisant-es et des membres de l’UMP sont recruté-es et reçoivent des « invitations » pour franchir les barrages de police ! Les autres, considérés à juste titre comme de potentiels protestataires, sont relégués loin derrière les barrages de police. Matraques et gaz lacrymogènes sont utilisés s’il y a des tentatives pour franchir les barrages.
Les manifestations contre la réforme des retraites en octobre et novembre 2010 ont fourni des preuves supplémentaires de la militarisation du contrôle de la population urbaine. À Lyon, deuxième plus grande ville du pays, on a assisté à des scènes de guérillas urbaines entre des robocops et des adolescents des banlieues venus en découdre avec la police. On estime de 1300 à 1800 le nombre de jeunes, sans distinction de genres, venus rejoindre les dizaines de milliers de manifestant-es protestant contre les réformes. Il semble que le gouvernement ait délibérément provoqué ce genre d’affrontements pour renforcer son contrôle militaire de la population.
À certains moments pendant les manifestations, la police a complètement encerclé la place centrale de Lyon — la Place Bellecour — interdisant aux manifestant-es d’en sortir (3). La technique de boucler des zones est aussi utilisée à Paris et dans d’autres villes à la fin des manifestations. Parfois des personnes bloquées essaient de se réfugier dans les stations de métro et se retrouvent nez à nez avec des CRS qui les y attendent.
La nuit du 24 juin 2010 Sarkozy a fait une visite nocturne surprise dans la ville de St Denis, accompagné de caméras TV. Un jeune noir de 21 ans l’a vu et l’a immédiatement interpellé : « va te faire enculer connard, ici c’est chez moi ! » Les gardes du corps lui ont immédiatement sauté dessus, lui cassant le nez et l’ont arrêté. Le caméraman d’une chaîne de TV publique a également été frappé alors qu’il tentait de filmer la scène.
Il est possible que Sarkozy n’ait pas été mécontent de cet incident. L’insulte du jeune homme noir ayant un nom arabe — comme cela a été révélé par la suite — peut être brandie par Sarkozy comme une preuve supplémentaire que les jeunes habitants des « ghettos » ethniques sont culturellement — si ce n’est « racialement » — des barbares n’ayant aucun respect pour les institutions et leurs représentants. De plus, le jeune homme a publiquement affirmé que son quartier était hors d’atteinte du président français. Aubaine pour Sarkozy qui justifie ainsi sa croisade pour occuper un territoire et créer l’illusion de pacifier la populace.
Et c’est là le point central. Sarkozy et son gouvernement reconceptualisent le territoire de la France en zones occupées et non occupées. Comme d’autres chefs d’État, il a besoin d’une guerre permanente contre un ennemi mal défini mais stigmatisé pour justifier son autorité. Il est significatif que des planificateurs militaires soient actuellement en phase de réévaluer le rôle de l’armée française dans la « Bataille d’Alger » de la fin des années 1950. Longtemps considérée comme un modèle par Israël pour les territoires occupés palestiniens et par les États-Unis en Irak, les leçons de l’occupation meurtrière de la casbah d’Alger sont actuellement considérées positivement par les stratèges pour la France.
Pourquoi et quel est réellement le problème dans les banlieues françaises ? D’après des chiffres publiés en décembre 2010, 43 % de jeunes hommes et 37 % de jeunes femmes vivant dans ces banlieues sont sans emploi. Chiffres qui reflètent le manque de perspectives futures pour toute une population de jeunes de ces banlieues, population stigmatisée, désignée à la vindicte comme « fauteurs de troubles » et utilisée par Sarkozy et ses sbires de bouc émissaire.
En 2002, Sarkozy a mis fin à la présence d’une police de proximité dans les banlieues, dont l’objectif avancé par le gouvernement précédent était d’intégrer les forces de police dans le tissu local et de réduire ainsi les tensions. À l’encontre de cette stratégie, Sarkozy a préféré les « incursions » militaires punitives dans les banlieues ghettoïsées. Vu le résultat, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi.
Larry Portis
l’Etat français se prépare à une lutte de classe / 2010
Publié dans Divergences
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De quoi Sarkozy est-il le nom ? / Alain Badiou
A voir et écouter : Badiou / Brossat
1 Cet article est paru dans la revue étatsunienne Counterpunch le 21 décembre 2010.
2 Cité dans le livre de Belmissous, Opérations Banlieues, 2010
3 Place Bellecour, « zone de guerre » ? in le Monde
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